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Un combat d’arrière-garde : la défense de la monarchie aristocratique chez Guillaume de La Foy (1789)
Par Gilduin Davy
Publication en ligne le 25 juillet 2019
Table des matières
Texte intégral
1Aux premiers mois de l’année 1789 paraît l’ouvrage intitulé De la constitution du duché ou État souverain de Normandie1. Son auteur, Guillaume de La Foy, est avocat au Parlement de Rouen2. Proche du milieu académique, il met ses connaissances de l’histoire provinciale au service du débat public et de la réforme de l’État à l’aune du contexte pré-révolutionnaire3. Plus particulièrement, il prétend édifier un long plaidoyer pour la défense d’un gouvernement « monarchico-aristocratique ».
2Pour ce faire, La Foy adopte une méthode principalement axée sur une linéarité qu’il affirme étayée « tant par les faits avérés que par les inductions historiques et par le raisonnement ». L’argument ne doit cependant pas induire en erreur tant le De la constitution du duché se révèle comme une recomposition de l’histoire institutionnelle de la Normandie. La méthode employée cède donc plus souvent à la reconstitution d’un passé hypothétique qu’à une exploitation objective des sources4. Largement perméable aux passions de la fin du XVIIIe siècle, la démarche de l’avocat est certes critiquable mais indispensable à réaliser un désir de réinterpréter l’histoire par un renoncement à des positions traditionnellement admises par les historiens du duché. Son souhait semble alors moins celui d’embrasser l’histoire juridique normande dans sa globalité que d’insister sur le terminus a quo d’un processus constitutionnel et d’en jauger les évolutions à travers les siècles afin de conclure à sa permanence. L’objet premier de l’ouvrage est ainsi d’inscrire le moment instituant de la Normandie dans un acte initial dont il fixe – étrangement – la conclusion autour de l’année 902, et d’en envisager la portée. Cet acte initial, véritable pacte constitutif, a vocation à fonder un gouvernement original, appuyé tant sur un équilibre de puissances – une séparation des pouvoirs – que sur un contrat social5, deux notions dont on connaît la prégnance dans la littérature politique et juridique du XVIIIe siècle.
3Par cette réécriture historique, l’avocat entend, primo, justifier les droits du duché normand à se prétendre un État souverain et, secundo, reposer les bases des rapports originels entre la noblesse et le pouvoir central. Dès lors, offrant à cette constitution de l’État normand son indisponibilité, à tout le moins son immémorialité, Guillaume de La Foy espère revenir sur les errements du despotisme ministériel et conserver à l’aristocratie de Normandie l’essentiel de ses droits et privilèges, sinon la densité politique dont elle aurait été revêtue à l’origine. C’est là un discours empreint de provincialisme qui n’est, selon toute apparence, guère original pour l’époque. Toutefois, La Foy ne circonscrit pas la portée de son propos aux frontières de l’ancien duché : dans la perspective du débat sur les procédures de vote aux états généraux devant s’ouvrir au printemps 1789, il tente d’argumenter, par la mise en lumière de l’exemplum normand, son refus de voir modifier les règles traditionnelles de cette assemblée « nationale ». Il trouve ainsi dans la constitution normande les principales maximes de l’État et propose de les raviver pour mener à bien la réforme de ce dernier.
4En d’autres termes, le modèle constitutionnel normand doit permettre de prémunir le royaume des dérives du despotisme, de barrer la route aux ambitions « républicanisantes », tout en défendant l’idée d’une monarchie essentiellement tempérée par l’aristocratie.
La constitution primitive du duché normand
5Guillaume de La Foy ne fait pas grand cas du Traité de Saint-Clair-sur-Epte par lequel (est-il utile de le rappeler…) le roi Charles le Simple céda en 911 au Viking Rollon une part de l’ancien regnum de Neustrie. Contrairement à la plupart des historiens normands qui, encore dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, insistent sur ce moment clé de la fondation du duché, l’avocat se contente d’allusions rapides, se bornant à écrire que « Raoul et ses compagnons étaient depuis longtemps possesseurs et propriétaires de la Neustrie à droit de conquête. Le traité de Saint-Clair-sur-Epte, précise-t-il, n’y ajoutait rien. Il assurait seulement la paix aux deux nations. » En revanche, La Foy fait précéder ce célèbre traité d’un second pacte, proprement normand celui-là, et bien plus essentiel dans le récit de la fondation du duché car il en est, d’une certaine manière, le véritable acte instituant. « Dans un pays conquis, lit-on en effet dans le De la constitution du duché, les vainqueurs qui s’y fixent et qui le partagent sont les vrais fondateurs de l’État et du gouvernement. »6
6Une cascade de remarques peut découler de ce passage. Rappeler d’emblée que, pour l’avocat, la naissance de l’État normand ne doit rien à d’autres qu’aux Normands eux-mêmes paraîtra une évidence. Cette perspective lui permet d’avancer l’idée d’une Normandie originellement et primordialement libre7, et d’étayer ainsi l’indépendance du duché à la couronne pour jeter les bases de la souveraineté de l’État normand. Là n’est cependant pas l’essentiel. Avant tout, il semble que pour La Foy, comme jadis pour Boulainvilliers et quelques autres8, le droit de conquête emporte un principe d’égalité au sein de la société conquérante9. « Quand on voudrait partir [du Traité de Saint-Clair-sur-Epte] pour dire que Charles le Simple donna à Raoul [la Normandie], écrit-il en effet, on n’en pourrait conclure qu’il l’eut pour lui seul » ; « car, poursuit-il, quoiqu’il fut le commandant de ces hommes belliqueux, et le premier, sans doute, ils le regardaient comme leur pair, leur égal, et il l’était. » Sur la base d’une lecture (peut-être de seconde main) des sources médiévales, notamment des récits de Dudon de Saint-Quentin et de Guillaume de Jumièges10, La Foy ramène le duc normand à un rang de primus inter pares et appuie les prétentions de la caste militaire à se définir comme une société d’égaux. « Cette égalité de puissance, ajoute-t-il, dut après le traité de paix, déterminer un partage nécessaire du gouvernement et des terres du nouvel État entre [le duc] et ses compagnons. » Guillaume de La Foy intègre donc à son récit de la fondation de l’État normand certains principes de la pensée nobiliaire du XVIIIe siècle qui opposent l’égalité primitive des rois et de la noblesse à la tyrannie de l’usurpation monarchique11. À l’opposé de David Hoüard qui voit dans le précédent des premiers ducs normands un exemple de domination absolue12, La Foy rappelle un axiome identitaire reposant essentiellement sur la valeur guerrière. Il limite donc la marque distinctive de la primo-nation normande, détentrice de droits politiques, à la seule vertu aristocratique, le tribut des conquérants étant le droit exclusif à se considérer comme un corps légal, « le corps légal de la nation », détenteur du droit de s’assembler, de voter, de délibérer13. De ce droit de la noblesse à se regarder comme le premier corps constitué – les deux autres ordres demeurant pour l’heure évincés de cette représentation initiale14 – Guillaume de La Foy fait découler l’acte fondateur de l’État de Normandie.
7Forcément (cette seconde remarque découlant de la première), l’utilisation de la théorie du droit de conquête permet à l’avocat de modeler le contour de la représentation initiale de la nation normande. Elle lui permet surtout de restituer le processus constitutionnel inhérent à la première Normandie. Lors d’une assemblée composée des Normands en armes, écrit-il, fut en effet fixée la constitution du nouvel État15. Il ajoute même comme une évidence : « On ne peut nier l’existence de cette première assemblée de la nation où tout fut ainsi premièrement consenti, ordonné. »16 Insister sur le fait que La Foy confère à cette assemblée le pouvoir constituant serait une gageure. Il convient plutôt de constater que cette expression initiale du consentement de la nation normande, même ramenée pour l’heure à la seule aristocratie, prétend prendre appui sur la réalité historique puisque l’avocat n’hésite pas à faire de ce conseil national l’ancêtre des états provinciaux17. Et La Foy d’expliquer que, dès son origine, ce conseil a été revêtu d’une qualité essentielle de permanence18, n’ayant nullement besoin de l’autorisation du duc pour s’assembler. « Cette permission, croit-il bon de préciser, ne pouvait convenir aux mœurs héroïques de ces temps là. » Il poursuit : « En vain le prince aurait-il voulu arrêter l’effet des délibérations prises en son absence ou sans son ordre : la noblesse tenait en sa main le pouvoir militaire, par lequel la prérogative du chef était constamment réfrénée : il aurait donc fallu courir aux armes pour vider ce grand différend. » Voilà donc le pouvoir ducal borné par le gage le plus certain du respect des libertés de la nation normande : l’existence d’une institution permanente où s’incarne la représentation nationale. On pressent dès lors que, contrairement à nombre de ses contemporains, l’auteur ne s’embarrasse pas de faire de Rollon la clé de voûte de la constitution primitive du duché19.
8Le gouvernement des guerriers qui s’établirent en Normandie sous Rollon, écrit donc Guillaume de La Foy, « avait été mêlé de monarchie et d’aristocratie. »20 Travestissant volontairement un postulat hypothétique en une évidence historique, Guillaume de La Foy se réserve toute latitude pour esquisser les contours de l’institution ducale. « Rollon, écrit-il alors, ne se regardait que comme le protecteur et le défenseur de la propriété de ses sujets », statut qui n’a pu lui être conféré que par l’acte institutif du gouvernement21. Occultant toute autre origine que nationale au pouvoir ducal, l’avocat place le duc de Normandie dans une position très nettement en deçà de celle que l’historiographie lui attribue communément22. Tirant conséquence d’une liberté originelle que ses lectures de Montesquieu ou de Hume ont pue lui inspirer, il rejette l’idée qu’aucun Normand pût être gouverné sans son aveu par la volonté absolue d’un autre23, et il écrit qu’un peuple brave devait connaître ses chefs pour les estimer et les élire24. Persévérant dans cet argumentaire caractérologique, il nie que les membres d’un peuple d’égaux, « jaloux surtout de leur liberté et de leurs droits, aient dit à l’un d’entre eux : sois despote et nous serons esclaves. » Vraisemblablement, pour La Foy, comme d’ailleurs pour les auteurs des Maximes du droit public français25, la nation est source de tous les pouvoirs et l’exercice de ceux-ci n’appartient au prince qu’en vertu d’un mandat.
9Cette approche de l’institution ducale interdit de voir dans le gouvernement primitif de la Normandie un archétype de centralisation des pouvoirs à laquelle l’avocat est opposé. « Le duc eut (…) la puissance exécutive : mais la puissance législative demeura à l’assemblée des états », écrit-il en effet26. Certes, Guillaume de La Foy use abondement d’une dichotomie distributive inspirée de Locke puis de Montesquieu. Avec la réserve, cependant, que l’avocat normand se montre plus précis que le baron de la Brède à situer au début du Xe siècle la réapparition d’une forme réputée parfaite de gouvernement27. Toujours campé sur une caractérologie quasi-mythique, l’auteur s’interroge en effet : comment de si fiers guerriers eussent souffert que Rollon établit un gouvernement à son gré, qu’il fit des lois seul et sans leur consentement et qu’il usurpât la législation28 ? Et de répondre : « On doit tenir comme une vérité certaine (qui est puisée dans les mœurs antiques et qui reparaîtra bientôt avec éclat) que Rollon ne fut point investi du pouvoir législatif, parce que la première assemblée ne l’en a pas investi. »29 En conséquence, le De la constitution du duché rejette tout un lieu commun historiographique qui s’attachait jusqu’alors à voir dans le premier duc le principal fondateur de l’État et, partant, le législateur duquel découlait la constitution primitive du duché. Au mythe de la constitution personnifiée, Guillaume de La Foy substitue celui d’une norme originelle prise comme l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire de la volonté de la nation exprimée au sein du conseil national. « Seule la volonté générale est loi », va-t-il jusqu’à écrire30 ! Cette volonté, malgré ce qu’a pu avancer Rousseau (qu’il cite par ailleurs), n’a donc pas forcément besoin d’être précédée d’un législateur mythique31. Elle s’exprime immédiatement au sein de l’assemblée normande à laquelle Guillaume de La Foy n’hésite pas à donner le nom de « corps législatif ».
10Respectant la trinité fonctionnelle qu’il puise chez Montesquieu, l’avocat s’attache enfin à distinguer le pouvoir judiciaire, qu’il considère comme une puissance « prétendument régalienne ». « L’administration de la justice, écrit-il en effet, était un droit de tous, et non pas le droit du duc seulement en vertu de sa prérogative. »32 « La justice, ajoute-t-il, appartenait à la nation normande qui se la réserva lors du partage des terres et lors de la première institution du gouvernement de Rollon. » Certes, il souligne l’origine populaire de ce qu’il appelle le « droit juridique » et il voit dans son exercice la plus forte preuve du droit primitif de la nation33. Mais il prend soin de préciser que ce droit demeurait aux comtes qui l’avaient reçu, au jour du partage initial, consécutivement à l’attribution de leurs terres. Une fois conquise en effet, la Neustrie n’a pu qu’être répartie entre ses conquérants en fonds allodiaires, dégagés de toutes les contraintes de la féodalité, laquelle n’apparaît de toutes façons que tardivement en Normandie34. C’est donc sur la possession libre des terres que La Foy fonde la reconnaissance des droits politiques de la nation. Ainsi, ajoute-t-il, la justice « suivait leurs alleux comme l’ombre suit le corps ». Dès lors, le pouvoir judiciaire reste tenu par la noblesse. Cette approche n’a pas seulement pour but de renforcer le poids de l’aristocratie qui, détenant entre ses mains la justice, détient aussi le législatif par le biais de l’assemblée de la nation dont elle constitue à ses débuts l’élément exclusif. Elle a aussi pour fonction d’offrir à la monarchie aristocratique normande une base théorique radicalement distincte de celle sur laquelle s’appuie, depuis le XVIe siècle, la monarchie absolue. Le pouvoir judiciaire, écrit en effet Guillaume de La Foy, pris comme une portion nécessaire et indivisible de leurs prérogatives, « dut paraître beaucoup plus important chez les premiers Normands, que celui de la législation »35. En insistant sur cette préséance historique du judiciaire sur le législatif, l’avocat bouscule la perspective bodinienne du pouvoir souverain. Il renoue avec une vision réactionnaire et médiévale de l’État et s’oppose à une conception moderne de celui-ci dans laquelle prédomine la volonté du roi. Somme toute, il entreprend une véritable reformatio de l’État monarchique36.
11De là, il conforte la place d’une noblesse justicière, gardienne des lois et protectrice de la monarchie et il annonce l’importance qu’il entend concéder à l’ancien Échiquier de Normandie. « C’est en effet de la nécessité d’un nouvel État, écrit Guillaume de La Foy, que d’avoir une cour suprême nationale. » S’il fait remonter la naissance de l’Échiquier à l’institution primitive du gouvernement, l’avocat est cependant loin d’en attribuer la création à Rollon. « La cour du duc, écrit-il en effet, était autre et différente des cours judiciaires nationales et il faut se garder de les confondre. » En d’autres termes, l’Échiquier n’est pas un tribunal ducal mais le tribunal de la nation37. Aussi, lorsqu’en 1204 la conquête capétienne fait disparaître la curia ducis, la survie de ce tribunal national, parfois confondu avec l’assemblée des états38, ne doit faire aucun doute.
Vers une modélisation de la constitution normande
12Fatalement, le postulat envisagé par La Foy sur la pérennité de la constitution normande se heurte à la réalité historique, notamment à ce que l’on sait de la célèbre commise de 1204. Il est en effet avéré que la survie des us et coutumes de Normandie, comme celle de l’Échiquier normand, a répondu à un impératif de bonne politique et, surtout, au souhait de Philippe-Auguste de se ménager les élites normandes ayant abandonné le parti de Jean-sans-Terre39. Cela rend donc vain la perspective du maintien d’une souveraineté proprement normande au lendemain de la confiscation du duché. Conscient que cette réalité des faits peut faire naître une impasse dans son récit, l’avocat offre une interprétation originale des événements du début du XIIIe siècle ; interprétation sensée conditionner, jusqu’à l’orée de l’époque moderne, les rapports du duché à la couronne de France, permettant ainsi une modélisation de la constitution normande.
13L’approche élective, et forcément limitative, du pouvoir ducal que Guillaume de La Foy a pris soin de présenter est principalement illustrée par l’énumération des serments réitérés par tous les tenants de la dynastie rollonide de respecter le contenu du ministère qui leur a été confié par la primo-nation normande. S’inspirant, peut-être, des parlementaires rouennais qui en 1771 faisaient remonter l’origine de la promesse du sacre royal à un « contrat naturel et tacite » passé avec la nation40, Guillaume de La Foy insiste donc à rappeler que les successeurs de Rollon se sont engagés à maintenir les lois arrêtées par l’assemblée nationale, les droits et les privilèges, la paix, à rendre une bonne justice, à garder les immunités de l’Église41. À n’en pas douter, ces engagements sont la réitération de règne en règne de l’acte constitutif du duché. Cette perspective permet ainsi à La Foy de contourner l’écueil de l’année 1204. S’il ne pousse pas la logique contractuelle aussi loin que peut le faire, par exemple, l’auteur du fameux Manifeste aux Normands42, il n’en inscrit pas moins ces engagements dans la continuité du pacte primitif ayant institué la monarchie aristocratique43. « La nation normande, écrit-il en effet, voulut bien donner à Philippe [-Auguste] la préférence sur Jean-sans-Terre, qui s’était rendu indigne d’être son chef : elle ne voulut pas qu’aucun changement s’introduisit dans ses coutumes. » Sans nier la conquête militaire du duché par le roi de France, La Foy subordonne donc la soumission des Normands au retrait par eux-mêmes du mandat initialement confié à Rollon et ses descendants jusqu’au début du XIIIe siècle. Pour ainsi dire, au cours de l’été 1204, la nation normande n’a fait qu’exercer son droit à l’autodétermination en remplaçant le détenteur historique du pouvoir exécutif par un autre. De fait, elle est parvenue à sauvegarder l’essentiel de ses attributs, à savoir le pouvoir judiciaire, dont Guillaume de La Foy nous dit qu’il demeura aux barons et aux peuples, et le pouvoir législatif, qui resta à l’assemblée des états44. « À peine les peuples, dans ces premiers moments, s’aperçurent-ils qu’ils avaient changé de chef », va-t-il jusqu’à écrire45. Grâce à cette chicane, l’auteur parvient à préserver l’idée d’une souveraineté particulière maintenue au lendemain de la conquête capétienne46. Plus encore, il réussit à assurer à la constitution normande sa pérennité. C’est donc, selon lui, insister sur une vérité que d’affirmer « que le duché de Normandie n’a point été et n’est point encore uni à la couronne de France et que, pendant des siècles, il a été régi séparément, quoique régi par nos rois. »47 En bref, conquête n’est pas absorption et le statut initial du duché survit au sort des armes. Pour appuyer son propos, l’avocat s’attarde sur la promesse que Philippe-Auguste fit dès son entrée dans la capitale du duché de tenir et garder toute la Normandie en franchise et liberté. Plus loin, il insiste sur la succession des engagements capétiens de respecter l’immutabilité des lois normandes, engagements du reste réitérés par chaque monarque jusqu’à l’orée de l’Ancien Régime48, et qui tous entretiennent le souvenir de cette association par laquelle les habitants du duché ont composé avec les rois de France et ont accepté de se donner à eux49.
14Une entreprise royale confirme plus que toute autre cette pérennité de la constitution normande : il s’agit de la grande réforme de 1499 ayant institué l’Échiquier permanent. Cette réforme, selon La Foy, reflète « un contrat authentique, solennel et obligatoire »50. Une nouvelle charte aux Normands en quelque sorte, qui s’ajoute à celle jadis concédée par Louis X et par laquelle le pouvoir judiciaire a été confié, mais non aliéné, au roi de France51. Cette charte, poursuit l’avocat, a renouvelé la délégation initiale du pacte primitif. Mais elle a surtout conforté l’Échiquier dans sa charge de garder immuables les lois52, de vérifier les actes royaux et, le cas échéant, de s’opposer à ceux-ci53. C’est là l’aspect le plus visible de la survie de la constitution normande : l’ancien Échiquier, perpétué dans sa fonction de préserver les droits de la nation, paraît dès lors comme le plus sûr gardien de la norme constitutionnelle. En tout état de cause, Guillaume de La Foy offre au Parlement de Rouen une compétence que l’on peut, non sans anachronisme peut-être, qualifier de « contrôle de constitutionnalité des lois », lequel garantit la survie du pacte social54, tout en transcrivant dans le paysage normand un élément clé du constitutionnalisme induit de l’Esprit des lois55.
15Guillaume de La Foy ne s’en montre pas moins critique à l’endroit de la cour souveraine à laquelle il reproche d’avoir parfois, par sa passivité, fait le jeu du despotisme ministériel ; particulièrement, de n’avoir pas assez résisté lors de la suppression des états provinciaux56, ou d’avoir trop facilement accepté la création des assemblées provinciales57, ce qui interdit, du reste, de le voir en défenseur inconditionnel des parlements. Forcément, cette mise en accusation prend tout son relief à l’aune du débat sur les modalités de vote au sein des états généraux. Le principal objet du traité de Guillaume de La Foy étant de préserver la prochaine assemblée de tout débordement du tiers, il escompte que les ordres privilégiés et le monarque sauront trouver l’énergie de résister. Aussi, face à la menace des foules instrumentalisées58, face à la chimère d’une égalité absolue59, Guillaume de La Foy justifie la sauvegarde d’une société fondée sur des corps intermédiaires, ultime mais principal barrage à un État populaire comme à un État despotique, et seul gage de la survie de toute monarchie60.
16S’il entend préserver la faculté de la nation de consentir à de nouvelles lois, surtout à de nouveaux impôts, car « cette faculté découle de l’exercice d’un droit bien antérieur à l’élévation des rois », il persiste à affirmer que ce consentement ne peut être donné que dans le cadre d’une « harmonie dans les pouvoirs et dans les rangs ». Pour mettre un terme à la désunion des ordres, Guillaume de La Foy entend donc rappeler les principes de la concorde sociale. Usant une nouvelle fois de l’argument historique, il rejoint Boulainvilliers dans une nostalgie éprouvée pour les assemblées médiévales61. Au cours de ces assemblées, écrit-il en effet, avait été réalisé « un concordat célèbre par lequel les deux premiers ordres ne pourraient plus à l’avenir enchaîner le troisième, en fait d’impositions, s’il n’y consentait, et vice versa, celui-ci aucun des deux. »62 Cette loi de veto, qu’il appelle « l’ancienne loi de l’État »63, est sans nul doute d’essence constitutionnelle : elle assure la cohésion des ordres, sauvegarde les droits de chacun d’eux, comme un rempart salutaire par lequel l’équilibre social est maintenu et tous les projets d’envahissements, toutes les exactions fomentées par le ministère, sont efficacement repoussés64. Ainsi, Guillaume de La Foy pose-t-il la dernière pierre de son argumentation pseudo-historique : cette loi de veto, écrit-il en effet, véritable expression du contrat social mais aussi « loi certaine » des états généraux et particuliers65, fut de tous temps en vigueur en Normandie66. On ne saurait être plus clair : l’histoire normande offre le parfait exemple d’une loi de concorde « inviolablement gardée par nos états dans tous les temps », en tout cas jusqu’à la suppression des états provinciaux en 1666, et découlant du pacte primitif conclu à l’orée du Xe siècle. Ainsi, la constitution normande a bien vocation à déborder les frontières du duché et à servir de modèle à toute la France. En conséquence, plus que modifier l’ordre des choses, le roi, qui ne peut à lui seul porter atteinte à l’organisation traditionnelle des états, qui ne peut toucher à l’ancienne constitution de la monarchie « qui n’est point la sienne », à qui La Foy conteste tout rôle de guide ou de protecteur au sein de l’assemblée67, le roi donc doit faire appliquer cette loi immuable du veto. C’est à cette « loi de l’État qui fait la force et la vie des assemblées nationales », c’est à cette « loi constitutionnelle qui n’a jamais cessé d’exister »68, c’est à cette loi qu’il faut se tenir car, conclue-t-il en substance, c’est de son abandon que se nourrit la décadence de la monarchie.
17À la fin du XVIIIe siècle, l’espérance en un droit constitutionnel est devenue irréversible69. Probablement les défenseurs de l’aristocratie ont-ils cru en trouver les bases dans la synthèse parfaite de l’histoire de la nation et de l’État70, et fourbir ainsi leurs armes contre la centralisation monarchique. Quelques fois convaincant, Guillaume de La Foy plaide lui aussi à charge dans le procès du despotisme par une exploitation du champ historique dont il évince tout élément ne satisfaisant pas pleinement son ambition initiale. Par une large réinterprétation de l’histoire médiévale, il présente un véritable « plan de sauvetage » de la monarchie en lui offrant de recouvrer sa pureté originelle, c’est-à-dire son assise « monarchico-aristocratique » telle qu’elle apparaît dans l’histoire constitutionnelle normande. En insistant sur un moment instituant, duquel émerge un pacte primitif auquel il convient de se référer sans cesse, l’avocat espère ainsi retisser les liens de la concorde nationale, en tout cas l’unité entre les ordres privilégiés. Conscient du péril de voir les biens du clergé confisqués, les corps intermédiaires anéantis, les droits et privilèges des villes et des provinces abolis71, il tente d’offrir, par l’illustration du cas normand, sa régénération historique à la société française et, partant, de mettre la noblesse en ordre de bataille tout en lui conférant ses lettres de patriotisme72. À trop les dénoncer cependant, La Foy finit par occulter les aspirations profondes d’un mouvement d’opinion, probablement encore limité au moment où il pose la plume mais certainement virulent, qui prône l’abandon des droits provinciaux et archaïques73, qui nie aux corps aristocratiques la qualité de représentants de la nation et se refuse à donner tout droit au passé74. Au moment où paraît le De la constitution du duché, la bataille dans laquelle s’est lancé Guillaume de La Foy est déjà devenue un combat d’arrière-garde.
Notes
1 Exposée sous le titre « Au cœur de la réforme de l’État monarchique : le De la constitution du duché ou État souverain de Normandie de Guillaume de La Foy (1789) » lors du colloque co-organisé par Catherine Lecomte et Arnaud Vergne, cette communication a fait l’objet d’un approfondissement dans un article récemment publié au Annales de Droit (« Primitivisme et réformisme dans le De la constitution du duché ou État souverain de Normandie de Guillaume de La Foy (1789) », Annales de Droit, 5, 2011, p. 17-42). Nous livrons ici le texte original, agrémenté de quelques remarques mûries par le temps qui s’est écoulé depuis sa présentation en 2008. De la constitution du duché ou État souverain de Normandie, des variations qu’elle a subies depuis Rollon jusqu’à présent, s. l., 1789. L’ouvrage précède peut-être de peu l’Avis d’un Français aux bons Normands, publié en février 1789, réponse directe à l’Avis aux bons Normands de Thouret.
2 Virginie Lemonnier-Lesage, « Guillaume de La Foy », dans Dictionnaire historique des juristes français (XIIe-XXe siècle), dir. Pierre Arabeyre, Jean-Louis Halpérin et Jacques Krynen, p. 455.
3 Pour une vue générale de ce contexte, voir le riche article d’Ahmed Slimani, « La pré-révolution politique et institutionnelle en Normandie (1788-1789) », Annales historiques de la Révolution française, 364, 2011, 2, p. 111-135.
4 Quoi qu’en dise David Hoüard (Dictionnaire analytique, historique et étymologique de la coutume de Normandie, Rouen, 1780, I, p. xxxvii), pourtant érudit en la matière (comme le montreront les actes du colloque David Hoüard (1725-1802), un juriste et son temps, organisé à l’Université de Rouen les 10 et 11 mars 2011, à paraître courant 2012 aux Cahiers historiques des Annales de droit, PURH).
5 Sur l’utilisation de ce concept par d’autres défenseurs du libéralisme aristocratique : Stéphane Baudens, « Un défenseur du libéralisme aristocratique lors de la pré-révolution en Anjou : Antoine-Joseph-Philippe Walsh, comte de Serrant », Cahiers poitevins d’Histoire du droit, 3, 2011, p. 203 et suiv.
6 Ibid., p. 176.
7 Ibid., p. 57.
8 Claude Nicolet, La Fabrique d’une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, Perrin, 2003, notamment p. 75-79.
9 Olivier Tholozan, Henri de Boulainvilliers, l’anti-absolutisme aristocratique légitimé par l’histoire, Aix-en-Provence, PUAM, 1999, p. 187.
10 À ce sujet : Gilduin Davy, Le Duc et la loi. Héritages, images et expressions du pouvoir normatif dans le duché de Normandie, des origines à la mort du Conquérant (fin du ixe siècle-1087), Paris, De Boccard, « Romanité et modernité du droit », 2004, p. 285.
11 G. Chaussinand-Nogaret, « Un aspect de la pensée nobiliaire au XVIIIe siècle : l’antinobilisme », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1982, p. 445.
12 Gilduin Davy, « Les lois de Rollon au XVIIIe siècle : remarques sur le souvenir du pouvoir normatif ducal dans l’historiographie juridique normande des Lumières », Revue historique du droit français et étranger, 86, 2009, spécialement p. 197-202.
13 Ibidem.
14 Le haut clergé, initialement rejeté de la première assemblée, quoique ayant participé au partage des terres, a dû, certainement en petit nombre, y faire son entrée dans le courant du Xe siècle (ibid., p. 27). Et c’est plus tardivement encore, pas avant le XIIe siècle, que s’effectue l’entrée du tiers état dans le conseil national (ibid., p. 65).
15 Ibid., p. 22.
16 Ibidem.
17 Ibid., p. 27.
18 Ibid., p. 25.
19 Contrairement à son ami Hoüard (Gilduin Davy, « Écrire ou réécrire l’histoire du droit ? Les lois de Rollon et la constitution primitive du duché de Normandie dans l’œuvre de David Hoüard (1725-1802) », dans Normes et Normativité. Études d’histoire du droit réunies en l’honneur d’Albert Rigaudière, dir. Corinne Leveleux-Teixeira, Anne Rousselet-Pimont, Pierre Bonin et Florent Garnier, Paris, Economica, 2009, p. 299-318).
20 De la constitution…, p. 358.
21 Ibidem.
22 Gilduin Davy, « Les lois de Rollon… », op. cit., p. 185-190.
23 De la constitution…, p. 22.
24 Ibid., p. 41.
25 Michel Ganzin, « Le concept de constitution dans la pensée jusnaturaliste (1750-1789) », dans La constitution dans la pensée politique, actes du colloque de Bastia des 7-8 septembre 2000 organisé par l’Association française des historiens des idées politiques, Aix-en-Provence, PUAM, 2001, p. 188.
26 De la constitution…, p. 31.
27 Gilduin Davy, « Les derniers conquérants. Les invasions normandes et la naissance de la Normandie chez Montesquieu, retour sur un « moment » historiographique », Annales de Normandie, 60e année, 2010, 1, p. 110-116. Sur les imprécisions de Montesquieu : François Saint-Bonnet, « L’ « autre » séparation des pouvoirs de Montesquieu », dans La séparation des pouvoirs, dir. Ferdinand Melin-Soucramanien et Alain Pariente, Paris, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2006, p. 50.
28 De la constitution…, p. 24.
29 Ibidem.
30 Ibid., p. 206. Probablement s’inspire-t-il de manière directe de la position parlementaire, telle qu’exprimée par le Parlement de Rouen dans sa lettre au roi de février 1771 : « Les lois fondamentales furent de tous temps l’expression de la volonté générale » (cité par Roger Bickart, Les parlements et la notion de souveraineté nationale, Paris, 1932, p. 77).
31 Sur ce point de la pensée de Rousseau : Julien Boudon, Les Jacobins. Une traduction des principes de Jean-Jacques Rousseau, Paris, LGDJ, 2006, p. 121.
32 Ibid., p. 136.
33 Ibid., p. 361.
34 Ibid., p. 12.
35 Ibid., p. 31-32.
36 « Reformatio » au sens médiéval du terme (Philippe Contamine, « Le vocabulaire politique en France à la fin du Moyen Âge : l’idée de réformation », dans État et Église dans la genèse de l’État moderne, dir. Jean-Philippe Genet et Bernard Vincent, Madrid, 1986, p. 145-156).
37 Ibid., p. 135.
38 Ibid., p. 37.
39 Roger Jouet, Et la Normandie devint française, Paris, 1983, p. 65-77.
40 Arnaud Vergne, La notion de constitution d’après les cours et assemblées à la fin de l’Ancien Régime (1750-1789), Paris, De Boccard, « Romanité et modernité du droit », 2006, p. 399.
41 De la constitution…, p. 41-43.
42 Manifeste aux Normands, s.l., 1771, in 12°, p. 2.
43 De la constitution…, p. 207.
44 Ibid., p. 82.
45 Ibid., p. 77.
46 Ibid., p. 88.
47 Ibid., p. 368.
48 C’est notamment le cas de Charles VII (ibid., p. 166), de Charles VIII (ibid., p. 172) ou de Louis XII (ibid., p. 260).
49 Ibid., p. 259.
50 Ibid., p. 203.
51 Ibid., p. 368.
52 Ibid., p. 206.
53 Ibid., p. 208 et 216.
54 Ibid., p. 209.
55 Sur la question du dépôt des lois comme élément clé de la constitution chez Montesquieu, voir : Éric Gojosso, « L’encadrement juridique du pouvoir selon Montesquieu. Contribution à l’étude des origines du contrôle de constitutionnalité », Revue française de droit constitutionnel, 71, 2007, p. 502-512.
56 De la constitution…, p. 267.
57 Ibid., p. 292-294.
58 Ibid., p. 323 et p. 357-358.
59 Ibid., p. 342.
60 Ibid., p. 274.
61 Édouard Richard, « Le rôle des états généraux selon Boulainvilliers : entre nostalgie du passé et adaptation du présent », Revue de recherches juridiques, 1995, p. 350.
62 De la constitution…, p. 251.
63 Ibid., p. 329.
64 Ibid., p. 254.
65 Ibid., p. 254.
66 Ibidem.
67 Ibid., p. 335.
68 Ibidem.
69 Michel Pertué, « La notion de constitution à la fin du XVIIIe siècle », dans Des notions concepts en révolution autour de la liberté politique à la fin du XVIIIe siècle, dir. Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier, Paris, Société des études robespierristes, 2003, p. 44.
70 Francesco Di Donato, « Le recours à l’histoire dans la pensée juridique et dans la stratégie politique de la robe parlementaire au xviiie siècle », dans L’histoire institutionnelle et juridique dans la pensée politique, actes du colloque d’Aix-en-Provence (2005), PUAM, 2006, p. 218.
71 De la constitution…, p. 330.
72 Ibid., p. 277 note 1. Pour lui, le patriotisme est avant tout l’attachement aux libertés nationales, c’est-à-dire provinciales (ibid., p. 265).
73 Jacqueline Musset, « Les sentiments des Normands sur leurs coutumes dans les cahiers de doléances de 1789 », Annales de Normandie, 39e année, 1989, 1, p. 55-59.
74 Voir cependant les remarques de Sophie-Anne Leterrier, « L’histoire en révolution », Annales historiques de la Révolution française, 320, 2000, 2, p. 65-75.