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Gustave Flaubert et la pensée politique de son temps : 1848 dans L’Éducation sentimentale
Par Fausto PROIETTI
Publication en ligne le 25 juillet 2019
Texte intégral
1Comme je n’ai pas de compétences dans le domaine de l’histoire et de la critique littéraires, mon point de vue spécifique m’emmène à traiter le sujet du rôle qu’un écrivain tel que Flaubert, et un texte tel que L’éducation sentimentale, peuvent jouer dans l’histoire des idées politiques.
2Je crois qu’il conviendra de commencer par déterminer, plus en général, si, et jusqu’à quel point, les textes littéraires – ou, du moins, certains d’entre eux – peuvent représenter une source de premier rang pour l’historien des idées politiques. La réponse à cette question ne peut qu’être positive : au fait, presque personne dans mon domaine d’études ne nie plus, aujourd’hui, ce simple fait. Depuis longtemps, l’histoire des idées n’est plus censée, comme elle l’était dans la première moitié du XXe siècle, se borner à étudier les œuvres des « grands philosophes » ou des penseurs consacrés par la tradition ; de plus en plus, même la structure des textes destinés aux étudiants des universités a commencé à se métamorphoser. Il est devenu assez rare, de nos jours, de rencontrer une narration historique qui soit bâtie à partir d’une simple liste chronolo- gique de « grands auteurs » – de Platon à Marx, de Machiavel à Hegel –. On prête, au contraire, une attention de plus en plus croissante à ceux qu’on appelle les contextes idéologiques : les langages, les croyances, les mots-clés qui caractérisèrent une époque donnée. Le regard des historiens se déplace donc des grands ouvrages, des textes « classiques » de la pensée politique occidentale – que l’on ne cesse pas, bien sûr, d’étudier – aux textes, beaucoup plus nombreux, qui exercèrent une influence dans le débat politique du temps auxquels ils appartinrent. Dans ce cadre, l’historien ne doit pas faire référence aux seuls ouvrages ouvertement « politiques » au sens technique du mot ; il lui faudra partir en quête du « politique » dans la totalité du débat culturel qui caractérisa l’époque qu’il souhaite étudier. L’histoire des idées politiques se configure donc, de plus en plus, et suivant la très célèbre formule de l’historien anglais Quentin Skinner, comme histoire du discours d’une part, et comme histoire du langage de l’autre ; bien évidemment, dans cette perspective les textes que l’on qualifie traditionnellement de « littéraires » ne peuvent pas être négligés par l’historien.
3Certes, on ne doit pas trop généraliser : il faut tenir compte des différents contextes historiques et sociaux, et des différents moyens de propagation des idées dont ils dis- posaient. Si l’on étudie, comme il est dans mon cas, la France du XIXe siècle, toutefois, il est essentiel de comprendre dans l’analyse les textes littéraires, et surtout certains parmi les romans de l’école du réalisme, qui, dans le but de reconstruire la réalité dans toute sa complexité, s’intéressèrent de près aux aspects politiques de leur époque. De plus, normalement les textes littéraires ne se limitent pas à explorer les lieux communs du débat politique contemporain : ils contribuent puissamment à les construire et à les répandre dans la société, grâce à l’ampleur de leur diffusion, qui est d’ordinaire infiniment plus grande que celle des textes qu’on pourrait qualifier de politiques au sens strict du terme (textes philosophiques, juridiques, etc.).
4Les tirages en disent long à ce sujet : prenons, à titre d’exemple, l’an 1835. S’il est vrai que la première partie du grand ouvrage de Tocqueville, La Démocratie en Amé- rique, connut cette année-là un succès auprès du public tout à fait extraordinaire pour un texte politique – trois éditions pour un total de 2000 exemplaires diffusés –, il faut néanmoins souligner que la même année Le Père Goriot, un des chefs-d’œuvre de Balzac, fut publié en deux éditions pour un total de 2200 exemplaires diffusés, et cela sans compter les tirages, bien évidemment encore plus importants, de la Revue de Paris, où ce roman fut publié en première édition absolue sous forme de feuilleton. Pour saisir l’état exact du débat culturel et les mots-clés du langage qui était répandu en France en 1835, même au point de vue politique, l’historien devrait donc étudier, entre autres, ces deux ouvrages fondamentaux ; et il devrait aussi bien être conscient du fait que, dans la même période, il y avait d’autres textes, presque oubliés aujourd’hui, et qui connurent pourtant une diffusion encore plus large : pensons aux romans-vaudeville de Paul de Kock, l’écrivain le plus populaire à l’époque (en 1835 sortit des presses, entre autres, son roman Ni jamais, ni toujours), ou bien aux mémoires de Pierre-François Lacenaire, le poète-assassin qui fut jugé en 1836.
5Cette remarque nous amène très directement à un autre problème : il est assez rare, à vrai dire, que les textes littéraires que nous considérons aujourd’hui des chefs-d’œuvre, c’est-à-dire ceux qui ont eu la chance d’être retenus par la tradition et la critique culturelle et littéraire, aient joué un rôle central dans la formation de la pensée sociale et politique au moment de leur première publication ; il arrive souvent que d’autres textes, plus populaires – et pour ce qui est du XIXe siècle, par exemple, les chansons populaires, les pièces de théâtre etc. – exercèrent une influence plus répan- due. Par contre, les chefs-d’œuvre littéraires, les textes « canonisés », transmettent, au fil des générations, des images et des interprétations qui finissent par se fixer dans l’imaginaire collectif de toute une société. Tel est, à mon sens, le cas de L’éducation sentimentale de Gustave Flaubert pour ce qui est de ce grand phénomène politique et social que fut la Révolution de 1848 ; et cela, bien que Flaubert donne de cet événement une interprétation très éloignée de celle qui était courante à son époque, comme j’essaierai de montrer par la suite.
6Est-ce que cela signifie qu’on puisse parler d’une « pensée politique » spécifiquement flaubertienne ? Pas vraiment. On a beaucoup insisté – et pour cause – sur l’attitude anti-politique de l’écrivain rouennais. L’art « engagé », plus que tout le reste, le dégoûtait. Au-delà de ce parti pris en faveur de l’indépendance absolue de l’art, Flaubert adopte une attitude dédaigneuse envers la politique, qui est, pour lui, le domaine où s’exercent les pires des qualités humaines : l’idiotie, surtout. Il admire Voltaire, et affiche souvent, dans sa correspondance, un grand mépris pour l’égalité, soit-elle l’égalité des démocrates, des socialistes où celle entre les hommes assujettis à un pouvoir absolu. Dans une lettre à George Sand, en 1873, il résume son attitude politique en se définissant « une vieille ganache romantique et libérale ».
7Et pourtant, Flaubert dans son œuvre fut obsédé par la politique : non seulement L’éducation sentimentale, mais aussi d’autres romans tels que Madame Bovary et, surtout, Bouvard et Pécuchet, regorgent littéralement de politique. C’est que Flaubert aspirait, dans son œuvre, à recréer la réalité de son temps ; et la réalité de la France entre 1830 et 1880 c’était une réalité très politisée. Quatre différents régimes politiques (Restauration, Monarchie de Juillet, République, Empire), deux révolutions majeures (1830 et 1848), et, parmi tout cela, la naissance de questions sociales nouvelles, celle de « l’organisation du travail » surtout : tout ça suffit, je trouve, à expliquer pourquoi la politique ne pouvait pas être absente de l’œuvre de Flaubert. 1848, en particulier, le hantait. Car la génération des quarante-huitards, c’était sa génération.
8En 1848, après la révolution qui, au mois de février, chassa Louis-Philippe et établit la République, les mots-clés autour desquels se confrontaient les partis étaient d’ordre politique – le suffrage universel – et d’ordre social – le droit au travail, un travail dont on réclamait l’ « organisation » afin de soustraire les ouvriers au joug des patrons et de limiter l’influence des économistes « malthusiens », comme furent nommés à l’époque les adeptes du laisser-faire. Les plus célèbres parmi les porte-parole du socialisme naissant – de Louis Blanc à Pierre Leroux, du fouriériste Victor Considerant à Pierre-Joseph Proudhon – présentèrent leurs systèmes aux prolétaires. Le Gouvernement pro- visoire, qui comptait parmi ses membres Louis Blanc, créa les ateliers nationaux, afin de garantir le droit au travail : les ouvriers – dans un nombre qui atteignit, en mai 1848, les 120 000 unités – y étaient employés par l’État, dans ce qu’on pourrait qualifier de première expérimentation de socialisme moderne. En avril, l’Assemblée Nationale Constituante était élue au suffrage universel masculin ; en juin, la fermeture des ateliers nationaux amena aux journées de la guerre civile. Finalement, en décembre, les Français élisaient Louis Napoléon, le futur Napoléon III, Président de la République avec environ 75 % des voix.
9Or, quelle était l’opinion de Flaubert, qui en 1848 était âgé de 27 ans, à l’égard de tout ce qui se passait dans cette année mémorable ? Ce n’est pas facile de le déterminer, car il nous en reste très peu de témoignages : on sait qu’il était à Paris, avec ses amis Louis Bouilhet et Maxime Du Camp, pendant les journées de février, quand la révolution s’accomplit ; à part cela, on connaît un seul document de sa main à contenu poli- tique en 1848, soit la lettre qu’il écrivit au début de mars à sa maîtresse, la femme poète et mémorialiste engagée Louise Colet, dans laquelle on peut saisir une suspension du jugement de la part de Flaubert au sujet de la nouvelle République.
10À s’en tenir aux affirmations qu’on peut trouver dans plusieurs lieux de ses écrits privés, comme la correspondance avec ses amis, Flaubert ne sympathisa pas du tout avec les idées nouvelles du socialisme et de la réforme démocratique et sociale qui se diffusèrent en France pendant sa jeunesse, et notamment autour de 1848 ; mais il ne se posera la question de lire et étudier effectivement les textes des socialistes qu’au début des années 1860, quand il commence à se documenter pour son roman sur 1848, L’éducation sentimentale. Avant cette période, on peut même trouver ci et là, dans sa correspondance, des observations favorables aux socialistes. Le cas de Proudhon est assez emblématique : en 1852, à la sortie du livre de celui-ci La révolution sociale démontrée par le coup d’état du 2 décembre, où il justifiait le coup d’état de Louis Napoléon comme une étape nécessaire vers le socialisme, les républicains furent scandalisés. Flaubert, par contre, écrivit à Louise Colet : « Les voilà maintenant qui gueulent comme des bourgeois contre Proudhon, sans en comprendre un seul mot ». Dans une autre lettre, à Ernest Feydeau cette fois-ci, Flaubert, en 1859, exprime son admiration pour un aphorisme misogyne de Proudhon (« La femme est la désolation du juste »), qu’il arrive à qualifier de « pensée de Génie ». Il en va tout autrement en 1865, quand Flaubert avait commencé à lire, entre autres, les essais de Proudhon en préparation de L’éducation sentimentale ; dans une lettre à Amélie Bosquet, le 2 août, il qualifie le pen- seur socialiste de « Pignouf » ; en écrivant, quelques jours après, aux frères Goncourt, il précisera encore mieux son opinion, en définissant l’écrit sur l’art de Proudhon « le maximum de la Pignouferie socialiste ». D’ailleurs, son intention avouée, en écrivant L’éducation sentimentale, était de fouetter les bourgeois, aussi bien que les prolétaires et les socialistes. Il en donne une synthèse dans la lettre à George Sand du 5 juillet 1868 :
« Les patriotes ne me pardonneront pas ce livre, ni les réactionnaires non plus ! Tant pis ; j’écris les choses comme je les sens, c’est-à-dire comme je crois qu’elles existent ».
11L’équidistance entre le champ des bourgeois et celui des ouvriers dans L’éducation, pourtant, bien que recherchée par Flaubert, fut loin d’être évidente à ses contemporains : le roman attira le mépris de la presse gouvernementale et conservatrice précisément par son côté politique. Dans le Figaro du 20 novembre 1869, Amédée de Cesena faisait la comparaison entre l’écriture de Flaubert et la peinture du « rouge » Gustave Courbet, maître du réalisme social en peinture et ami de Proudhon : une comparaison qui n’était pas faite pour flatter l’écrivain rouennais. Le compte rendu du livre s’achevait sur ces mots : « Mais ce qui est moins drôle encore, ce sont les fréquentes excur- sions de l’auteur dans le domaine de la politique. Voilà surtout ce qui tuera l’œuvre de M. Gustave Flaubert. Ce n’est pas pour y retrouver les déclamations des réunions publiques que les femmes ouvrent un roman ». Cette peur que le roman de Flaubert puisse troubler les esprits d’un public féminin que, dans la société bourgeoise du XIXe, on plaçait au dehors de la sphère du politique, n’est pas sans rappeler le réquisitoire du procureur Ernest Pinard, lors du procès contre Flaubert à cause du roman Madame Bovary, en 1857, lorsqu’il affirmait : « Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s’occupent d’économie politique ou sociale ? Non ! Les pages lé- gères de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées ». Jules Barbey D’Aurevilly dans Le Constitutionnel du 29 novembre faisait lui aussi la rapproche entre Flaubert et Courbet, et, pour ce qui est du point de vue politique sur 1848 dans le roman, écrivait : « Je sais et je sens que l’auteur de L’Éducation sentimentale est un matérialiste et que le matérialisme doit nécessairement engendrer de certaines opinions politiques et non d’autres ».
12De l’autre côté, ce furent presque seulement les critiques de l’école socialiste et républicaine qui louèrent L’éducation sentimentale, à commencer par George Sand (La liberté, 21 décembre), qui était amie et correspondante de Flaubert, et qui poussa son interprétation jusqu’à lire dans le roman une intention véritablement révolutionnaire de la part de Flaubert : « Que prouve ton livre, écrivain humoristique, railleur sévère et profond ? […] Il a prouvé que cet état social est arrivé à sa décomposition et qu’il faudra le changer très radicalement ». Camille Pelletan (Le rappel, 7 février 1870) ajouta :
« Il était impossible de mieux peindre cette race haïssable, mais éternelle, du bour- geois très riche, grand personnage, qui a gouverné sous Louis Philippe, et qui gouverne encore aujourd’hui [...]. Et quand on arrive au Deux-Décembre, on ne peut s’empêcher de penser à cette génération sans caractère, sans idéal, sans volonté, sans moralité, que l’auteur vous a montrée : on voit alors comment cette chose invraisemblable, - le silence devant une violation avouée de tous les droits, - a été possible en France ».
13Il paraît donc que, même au-delà des intentions de l’artiste, L’éducation sentimentale soit perçue par les contemporains comme un roman de critique sociale contre la bourgeoisie de ‘48, qui est la même de ‘69 ; pourquoi cela ? La clé de ce fait se trouve, à mon sens, dans la reconstruction opérée par Flaubert des événements de 1848 ; et dans les sources qu’il choisit d’utiliser, parmi celles dont il aurait pu disposer.
14Dans son souci de réalisme, Flaubert avait l’habitude de se documenter soigneusement sur les sujets qu’il traitait avant d’écrire ; et il prenait un grand nombre de notes de travail et de notes documentaires. Tous ces matériaux – carnets de travail, brouillons, scénarios, notes documentaires – qui constituent ce qu’on appelle « l’avant-texte » du roman, dans le cas de L’éducation sentimentale ont largement survécu – même si, malheureusement, pas dans leur intégralité. Beaucoup d’historiens, et parmi ceux-là David Guisan et Alberto Cento, ont essayé de décerner dans le texte flaubertien les innombrables citations extraites des sources historiques qu’il avait consultées. Cento, notamment, a fait à ce propos un travail très minutieux. Dans son livre Il realismo documentario nell’“Education sentimentale”, il arrive à affirmer que, dans le roman de Flaubert, « pas une seule syllabe a été inventée, […] tout est “historique”, “authentique”, documenté ». L’exagération d’une telle remarque est évidente ; mais, encore plus, il est important de souligner que des faits « documentés » (par tel ou tel historien) ne sont pas, de ce simple fait, « vrais ». Les historiens, au XIXe siècle comme dans toutes les époques, ne sont point des témoins « neutres » : dès qu’il s’agit de traiter une matière incandescente comme la révolution de 1848, ils deviennent forcément des militants. Les différentes écoles historiques – celle des conservateurs, des libéraux, des aristo- crates, des bonapartistes, des démocrates, des républicains et des socialistes – offrent, dans leurs récits, des interprétations des événements très différenciées.
15Beaucoup de ces tendances – exceptés les royalistes et les bonapartistes les plus conservateurs – concordaient dans la description de la révolution de février comme une révolution « bonne et sainte ». Un exemple très éloquent peut être repéré dans le livre du républicain modéré Garnier-Pagès, ancien membre du gouvernement provisoire, qui connut trois éditions de 1862 à 1870, et qui figure certainement parmi les textes consultés par Flaubert pendant l’écriture de L’éducation sentimentale. Dans cet extrait, les barricades de février – les bonnes barricades, les barricades de la fraternité entre bourgeoisie et prolétaires, entre gardes nationales et ouvriers – sont qualifiées d’une signification aussi bien esthétique que morale :
16Ces ouvriers d’élite que le monde nous envie, ces maçons, ces charpentiers, ces forgerons, ces mécaniciens, cette merveilleuse population de Paris, qui, par l’infinie variété de ses aptitudes et de ses applications, devine ce qu’elle ne sait pas, avaient construit de véritables ouvrages d’art. Crénelées, ouvertes pour la sortie, fermées à l’assaillant, la plupart des barricades s’élevaient jusqu’au premier étage des maisons, quelques-unes jusqu’au second. Celles que leur position rendait plus importantes étaient à l’épreuve du canon. Et le nombre en était plus prodigieux encore que la construction.
17Dans son récit des journées de février, Flaubert se plaît à renverser le lieu commun du « beau peuple » de février : dans un contexte qui ressemble plus à un « spectacle », à une mise en scène de théâtre qu’à une vraie révolution, les insurgés sont, à maintes reprises, qualifiés de « canaille », de « populace » à « l’air hilare et stupide », composée par des « galériens », des « voyous », des « prostituées » ; les occupations auxquelles ils se livrent sont exemplifiées par l’usage des verbes « voler », « violer », « détruire ».
18Par contre, le soulèvement des ouvriers au mois de juin partageait l’historiographie et la mémorialistique de l’époque en deux champs contraposés : les historiens démocrates et socialistes soulignaient les responsabilités de l’Assemblée, et notamment des royalistes, qui avaient enflammé les âmes des prolétaires en décrétant la dissolution des ateliers nationaux ; les historiens conservateurs – qu’ils fussent royalistes ou bonapartistes –, au contraire, attribuaient la responsabilité des massacres aux orateurs socialistes, coupables à leurs yeux d’avoir excité le peuple.
19Cela dit, voyons quelles étaient les sources de Flaubert : je limiterai mon analyse aux textes dont on peut prouver l’utilisation au-delà de tout doute, car on peut en trouver des citations explicites dans les notes de travail de Flaubert. Avec le livre, déjà cité, de Garnier-Pagès – qui, toutefois, suit les événements jusqu’à la dissolution du gouver- nement provisoire en mai 1848, et n’arrive donc pas aux journées de juin – on y trouve des livres tels que ceux de Hippolyte Castille, de Daniel Stern (nom de plume de Mme D’Agoult), de Marc Caussidière et de Louis Blanc.
20Ces sources sont très concordantes dans l’indication des responsabilités de l’émeute de juin et des massacres qu’en suivirent : Castille, par exemple, affirme que l’Assemblée avait été capable, à cette occasion, « de laisser la Garde Nationale furieuse se baigner dans le sang des vaincus » ; le combat, suivant son opinion, s’était engagé à cause de « l’habileté des dynastiques », de « l’audace du parti jésuite » et de « la couardise du pouvoir exécutif ». Le général Cavaignac, auquel l’Assemblée avait confié les plus amples pouvoirs pour rétablir l’ordre dans Paris, était qualifié par lui non seulement de « dictateur », mais aussi bien de « boucher » ; les massacres commis par la Garde Nationale étaient évoqués dans leurs particuliers.
21Stern, quant à elle, réfère des calomnies diffusées par la presse royaliste au sujet des insurgés : on disait que c’était des forçats, « comparables à tout ce que les bagnes vomissent de plus abject », qui « attendent en frémissant le signal du meurtre, de l’incen- die, du pillage ». Au contraire, la conduite des ouvriers aurait été des plus responsables. Elle aussi stigmatise les massacres des ouvriers, déjà vaincus, par la Garde Nationale :
« Ce furent surtout les enfants de la garde mobile qui parurent avides de sang, empor- tés par l’enthousiasme du carnage ».
22Caussidière, dans son récit des événements, souligne que la réaction avait été soi- gneusement préparée pendant des mois, et l’émeute habilement provoquée afin d’en servir de prétexte : au mois d’avril, déjà, les réactionnaires « découvrirent cette fameuse trinité nouvelle, destinée à remplacer la formule : liberté, égalité, fraternité. – L’ordre, la famille, la propriété furent censés être menacés par la République et défendus par les hommes de l’ancien régime ». « La boucherie d’hommes se continua après la vic- toire », alors que le peuple se battait « seulement pour avoir la réalité d’une République démocratique et sociale ». On trouve des remarques très similaires dans l’écrit de Louis Blanc.
23Finalement, tous ces observateurs concordaient dans la dénonciation du mot d’ordre que les bourgeois parisiens s’étaient donné avant la répression de juin : « Il faut en finir ».
24Tous ces propos relèvent d’un point de vue commun sur juin 1848 : les quatre écrivains étaient soit directement impliqués, sur le front des démocrates-socialistes, dans les événements (tel est le cas de Caussidière et de Blanc, qui partirent pour l’exil à Londres après les journées de juin, pour éviter d’être emprisonnés), soit, comme dans le cas de Castille – qui était un bonapartiste « de gauche » – et de Stern, qui, tout en étant aristocrate, sympathisait avec la cause du peuple et était, par exemple, en correspondance avec le révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini, ils en étaient des témoins directs.
25Ce point de vue était-il vrai ? Ce problème, ici n’est pas essentiel pour nous ; beaucoup plus important, il y a deux circonstances à souligner. La première, c’est que ce point de vue n’était pas, bien évidemment, le seul possible : comme on a vu tout à l’heure, des différents courants idéologiques donnèrent lieu à une tout autre interprétation, qui jetait la responsabilité des atrocités de juin sur les agitateurs socialistes et républicains. Pensons aux écrits du Vicomte de Beaumont-Vassy, de tendance royaliste bien que rallié au bonapartisme, Histoire de mon temps (1855-1858) ; à celui de François Rittiez, Histoire du gouvernement provisoire (1867), tout à fait défavorable aux répu- blicains et aux socialistes ; à celui du conservateur Charles Dunoyer, La Révolution du 24 février (1849) : tous ces textes, et d’autres aussi, existaient à l’époque et Flaubert aurait pu aisément les consulter. Il l’a même fait, peut-être : mais il a choisi de ne pas s’en servir pour ses notes à propos de juin 1848. Et venons, par cette remarque, à la seconde circonstance qu’il faut souligner : non seulement Flaubert utilisa les récits qui relevaient d’un point de vue « de gauche » pour se documenter au sujet des journées de juin et de la réaction bourgeoise qui les suivit, mais accepta pleinement, en la faisant propre, leur interprétation des événements.
26Revenons pour un instant au texte de L’éducation sentimentale : comme on sait, les journées de juin n’y sont pas directement présentées. Flaubert a choisi de le faire d’une façon elliptique, car son héros, Frédéric Moreau, se trouve pendant les jours de l’émeute à Fontainebleau avec son amoureuse Rosanette. Néanmoins, l’écrivain par- sème son texte de références à la montée de la réaction bourgeoise après la révolution de février ; je ne peux pas, bien évidemment, les citer toutes, et je me bornerai à rap- peler celles qui sont, à mon avis, les plus saillantes. Avant tout, l’idolâtrie bourgeoise envers la propriété – mise en cause par les socialistes – est présentée par l’écrivain dans ce très célèbre passage : « Alors, la Propriété monta dans les respects au niveau de la Religion et se confondit avec Dieu. Les attaques qu’on lui portait parurent du sacrilège, presque de l’anthropophagie » – et cela, remarque Flaubert – « malgré la législation la plus humaine qui fut jamais » : singulière appréciation, cette-ci, par quelqu’un comme Flaubert, qui affichait son mépris à l’égard de toute forme de gouvernement. Et il continue : « La France, ne sentant plus de maître, se mit à crier d’effarement, comme un aveugle sans bâton, comme un marmot qui a perdu sa bonne ». Au printemps de ‘48, selon Flaubert, la bourgeoisie française était déjà prête à se jeter « sous la semelle des bottes » d’un dictateur, pour reprendre l’expression qu’il utilise au lendemain du coup d’état de Napoléon III dans une lettre à Louise Colet.
27À la veille de juin, Frédéric, en se trouvant par hasard parmi des gardes nationaux, entend l’un d’entre eux affirmer : « ça ne peut pas durer ! Il faut en finir ! ». Plus loin dans le texte, Flaubert présente la dissolution des Ateliers Nationaux, prologue à l’insurrection, de cette façon : « Ne sachant comment nourrir les cent trente mille hommes des ateliers nationaux, le ministre des Travaux publics avait […] signé un arrêté qui invitait tous les citoyens entre dix-huit et vingt ans à prendre du service comme soldats, ou bien à partir vers les provinces, pour y remuer la terre. Cette alternative les indigna, persuadés qu’on voulait détruire la République. L’existence loin de la Capitale les affligeait comme un exil, ils se voyaient mourant par les fièvres, dans des régions farouches. Pour beaucoup, d’ailleurs, accoutumés à des travaux délicats, l’agriculture semblait un avilissement ; c’était un leurre enfin, une dérision, le déni formel de toutes les promesses. S’ils restaient, on emploierait la force ; ils n’en doutaient pas et se disposaient à la prévenir ». Si l’on excepte la référence ironique aux « travaux délicats » des ouvriers, dans ce passage du texte Flaubert synthétise l’interprétation donnée à l’émeute par les historiens « de gauche » qui étaient ses sources. Par contre, le banquier Dambreuse, l’un des personnages du roman, qui avait faussement adhéré à la république après février, est soulagé par cette nouvelle : « Bon voyage ! – dit-il – qu’ils s’en aillent ! ». Dans le chapitre suivant, l’épisode du dîner chez le même banquier offre à Flaubert l’occasion de récapituler bon nombre des lieux-communs du discours réactionnaire après juin 1848. Pour ce qui est des massacres commis par les gardes nationaux à la suite de la capitulation des insurgés, il suffit d’évoquer – sans le rappeler ici in extenso – le très célèbre épisode du père Roque.
28Arrivons aux conclusions : tous les textes qui connaissent une diffusion auprès du public n’ont pas une seule histoire, mais, du moins, deux. Pour décerner la première il faut essayer de reconstituer, comme le recommande Quentin Skinner, les « intentions » de l’auteur du texte. De ce point de vue, la signification politique de L’éducation sentimentale ne peut être saisie que partiellement ; il faut faire confiance à Flaubert, quand il dit d’avoir eu l’intention de se montrer équidistant, et également critique, à l’envers des bourgeois et des ouvriers. La seconde histoire d’un texte est celle de sa réception auprès des contemporains ; et l’on a vu que le roman fut interprété comme un roman « de gauche », qui s’en prenait à la bourgeoisie, et cela à cause de la manière dont Flaubert traite les journées de juin et la réaction qui s’ensuivit – jusqu’au coup d’État de Louis Bonaparte.
29De ce point de vue on peut affirmer, je crois, que L’éducation sentimentale prend position au sujet de ‘48, et contribue sinon à former, du moins à perpétuer une certaine image de la Deuxième République. Une image dans laquelle ce régime cessa d’exister, au vrai sens du mot, bien avant le coup d’État de 1851 ; la République succomba en juin 1848, quand les bourgeois et les réactionnaires massacrèrent les ouvriers parisiens, qui s’étaient insurgés pour des justes raisons. Juin 1848 présente indubitablement, dans ce roman de Flaubert, tous les caractères de la lutte des classes ; une interprétation des événements qui se rapproche donc de celle qui avait été donnée par un autre témoin de l’époque, Karl Marx, dans la suite d’articles qui forment l’essai Les luttes de classes en France : mais Flaubert, bien évidemment, ne pouvait pas la connaître.