- Accueil
- > Premier cahier
- > Histoire du droit, des institutions et des idées politiques
Histoire du droit, des institutions et des idées politiques
Le délit de dépaissance aux XVIIIe et XIXe siècles
Par Jean-Marie Augustin
Publication en ligne le 13 mai 2019
Table des matières
Article au format PDF
Histoire du droit, des institutions et des idées politiques (version PDF) (application/pdf – 1,6M)
Texte intégral
Le délit de dépaissance aux XVIIIe et XIXe siècles
1La dépaissance désigne l’action des bestiaux1, lorsqu’ils broutent sur place des végétaux, par exemple l’herbe d’un pré ou les fruits d’une récolte. Dépaître est donc le synonyme du verbe paître, mais le préfixe dé- insiste davantage sur le fait d’ôter, d’enlever, de détacher tout ce qui dépasse de la racine1.
22a dépaissance est aussi le lieu où les bestiaux vont paître3 et le mot englobe des distinctions subtiles suivant les différentes espèces animales. Le pâturage s’entend du droit de faire paître toutes sortes de bestiaux ; le pacage est plutôt réservé aux bêtes aumailles (bœufs, vaches, taureaux) et chevalines, sans comprendre les chèvres et les moutons ; quant aux termes de panage, paisson ou glandée, ils désignent la conduite des porcs dans les forêts pour s’y nourrir de graines ou de fruits sauvages4.
3Comme il arrive souvent dans le monde rural, l’action et le lieu où elle se produit se confondent avec le droit d’usage qui s’exerce à cette occasion5. On parle ainsi couramment du droit de dépaissance comme on le fait à propos du droit de pâture ou de pâturage. À l’inverse, lorsque l’action est accomplie sans aucun droit, sur le terrain d’autrui, il s’agit d’une infraction désignée par les tribunaux sous le nom de délit de dépaissance, bien qu’il soit parfois question d’une contravention.
4Cette infraction est qualifiée de mineure parce que la plupart du temps les dégâts sont minimes6, mais peut-être surtout à cause de son caractère imprévisible. Les champs ne sont pas toujours entourés de haies, de murs ou de clôtures et, s’ils le sont, les barrières ferment mal. Par conséquent les divagations d’animaux, y compris des volailles de basse-cour, sont monnaie courante à la campagne. Qui n’a jamais gardé des vaches ou des chèvres dans un pré mal clôturé ne peut savoir combien cela exige de surveillance attentive ! Lorsqu’elle n’est pas autorisée, la dépaissance est néanmoins une violation de la propriété privée entraînant la responsabilité du propriétaire des animaux et de leur gardien. Même si l’infraction est légère, il y a eu un trouble à l’ordre public et le responsable est condamné pénalement, en plus des dommages-intérêts qu’il doit verser au propriétaire du terrain en réparation du préjudice causé.
5Sous l’Ancien Régime, le délit de dépaissance est plutôt de la compétence des tribunaux inférieurs : prévôtés royales, justices seigneuriales ou encore municipales, car les villes exercent leur juridiction sur la campagne environnante. La procédure est ordinaire, c’est-à-dire qu’elle conserve d’assez près les formes de la procédure civile, et le plus souvent sommaire. Après l’information écrite, contenant les dépositions des témoins, l’audience est publique : les parties produisent leurs preuves de part et d’autres, puis le tribunal fixe la peine et les dommages-intérêts. Seuls les dégâts commis en milieu boisé, appelés « abroutissements » lorsque l’animal a brouté les pousses des jeunes arbres, sont jugés par les maîtrises des Eaux et Forêts et les grueries royales en vertu de l’ordonnance de 1669.
6Au XIXe siècle, la dépaissance est, suivant l’importance de l’infraction, jugée par le tribunal correctionnel ou la justice de paix. Il n’y a plus de juridiction spécifique pour les Eaux et Forêts, cependant le Code forestier de 1827 continue à établir des règles particulières qui imposent de faire toujours la distinction entre la dépaissance commise en milieu champêtre sur le terrain d’autrui et l’introduction d’animaux dans les bois.
Les dégâts commis dans les champs et les jardins
7À la campagne, la dépaissance des bestiaux sur le terrain d’autrui peut avoir été autorisée par le propriétaire. Cette autorisation résulte d’une convention, mais le plus souvent elle est déterminée par les usages ruraux concernant le droit de vaine pâture7 qui affecte les terres en jachère, les champs après l’enlèvement de la récolte et les prairies après la première coupe ou la fauchaison du regain. Le droit de vaine pâture permet au bénéficiaire de mener ses troupeaux sur l’ensemble du finage et les possesseurs des terres soumises aux contraintes collectives sont tenus de les accepter.
8En dehors de ces cas, la dépaissance constitue une infraction quelle que soit l’espèce de l’animal. Cependant les amendes sont généralement plus fortes lorsque ce sont des chèvres, car celles-ci sont réputées pour avoir « la salive venimeuse et brûlante8 ». Les dégâts commis aux plantes par ces animaux sont plus sérieux que ceux qui sont causés par les autres espèces de bestiaux9. Ainsi la loi du 28 septembre-6 octobre 1791, souvent qualifiée du nom de Code rural, punit d’une amende spécifique, déterminée par le nombre de bêtes, le seul fait d’introduire des chèvres sur le terrain d’autrui. L’amende est même doublée lorsqu’elles auront causé du dommage aux arbres fruitiers, haies, vignes ou jardins, sans préjudice de la réparation civile due au propriétaire10.
9C’est là une exception, car habituellement les circonstances de l’infraction et la culpabilité de son auteur ont une incidence sur la peine encourue. On distingue tout d’abord la dépaissance sur le terrain d’autrui du simple passage des bestiaux sans avoir causé d’autre dommage que leur piétinement. La responsabilité pénale dépend ensuite du degré de la faute qui a été commise. Lorsque des bestiaux laissés sans surveillance s’échappent de l’enclos où ils étaient enfermés et causent des dégâts dans les champs alentour, le fait constitue une simple négligence de la part du prévenu qui doit être moins lourdement réprimée. Il y a en revanche une faute intentionnelle dans le cas où le bétail a été mené et conduit volontairement sur le terrain d’autrui puis laissé paître sans gardien. Le dol est encore plus répréhensible quand les animaux ont été gardés à vue ou comme l’on dit à Toulouse à la fin du XVIIIe siècle : « à garde faite et bâton planté11. » Une telle attitude présente en effet un caractère de permanence et de gravité tant du point de vue de l’intention du délinquant que de l’importance du dommage causé. L’affaire est plus sérieuse et la responsabilité pénale du propriétaire des animaux se trouve engagée à côté de celle du berger chargé de veiller sur eux.
10Aux abords des villes, les problèmes de dépaissance frauduleuse se posent souvent à propos des bêtes destinées à la boucherie12. Des portions de terroir, appelées « bolles » à Aix-en-Provence13, leur sont réservées et dans la banlieue parisienne, des règlements de police les autorisent à profiter de la vaine pâture, bien que les bouchers ne fassent valoir aucun bien sur le territoire du lieu où se trouvent leurs étables ou bergeries14.
11Il arrive cependant que les gardes conduisent les animaux hors des prairies qui leur sont attribuées ou bien ne respectent pas la vaine pâture. Suivant l’art. 10 du règlement de la capitainerie de Vincennes15 du 22 sept. 1762, il est défendu aux bergers, notamment à ceux qui gardent le cheptel des bouchers de Paris, de laisser les bestiaux entrer dans les terres emblavées ou couvertes de moisson, d’herbage, de légumes ou d’arbustes depuis le 15 mars jusqu’à ce que les récoltes aient été faites, à peine de 300 livres d’amende et de confiscation des bêtes ; le Parlement de Paris a établi le même règlement de police par arrêt du 4 avril 1669.
12Les difficultés sont encore plus grandes pour les conducteurs de bestiaux allant à la foire ou en revenant. Ils ont le droit de les faire paître sur les bords des routes, mais les font parfois entrer plus loin dans les champs, à la nuit tombée, ce qui les expose à la vindicte du propriétaire du terrain endommagé16.
13Sous l’Ancien Régime, le délit de dépaissance est soumis à l’arbitraire du juge en ce sens que, pour chaque affaire, celui-ci choisit la sanction la mieux adaptée aux « exigences du cas17 ». Le lieu de prédilection de cet arbitraire est la peine pécuniaire, mais il arrive que des amendes plus ou moins lourdes en raison des circonstances soient prévues par des textes. Le professeur Anne Zink montre ainsi dans son ouvrage Clochers et troupeaux comment la coutume de Saint-Sever organise le droit de pâturage et prévoit des amendes pour les dommages « faits et donnez par le bestail es héritages et biens d’autruy » ; les coutumes de Marsan et de Dax ont des dispositions voisines18.
14Des règlements peuvent aussi être établis par les communautés d’habitants et, dans les villes, les bureaux de police ou les autorités municipales prennent des ordonnances à ce sujet. À titre d’exemple, les capitouls de Toulouse décident, le 14 novembre 1739, de faire cesser les fraudes et les abus qui se commettent dans le gardiage en matière de pâturage. Leur ordonnance, divisée en onze articles, prévoit pour chaque cas de dépaissance frauduleuse une amende forfaitaire de 500 livres, en fonction de l’espèce (gros et menu bétail), du terrain endommagé (vignes, bois, enclos) et de la saison afin de tenir compte des règles de vaine pâture19.
15À la suite des délits qui sont commis et des poursuites engagées par les propriétaires des terrains devant la justice, les parlements prononcent aussi des arrêts de règlement destinés à faire cesser les abus. Un arrêt du Parlement de Paris du 9 mai 1777, applicable dans la sénéchaussée de Saumur, rappelle, entre autres, l’interdiction faite aux habitants des paroisses d’avoir plus d’une bête à laine et son suivant par arpent de terre labourable, pour empêcher les délits occasionnés par la multiplicité des moutons et brebis, particulièrement dans les vignes et les bois20. Deux autres arrêts de règlement du Parlement de Toulouse, le 7 mars 1739 et le 25 juin 1781, tentent d’organiser le pâturage dans les prairies situées au bord de la Garonne et de ses affluents. Des particuliers en effet, sous prétexte de leur faire manger l’herbe dans les prés de petite contenance qu’ils possèdent, mêlés et contigus avec ceux d’autres propriétaires, en profitent pour envoyer leurs bestiaux dans les prairies voisines. La dépaissance en dehors de leurs prés est tolérée dans la période de vaine pâture, mais elle est interdite du 1er mars jusqu’à ce que le foin soit retiré, à peine de 500 livres d’amende. La même sanction pécuniaire est infligée à tous ceux qui, en n’importe quelle saison, envoient paître leurs moutons, brebis et cochons sur le terrain d’autrui, car ces animaux arrachent l’herbe « si nécessaire pour le bétail à grosse corne »21.
16L’existence des coutumes, des ordonnances de police ou des arrêts de règlement ne lie pas cependant les juges. Ceux-ci peuvent toujours s’en écarter, pourvu que ce soit « en connaissance de cause » et « mus par de bonnes raisons ». Ainsi le 5 septembre 1781, à cinq heures du matin, un mesureur en grains de Toulouse surprend cinq bœufs, une vache, un taureau et un veau, appartenant aux fournisseurs de la boucherie dans son pré de Peyriolle qui n’a pas encore été entièrement fauché. Il saisit aussitôt le tribunal capitulaire22 et demande que soit prononcée l’amende de 500 livres prévue à la fois par l’ordonnance municipale de 1739 et les arrêts de règlement du Parlement. Après estimation des dégâts par un constat d’huissier, les capitouls condamnent le garde-bœufs et un maître-valet à une amende infiniment plus modérée de 12 livres pour tenir lieu du dommage, puis les propriétaires des bestiaux sont reconnus civilement responsables23.
17La dépaissance sur le terrain d’autrui est ensuite réglementée par le Code rural de 1791 et le Code pénal de 1810 qui se combinent entre eux pour la réprimer. Les peines sont dorénavant déterminées par la loi, mais un problème se pose, celui de classer cette infraction parmi les trois grandes catégories établies en fonction de la gravité objective que leur attribue le législateur. Est‑ce un délit proprement dit ou une contravention de police ? en d’autres termes, la dépaissance est-elle du ressort du tribunal correctionnel ou bien la connaissance en appartient-elle à la justice de paix ?
18La question peut se présenter dans les différentes hypothèses qui ont déjà été rencontrées :
191°) Le passage des bestiaux dans un champ ensemencé ou chargé de récolte constitue une contravention de deuxième classe punie par l’article 475-10 du Code pénal d’une amende de 6 à 10 francs. Il en est de même dans les prés en regain, non fauchés, ou les prairies naturelles qui en toutes saisons sont en état de production permanente. Lorsque la récolte a été faite mais n’a pas encore été enlevée, le passage n’est alors qu’une contravention de première classe, punie par l’article 471-14 d’une amende de 1 à 5 francs.
202°) La divagation de bestiaux abandonnés est aussi une contravention punie par le Code rural de 1791 et la loi du 23 thermidor an IV (10 août 1796) d’une amende équivalente à trois journées de travail.
213°) Le fait d’avoir conduit des animaux sur le terrain d’autrui, qu’il soit ensemencé ou chargé de récolte, est un délit rural de la compétence du tribunal correctionnel. D’après l’article 24 du titre 2 du Code rural, l’amende encourue est une somme égale à la valeur du dédommagement dû au propriétaire. Elle est du double si le délit a été commis dans un enclos et, selon les circonstances, le prévenu peut être condamné à une peine d’emprisonnement. C’est le cas en particulier, suivant l’article 26, de celui qui a été trouvé gardant à vue ses bestiaux dans les récoltes d’autrui. Il doit être condamné à une amende égale à la somme du dédommagement et peut être puni d’une peine de prison qui ne doit pas cependant excéder une année.
22Par la suite, la loi du 28 avril 1832 a requalifié la conduite des animaux sur le terrain d’autrui en contravention de troisième classe punie d’une amende de 11 à 45 francs. Pour cela, l’article 24 du Code rural a été abrogé et remplacé par un dixième paragraphe ajouté à l’article 479 du Code pénal, mais la garde sous les yeux et la surveillance du berger, punie par l’article 26, demeure un délit passible d’une peine correctionnelle24.
23Très souvent ces contraventions et délits aboutissent à des violences qui s’exercent d’abord sans pitié sur les animaux. La coutume de Castets, dans les Landes, « donne la liberté de tuer une oie de chaque troupeau prise sur ses terres, mais elle ne donne pas la même liberté ni sur les poules, ni sur les pigeons »25. L’article 12 du titre 2 du Code rural de 1791 permet de tuer les volailles de quelque espèce que ce soit, lorsqu’elles ont causé des dommages, mais seulement sur les lieux et au moment du dégât. Pour le gros et le menu bétail, le propriétaire ou le fermier qui subissent le dommage ont le droit de saisir les animaux sous l’obligation de les faire conduire, dans les vingt-quatre heures, au lieu du dépôt désigné à cet effet par la municipalité.
24Les dégâts d’animaux sur le terrain d’autrui provoquent aussi des tensions et des ressentiments qui débouchent parfois sur un cycle de violences. Lorsqu’en décembre 1787, à Léguevin, près de Toulouse, l’épouse d’un meunier veut chasser de son jardin semé de méteil une jument appartenant à un chirurgien, celui-ci, « homme violent qui se croit tout permis », poursuit la femme en la traitant de « garce, bougresse, salope, ivrogne et autres termes injurieux ». Ayant un râteau à la main, le meunier vient au secours de son épouse en se montrant agressif. Le chirurgien, armé d’un fusil de chasse, le couche en joue en le menaçant que, s’il bougeait, il le tuerait sans rémission. Heureusement le fusil n’était pas chargé ; c’est pourquoi le juge seigneurial de Léguevin, par sentence du 26 février 1788, renvoie le chirurgien des fins de la poursuite26. L’affaire est plus grave en 1670 à Lusignan, près de Poitiers. Le dimanche 3 août, à dix heures du soir, un marchand, son gendre et un fabricant d’huile, habitant la petite ville, se rendent dans un pré qu’ils tiennent à ferme, situé sur les bords de la Vonne. Ils y surprennent les deux fils de Jacques Rabault, seigneur de la Gaucherie, « lesquels gardaient leurs chevaux dans ledit pré et faisaient manger l’herbe d’icelui ». Après une vive altercation, les deux jeunes nobles tirent des coups de pistolet, blessent le gendre du marchand et tuent le fabricant d’huile. Les criminels s’enfuient et disparaissent du pays, mais le siège royal de Lusignan les condamne par contumace à la peine de la roue27.
25Les gardes messiers chargés de surveiller les récoltes et les gardes vignes, puis les gardes champêtres qui les ont remplacés à partir de la Révolution tentent de faire respecter les règlements. Ils se mettent en embuscade, le plus souvent à la nuit tombée ou le matin à l’aube, pour dresser les procès-verbaux de dépaissance. À cette occasion, comme l’a montré Frédéric Chauvaud pour l’arrondissement de Rambouillet au XIXe siècle, les gardes sont exposés à la vindicte des délinquants qu’ils surprennent. Le plus souvent la fureur se traduit par un face à face immédiat, mais la riposte peut tarder plusieurs jours, voire plusieurs mois28. La haine est tenace à la campagne pour tout ce qui touche à la propriété et à la nourriture des animaux.
Les dégâts commis dans les forêts
26La forêt est un espace nourricier pour les bestiaux29, mais il faut également protéger les arbres contre toute espèce de dégradation. C’est pourquoi l’ordonnance de 1669 a édicté un certain nombre de règles de police qui ont été reprises dans le Code de 1827. Dans les bois soumis au régime forestier, l’exercice des droits d’usage en pâture y est subordonné à une déclaration préalable de défensabilité par l’administration. Un canton de forêt est déclaré défensable lorsqu’il est jugé capable de supporter, sans grave inconvénient, l’introduction du bétail. D’autres règlements sont imposés afin de d’identifier les animaux et de prévenir toute forme de dégât. Les bêtes doivent être réunies en un troupeau commun conduit par un ou plusieurs pâtres, elles doivent recevoir une marque spéciale différente pour chaque paroisse ou commune et la durée du pâturage est limitée à quelques mois dans l’année. Chaque animal doit en outre être muni d’une clochette pour avertir des lieux où il s’est échappé, permettre aux pâtres de courir le rattraper et renseigner les gardes qui pourront le saisir et dresser procès-verbal30.
27De manière générale, les règles sont plus rigoureuses en milieu forestier qu’en milieu champêtre. C’est ainsi qu’il est interdit de conduire ou de faire conduire des chèvres dans les bois mais également des moutons et des brebis. Ces animaux sont en effet le fléau des jeunes taillis. Ils paralysent la reproduction à tel point que les jeunes arbres dont les pousses ont été abrouties par ces animaux doivent être recépés, c’est-à-dire coupés à ras de terre pour les empêcher de dépérir31. La prohibition est d’ordre public et doit être observée nonobstant tous titres et possessions contraires32. La sanction prévue par le Code forestier consiste : 1°) à l’égard du propriétaire usager en une amende double de celle infligée lorsque les animaux de même espèce ont été trouvés abandonnés en forêt : 2°) à l’égard du berger en une amende fixe de 15 francs à laquelle s’ajoute, en cas de récidive, un emprisonnement de cinq à quinze jours. Les poursuites sont dirigées à la fois contre le propriétaire des animaux et le berger qui peuvent être condamnés l’un et l’autre pour la même infraction33.
28Par ailleurs, il est dans la nature de l’usage de servir aux seuls besoins de l’usager et de sa famille, jamais de lui procurer des facilités de commerce. Cette destination exclusive se trouvait à propos de la glandée des porcs dans la coutume de Nivernais34. Elle a été reprise de manière générale par l’ordonnance des Eaux et Forêts35 et consacrée par le Code de 1827. Suivant l’article 70 : « Les usagers peuvent jouir de leur droit de pâturage que pour les bestiaux à leur propre usage et non pour ceux dont ils font le commerce. » Cependant, l’interdiction ne vise pas les vaches qui sont élevées pour la production laitière et la fabrication du fromage36. Rien n’empêche non plus d’introduire en forêt des bœufs donnés à cheptel lorsqu’ils sont destinés aux travaux nécessités par l’exploitation agricole, comme il a été jugé par deux arrêts du Parlement de Paris37, le 24 juin 1628 et le 13 juin 1722, mais il est interdit, par exemple, d’y envoyer des bestiaux achetés pour les engraisser afin de les revendre38.
29Lorsque le pâturage a lieu sans droit ou sans observer les formalités prescrites pour son exercice, il constitue un délit forestier. Cette infraction, dans l’ordonnance de 1669, entraîne la confiscation des bêtes au profit du roi39 et donne lieu à une amende suivant un tarif fixe pour chaque espèce d’animaux. Contrairement au droit criminel ordinaire où règne le principe de l’arbitraire, la peine s’impose aux maîtrises particulières et grueries royales de manière impérative. La seule constatation du fait suffit pour appliquer l’amende et toutes les conditions relatives aux circonstances du délit ne peuvent la modifier. Parmi les plaintes portées devant la maîtrise des Eaux et Forêts de Poitiers entre 1760 et 1790, les délits en matière de pâturage et d’abroutissement comptent pour 13,3 % des infractions, loin derrière les prises de bois (35,2 %) et les délits de chasse (25,6 %)40. Cependant les amendes sont très lourdes. En application de l’ordonnance qui prévoit une amende de 20 livres pour chaque cheval, bœuf ou vache trouvés en délit, un laboureur est condamné en 1759 à 40 livres envers le roi pour avoir envoyé pacager, brouter et « agaster » deux mules dans la forêt de Moulière, au nord-est de Poitiers41. En 1762, le nommé Jean Drault est condamné à payer 163 livres d’amende pour avoir laissé onze bêtes à cornes pâturer dans les bois appartenant à l’abbé de Montierneuf42.
30Le Code forestier supprime la peine de la confiscation tout en maintenant l’amende pour sanctionner le délit ou la contravention. Il autorise toutefois la saisie des bestiaux par les gardes et leur mise sous séquestre pour offrir une garantie en cas d’insolvabilité de l’auteur de l’infraction43.
31Il est également tenu compte de l’âge des bois dans lesquels le délit est commis. Le dommage causé par des bestiaux dans un jeune taillis est en effet beaucoup plus grave que s’il a lieu dans une forêt où les arbres sont robustes. Lorsque le bois a moins de six ans, le Code rural de 1791 prononce une amende double de celle édictée pour le cas où le bois a six ans et au-delà44. Le Code forestier de 1827 porte cette aggravation de la peine jusqu’à la limite de dix ans45.
32Le délit de pâturage existe par le seul fait que des animaux sont introduits ou « trouvés » en site interdit. La loi n’exige pas que l’animal ait commencé à paître. L’infraction est constituée indépendamment de tout dommage causé aux plantations. Le principe existait déjà dans l’ordonnance de 1669 ; il est encore applicable sous l’empire du Code forestier. Le fait matériel de pâturage n’a pas besoin d’être constaté dans le procès-verbal dressé par le garde. Il suffit qu’un animal visé par la loi ait été appréhendé en forêt pour établir l’infraction. Le propriétaire sera condamné à l’amende prévue par les textes, même si le procès-verbal n’énonce pas que le bétail a brouté de l’herbe ou des feuilles.
33La personne responsable est toujours le propriétaire des animaux, bien que le délit ait pu avoir été commis par un pâtre. Il importe en effet de diriger l’action contre un répondant sérieux, or les pâtres sont souvent des enfants et généralement des gens insolvables. On considère en outre que le propriétaire profite du délit, même s’il ne l’a pas commis personnellement. Les textes n’envisagent donc pas de poursuites contre les gardiens des animaux, mais il ne faudrait pas en conclure qu’ils sont complètement hors de cause. En vertu du principe général de responsabilité pénale du fait personnel, l’auteur de tout délit peut être poursuivi. Par conséquent l’action publique et l’action civile peuvent être exercées à volonté, soit contre le propriétaire des bestiaux, soit contre celui qui les conduisait. Tous deux pourront être solidairement condamnés aux amendes prévues pour le fait de pâturage ainsi qu’à des dommages-intérêts46.
34La répression est exemplaire et très souvent les délits de pâturage ou d’abroutissement se mêlent à d’autres infractions en matière de défrichement ou d’affouage. Parfois les abus s’amplifient et dégénèrent en violences, dans un cycle continu d’inimitiés et de ressentiments à l’égard des gardes forestiers. En l’an XI, un juge de paix de Saint-Laurent-du-Pont signale au préfet de l’Isère une « effervescence dangereuse » dans la forêt nationale de Rocharey, lorsque les adjudicataires d’une coupe ont fait citer plusieurs habitants de la commune de Miribel contre lesquels un garde forestier avait dressé procès-verbal pour avoir « coupé du bois broussaille et fait pâquerer leurs bestiaux dans la partie vendue »47. Il s’agit le plus souvent de chasser simplement le garde, de lui donner une bonne leçon et de se venger de sa partialité, mais il y a parfois des émeutes et des soulèvements organisés. À partir de 1829, un conflit entre l’État et des délinquants forestiers, à propos des pâturages dans les montagnes de l’Ariège, donne lieu à la « guerre des demoiselles », ainsi nommée parce que les rebelles se déguisaient avec des chemises de femmes48.
*
* *
35Le délit ou la contravention de dépaissance constituent encore une part non négligeable de l’activité des tribunaux correctionnels et des justices de paix dans la première moitié du XIXe siècle. Par la suite, l’infraction est en régression et cela pour plusieurs raisons. Il y a tout d’abord une offensive générale contre l’exercice des droits d’usage dans les forêts et contre la vaine pâture, dont le principe est aboli par deux lois de 1889 et 1890. Chacun est maître chez soi, avec le droit de clore sa propriété, et tout est mis en œuvre pour décourager le droit de pâturage des bestiaux sur le terrain d’autrui. Il faut aussi tenir compte de la modernisation des techniques agricoles et sylvicoles qui ne peut plus supporter les droits collectifs. Partout l’individualisme agraire progresse et les propriétaires de bestiaux eux-mêmes se contentent de les envoyer paître sur les terres de leur exploitation. Si enfin des poursuites sont engagées à la suite d’une plainte ou du procès-verbal dressé par le garde, l’affaire aboutit rarement à un jugement. Une transaction est souvent conclue entre celui qui exploite le terrain ou l’administration des Eaux et Forêts et le propriétaire des animaux.
36Aujourd’hui l’infraction de pâturage est une contravention de cinquième classe prévue par le Code forestier, mais en milieu champêtre elle n’a plus de caractère spécifique. Dans le nouveau Code pénal de 1995, c’est seulement sous le couvert de l’article R 635-1, relatif aux destructions, dégradations et détériorations dont il est résulté un dommage léger, que les faits en cause peuvent également être punis de l’amende prévue pour les contraventions de cinquième classe.
Notes
1 Il n'est pas possible d'énumérer tous les ouvrages et articles qui ont étudié les différents cheptels ; pour un bilan sur la question, voir Éric Baratay (Éric) et Mayaud (Jean-Luc), « Un champ pour l'histoire : l'animal » et « L'histoire de l'animal : Bibliographie », Cahiers d'histoire, L'Animal domestique XVIe-XXe siècle, t. XLII, 1997, p. 409-442 et 443-480.
2 Littré (Émile), Dictionnaire de la langue française, 1883, t. 2, v° Dépaissance.
3 Larousse (Pierre), Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-76, t. 8, v° Dépaissance.
4 Jousse (Daniel), Commentaire sur l'ordonnance des eaux et forêts, Lyon, 1782, p. 207 ; Proudhon (Jean-Baptiste), Traité des droits d'usage, Dijon, 1836, t. 1, p. 54-56.
5 Dalloz (Désiré), Répertoire méthodique et alphabétique de législation de doctrine et de jurisprudence, 1849, t. 15, v° Dépaissance.
6 Un recueil de poèmes en patois poitevin, la Gente Poitevin'rie (éd. par J. Pignon, Paris, D'Artrey, 1960) écrit semble-t-il par des juristes et publié en 1572, se moque de la naïveté des paysans et de la cupidité de leurs défenseurs. Pour mieux souligner le ridicule des situations en cause, l’objet des litiges est volontairement dérisoire. Parmi les poèmes, la Loittre de Tenot à Pierrot qui parle de moult de bea cas (p. 65-75) évoque, entre autres, un procès à propos de « cinq ou six oysons » qui ont causé des dégâts dans un champ. La procédure traîne près de six ans et, pendant ce temps, les parties sont une proie facile pour des procureurs braillards, prétentieux et avides d'argent ; voir Augustin (Jean-Marie) : « Justice et patois au XVIe siècle : La Gente Poitevin'rie », Journées régionales d'Histoire de la Justice, Poitiers, 13-14 nov. 1997, Publications de la Faculté de droit et des Sciences sociales de Poitiers, t. 35, 1999, p.209-222 et « Les procès dans la Gente Poitevinrie », « Écrire et parler poitevin-saintongeais du XVIe siècle à nos jours », Bignoux (86) et La Crèche (79), Parlanjhe Vivant-Geste Éditions, 2002, p. 13-21.
7 Soboul (Albert), « Problèmes de la communauté rurale en France aux XVIIIe-XIXe siècles », Recueil de la Société Jean Bodin, Les communautés rurales, vol. XLIII, 1984, p. 581-614 ; Coudert (Jean), « La vaine pâture dans les pays de la Meurthe au XIXe siècle », Mél. Pierre Voirin, LGDJ-Pichon et Durand-Auzias, 1967, p. 129-161 ; Clère (Jean-Jacques), « La vaine pâture au XIXe siècle, un anachronisme ? », Annales historiques de la Révolution française, t. 247, 1982, p. 113-128 ; Augustin (Jean-Marie), « La rédaction des usages ruraux dans le département de la Vienne sous le Second Empire », Terre, Forêt et droit, Presses universitaires de Nancy, 2006, p. 19-31.
8 Denisart (Jean-Baptiste), Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprnudence actuelle, Paris, 1771, t. 1, v° Chèvres, p. 466.
9 Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Paris, 1784, t. 3, v° Chèvres, p. 432‑433.
10 On distingue toutefois entre les lieux qui sont sujets à la vaine pâture où les chèvres peuvent être menées aux champs, à condition d'être attachées ou bien rassemblées en troupeau commun, et les lieux qui ne le sont pas où l'interdiction est générale (Loi du 28 sept.-6 oct. 1791, tit. 2, art. 13).
11 Arch. dép. Haute-Garonne, 101-B-366, 4 oct. 1786, Pierre Maury/ fille de Jean Gaillaguet.
12 Garnier (Bernard), « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cah. d'histoire, t. XLII, 1997, p. 575-612.
13 Sautel (Gérard), Une juridiction municipale de police sous l'Ancien Régime, le bureau de police d'Aix-en-Provence, thèse droit, Paris, Sirey, 1946, p. 80-81.
14 Denisart (Jean-Baptiste), ouv. cité, t. 1, v° Banlieue, p. 271 et t. 3, v° Pâturage, p. 621-623.
15 Guyot, ouv. cit., t. 2, v° Berger, p. 306.
16 Loi du 28 sept.-6 oct. 1791 (Code rural), tit. 2, art. 25 : « Les conducteurs des bestiaux revenant de foire ou les menant d'un lieu à un autre... ne pourront les laisser pacager sur les terres des particuliers, ni sur les communaux, sous peine d'une amende de la valeur de deux journées de travail, en outre le dédommagement. L'amende sera égale à la somme du dédommagement si le dommage est fait sur un terrain ensemencé, ou qui n'a pas été dépouillé de sa récolte, ou dans un enclos rural. »
17 Schnapper (Bernard), Les peines arbitraires du XIIIe au XVIIIe siècle, doctrine savante et usages français, LGDJ, 1974.
18 Clochers et troupeaux, Les communautés rurales des Landes et du Sud-Ouest avant la Révolution, Presses universitaires de Bordeaux, 1997, p. 75-80.
19 Arch. mun. Toulouse, BB 160, p. 28-30.
20 Cité par Guyot, ouv. cité, t. 13, v° Pâturage, p. 5-7.
21 Arch. dép. Haute-Garonne, B 1487, f° 67-69 et B 1803, f° 450-451 v°.
22 Augustin (Jean-Marie), « Les capitouls juges des causes criminelles et de police à la fin de l'Ancien Régime (1780-1790) », Annales du Midi, t. LXXXIV, 1972, p. 183-211.
23 Arch. dép. Haute-Garonne, 101-B-345, 5 sept. 1781, Nicolas Brousse/Jean Loubiès dit Pichi, Jean-Pierre Daidé et autres.
24 Dalloz (Désiré) et Vergé (Charles), Les codes annotés, Code pénal, Paris, 1881, p. 973-974, 997-998, 1031-1033 et appendice, p. 19-20 et 24-25.
25 Cité par Zinc (Anne), Clochers et troupeaux, p. 79.
26 Arch. dép. Haute-Garonne, 101-B-372, 10 janv. 1788, Jean Duffour et Cécile Comère mariés/ Claude Claverie.
27 Arch. dép. Vienne, B VI-32, 3 fév. 1671 ; avec mes remerciements à M. Yves Couturier qui m'a signalé ce document.
28 Les passions villageoises au XIXe siècle Les émotions rurales dans les pays de Beauce, du Hurepoix et du Mantois, Publisud, 1995, p. 120-131.
29 Corvol (Andrée), L'homme aux Bois Histoire des relations de l'homme et de la forêt (XVIIe-XXe siècle), Fayard, 1987, p. 7-48 ; Augustin (Jean-Marie), « La propriété et les droits d'usage des habitants de la terre de Mouthe dans la forêt du Noirmont », Mél. Roland Fiétier, Annales littéraires de l'Université de Besançon, 1984, p. 31-57.
30 Ordonnance des Eaux et Forêts de 1669, tit. 19, art. 6 à 9 ; Code forestier de 1827, art. 71 à 77.
31 Dalloz (Désiré), ouv. cité, t. XXV, v° Forêts, p. 478.
32 La prohibition est complète et absolue à l'égard des chèvres, mais cela n'empêche pas les délits (voir Fruhauf (Christian), « Les délits forestiers en pays de Sault au XVIIIe siècle », Annales du Midi, t. XCV, 1983, p. 391-427 et BRELOT (Claude-Isabelle), « Pour une histoire des forêts comtoises dans la première moitié du XIXe siècle : le procès de la Haute-Joux », Société d'émulation du Jura, Travaux présentés par les membres de la Société en 1977 et 1978, Lons-le-Saunier, 1979, p. 181-225) ; en ce qui concerne les moutons, seule une décision ministérielle peut y déroger.
33 Art. 78 ; cette interdiction avait déjà été formulée, en 1541, par François 1er, puis par l'art. 13, tit. 19, de l'ordonnance de 1669.
34 Chap. 17, art. 19 (Boudot de Richebourg (Charles), Nouveau coutumier général, Paris, t. 3, p. 1142).
35 Tit. 19, art. 14 de l'ordonnance de 1669.
36 Proudhon (Jean-Baptiste), ouv. cité, t. 2, p. 83-84 ; le juriste qui est né à Besançon, pense en particulier aux fruitières des montagnes du Jura.
37 Rapportés par Pecquet, Loix forestières de France, Commentaire historique et raisonné sur l'ordonnance de 1669, Paris, 1753, t. 1, p. 524.
38 Meaume (Édouard), Commentaire du Code forestier, Paris, 1844, t. 1, p. 809-810.
39 Tit. 32, art. 10.
40 Arch. dép. Vienne, B 60 à 76 : les estimations ont été faites sur 187 plaintes car le nombre des jugements est insuffisant pour avoir une évaluation correcte ; voir Dumontet (Éric), La Maîtrise particulière des Eaux et forêts de Poitiers de 1669 à 1790, thèse droit Poitiers, 2000.
41 Arch. dép. Vienne, B 100, 16 janv. 1659, Jean Percevant.
42 Arch. dép. Vienne, B 100, 14 août 1762.
43 Art. 161.
44 Tit. II, art. 38 de la loi du 28 sept.-6 oct. 1791.
45 Art. 199.
46 Meaume (Édouard), ouv. cité, t. 2, p. 934-935.
47 Arch. dép. Isère, 6P1/3, 14 floréal an XI (4 mai 1803) cité par Chevallier (Pierre) et Chevallier et Couailhac (Marie-José), L'administration des Eaux et Forêts dans le département de l'Isère au XIXe siècle, Grenoble, Centre de recherche d'histoire économique sociale et institutionnelle, 1983, p. 77-78.
48 Baby (François), La guerre des demoiselles en Ariège (1829-1872), La Roque d'Olmes, 1972 ; Merriman (John), « The Demoiselles of the Ariège, 1829-1831 », 1830 in France, New-York, 1975, p. 87-118 ; Soulet (Jean-François), Les Pyrénées au XIXe siècle, Toulouse, Éché, 1987, p. 615.