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Histoire du droit, des institutions et des idées politiques
Le Mémoire sur les municipalités (1775) et la réforme administrative à la fin de l’Ancien Régime
Par Éric GOJOSSO
Publication en ligne le 13 mai 2019
Table des matières
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Histoire du droit, des institutions et des idées politiques (version PDF) (application/pdf – 1,6M)
Texte intégral
Le Mémoire sur les municipalités (1775)
et la réforme administrative
à la fin de l’Ancien Régime
1Si la question des collectivités locales occupe à partir de 1750 une place plus importante dans la réflexion sur la réforme de l’administration, ses moyens et ses modalités, la rédaction du Mémoire sur les municipalités marque un véritable tournant, salué il y a peu encore par Eduardo Garcia de Enterria dans son essai intitulé Révolution française et administration contemporaine1.
2Sans qu’il soit possible d’apprécier leur contribution respective, le Mémoire sur les municipalités a été mis en forme en août 1775 par Dupont de Nemours sur les indications de Turgot, alors contrôleur général des finances2. Prévu pour être appliqué à l’automne 17763, différé d’une année pour cause de guerre des farines, ce plan ne fut jamais suivi d’effets en raison de la disgrâce du ministre. Le roi qui en prit connaissance dans ce contexte4, le jugea incompatible avec la constitution traditionnelle de la monarchie, se ralliant ainsi à l’opinion exprimée par les parlementaires hostiles aux édits abolissant les jurandes et les corvées. Bien qu’inédit, le texte sur les municipalités fut néanmoins diffusé, principalement au sein de la « secte » des économistes qui fournissait au contrôleur général ses principaux collaborateurs (Dupont bien sûr, l’abbé Baudeau ou Condorcet à cette date). En 1778, Dupont en adressa même une copie au margrave de Bade, toujours très attentif aux travaux des physiocrates. Il fallut cependant attendre 1787 et la clôture de la première assemblée des notables pour que le Mémoire fût enfin publié dans un recueil intitulé Œuvres posthumes de M. Turgot comprenant des Observations d’un républicain dues à Brissot5. Si l’on en croit Dupont lui-même, ce serait le comte de Mirabeau à qui il en avait remis un exemplaire lors de son séjour au donjon de Vincennes, qui l’aurait vendu au libraire6.
3L’influence du projet avorté excéda pourtant le champ strict de la spéculation administrative. Calonne, en 1786, et Loménie de Brienne dans une moindre mesure, l’année suivante, lui sont redevables d’une partie de leurs idées. Les Constituants de 1789 s’en inspireront très largement pour définir la notion de « pouvoir municipal » et réorganiser l’administration du royaume7. C’est dire l’importance d’un texte dont l’originalité transparaît doublement, d’abord dans l’intention de redéfinir globalement les cadres territoriaux de l’activité administrative en s’écartant de la logique du « mille-feuille » institutionnel caractéristique de l’Ancien Régime, ensuite dans la volonté de composer ces municipalités au rebours des principes de la société d’ordres en installant une nouvelle élite, celle des propriétaires.
4I. Dans son ouvrage Liberté, libertés locales chéries, François Burdeau distingue trois courants favorables à la décentralisation au XVIIIe siècle : l’un traditionaliste, l’autre utilitariste, le dernier patriote8. L’ambition des penseurs traditionalistes tels que Fénelon, Saint-Simon, Boulainvilliers ou Montesquieu n’est pas d’ordre administratif ; elle participe plutôt de la lutte contre l’absolutisme monarchique qui s’est développé en écrasant une aristocratie nobiliaire désireuse de retrouver la première place dans l’Etat. C’est pourquoi leurs vues décentralisatrices restent sinon fragmentaires, du moins lacunaires. Lorsque la question des libertés locales gagne en acuité à partir du milieu du siècle, des écrivains comme Lavie9 ou Du Buat Nançay ne négligent pas de l’aborder, mais ne le font jamais que de manière superficielle10.
5Le second courant doctrinal, celui des utilitaristes, regroupe principalement le marquis d’Argenson et les partisans de la physiocratie. Les écrits de Necker s’inscriraient d’ailleurs partiellement dans cette tendance. Pour tous, la décentralisation n’est pas une fin en soi. L’objectif affiché est la cohérence de l’administration générale du royaume qui passe par la rationalisation du système fiscal, deux thèmes toujours étroitement liés.
6Le troisième parti, apparu à l’extrême fin de l’Ancien Régime, est celui des patriotes qui, comme Brissot ou Condorcet, veulent surtout régénérer la monarchie en consacrant les droits de la nation et n’hésitent pas de ce fait à défendre tactiquement telle ou telle forme de décentralisation.
7Le plan dressé par Dupont et Turgot est rangé par François Burdeau dans la catégorie utilitariste11, selon un point de vue qui appelle quelques remarques. Si l’on peut accorder que les utilitaristes s’insèrent dans le cadre de la monarchie absolue –les propos du marquis d’Argenson ne laissent pas d’être éclairants sur ce point12, ceux des physiocrates également–, s’ils ne cherchent au mieux qu’à redéfinir de manière optimale l’exercice du pouvoir, force est de reconnaître au projet du contrôleur général une certaine ampleur qui tranche parfois avec les réformes prônées par les disciples de Quesnay. A cet égard, on y reviendra, la rédaction du Mémoire enregistre une indéniable avancée qui affecte durablement la façon dont est conçu l’agencement des collectivités au sein de la monarchie, particulièrement chez les « économistes ». Certes, la filiation est du point de vue politique évidente : Turgot et Dupont ne cherchent aucunement à instituer des contre-pouvoirs ou à associer la nation aux décisions publiques13, ce que Brissot a bien compris. Partant, la réflexion se place résolument dans un cadre absolutiste14 et il ne faudrait pas se laisser abuser par telle formule du Mémoire soulignant l’absence de constitution15. Outre une réelle polysémie maintes fois relevée au XVIIIe siècle, ce terme ne désigne pas ici une norme suprême édictant au niveau étatique des droits, des devoirs et des habilitations. Quelques pages plus loin, en effet, l’auteur se contente d’inviter le roi à donner aux pays d’élections « qui n’ont point de constitution, une constitution mieux organisée que celle dont s’enorgueillissent aujourd’hui les pays d’Etats »16. Le mot renvoie donc expressément à la structure administrative, selon une acception qu’on rencontrera encore sous la plume de Brissot et de Sieyès, en juillet 1789, lorsqu’ils se pencheront sur la « constitution municipale » de Paris17.
8Les propositions de Turgot restent compatibles avec la monarchie d’Ancien Régime car elles ne tendent qu’à réaliser une décentralisation somme toute restreinte. L’orientation décentralisatrice est difficilement contestable dans la mesure où le pouvoir de décision concernant certaines matières strictement définies est confié localement à des instances élues et non à des agents nommés18. Cette première innovation est capitale car elle présuppose la reconnaissance d’un intérêt municipal particulier que le pouvoir a trop longtemps occulté pour privilégier le seul impératif fiscal : « On a eu autrefois la mauvaise politique d’empêcher les communautés de se cotiser pour faire ainsi les travaux publics qui peuvent les intéresser. […] La raison pour laquelle on s’opposait à ces dépenses particulières de village, était la crainte qu’ils n’en eussent plus de peine à acquitter les impôts. Cette raison est mal vue ; car les villages, ne pouvant se porter à ces sortes de travaux que pour leur utilité commune, il est clair qu’en faisant ce qu’ils reconnaissent être leur propre avantage, ils se mettent plus à leur aise et augmentent leur faculté de payer19. » La consécration de cet intérêt spécifique et différencié permet de faire émerger l’idée bientôt ratifiée par l’édit de juin 1787, quoique déjà présente chez le marquis de Mirabeau dès 175820, selon laquelle les collectivités ont une double mission à remplir : collaborer à l’administration générale en répartissant l’impôt21 et gérer les affaires locales, en l’occurrence, les travaux publics « spécialement nécessaires », l’assistance aux nécessiteux et les secours à apporter en cas de calamités naturelles22.
9Les municipalités bénéficient de la sorte d’une forme d’autonomie sans être pour autant libérées de la présence des intendants, toujours mentionnée23 et c’est la première réserve qu’on peut formuler. Limitée dans son champ matériel, ne rejetant pas l’institution du commissaire départi, la réforme ne vaut en outre que pour les pays d’élections. Assurément, Turgot et Dupont caressent l’espoir de voir les autres provinces renoncer à leurs Etats et adopter les structures ministérielles24, mais la contrainte n’est à aucun moment envisagée. De plus, en vertu d’un régime dérogatoire, des métropoles comme Paris ou Lyon restent sous l’emprise du pouvoir royal. Le monarque y conserve le droit de choisir les officiers municipaux qui pourraient n’être pas entièrement investis de la police urbaine, partagée avec le représentant du prince. Tenue en suspicion, l’administration communale de ces grandes villes est également concurrencée par des organes inférieurs, les assemblées paroissiales, compétentes dans leur quartier en matière de travaux et d’assistance aux pauvres. Les officiers municipaux ne sont plus concernés que par les « travaux et édifices publics, les quais, les ports, le pavé », domaines pour lesquels ils sont d’ailleurs appelés à rendre des comptes aux députés des paroisses25.
10Respectueuse des droits et prérogatives du souverain, la décentralisation préconisée par Turgot se sépare néanmoins des projets antérieurs par la poursuite d’une uniformité généralisée à l’intérieur des pays d’élections. Le désir d’uniformité n’est pas en soi une nouveauté : L’Averdy l’avait présenté comme l’un des objectifs de sa réforme26. Mais avec le Mémoire de 1775, pour la première fois, tous les échelons de la pyramide administrative sont concernés et les auteurs ne reculent pas même devant la création d’une Grande municipalité ou municipalité royale dont il ne faudrait pas exagérer le rôle car elle ne possède qu’une vocation consultative27. D’Argenson ne s’était intéressé qu’aux magistratures communales, refusant la multiplication des assemblées de pays potentiellement subversives28, Lavie n’avait considéré que les districts, c’est-à-dire les élections29 et le marquis de Mirabeau la seule circonscription provinciale30. Avec Turgot et Dupont, la perspective change donc radicalement et débouche sur un véritable système de municipalités échelonnées, dans un souci de rationalisation31. A la base figurent les administrations municipales villageoises ou urbaines ; le second degré est occupé par les municipalités des élections, districts ou arrondissements ; le troisième par les assemblées provinciales et le dernier, au sommet, par la Grande municipalité. Chacune de ces formations est composée par les députés des municipalités du plan inférieur. Quel que soit leur rang, elles ont toutes à remplir des fonctions analogues : répartir les impôts et gérer les affaires particulières de leur ressort.
11Le principe d’une organisation globale apparaîtra à tel point novateur qu’il sera immédiatement répercuté dans l’opinion par les écrivains proches des milieux physiocratiques. Le premier, Le Trosne fait paraître en 1779 un ouvrage intitulé De l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt dans lequel il reprend et adapte les grandes lignes du plan de Turgot. Dans les pays d’élections, il propose en effet l’adoption d’une nouvelle division territoriale à trois niveaux –arrondissements (réunion de paroisses), districts (élections), généralités (provinces redéfinies) – et l’établissement d’un Conseil national destiné à faire entendre la voix de la nation, mais toujours dans le respect de l’ordonnance monarchique32. A l’exception de Necker dont les ambitions seront en l’espèce plus modérées, les successeurs de Turgot adhéreront globalement au schéma exposé dans le Mémoire, en écartant cependant l’idée d’une grande municipalité ou municipalité du royaume. Secondé par Dupont, Calonne envisage ainsi de créer trois degrés de conseils dans le plan qu’il soumet aux Notables, en 1787, avec à la base une assemblée paroissiale, au niveau intermédiaire une assemblée de district regroupant trente paroisses et au sommet une assemblée provinciale33. S’il remanie le texte de son prédécesseur dans un sens plus favorable aux Etats, Loménie de Brienne conserve une structure administrative à trois étages. L’édit de juin 1787 institue en conséquence des municipalités de paroisse, de district (élection ou département) et provinciales (en fait au niveau des généralités).
12Enfin, il n’est pas sans intérêt de noter que Condorcet, l’intermédiaire entre la physiocratie et les patriotes, se rallie lui aussi aux vues de Turgot, auquel il a été lié, dans son Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales, paru en 1788. Malgré un titre trompeur, il s’agit bien d’un plan d’ensemble prévoyant l’institution d’une hiérarchie d’assemblées administratives pour les communautés villageoises, les districts et les provinces. Répondant indirectement aux critiques formulées par Brissot dans les Observations qui accompagnent la première publication du Mémoire34, revenant par là même sur un thème qui lui est cher, le philosophe imagine la mise en place à chaque degré de deux types de formations. L’une n’a qu’une vocation strictement électorale : d’elle procèdent l’instance administrative du même échelon et l’assemblée élective du plan supérieur ; l’autre, en revanche, est compétente en matière décisionnelle35. Au niveau provincial, par exemple, c’est elle qui répartit l’impôt, qui prévoit les travaux publics, qui gère l’administration locale… Ce dédoublement est justifié par la volonté d’éviter la formation de « véritables corps aristocratiques », un souci obsédant chez Condorcet que partagent dans une certaine mesure Turgot et Dupont.
13II. En effet, si le ministre et son collaborateur tiennent pour la monarchie, ils en récusent toute conception historique et organiciste36, selon une attitude qui leur vaudra d’ailleurs les reproches de Louis XVI. Leur Mémoire s’ouvre sur des considérations méthodologiques qui écartent expressément toute référence à ce passé dans lequel les adversaires de l’absolutisme puisent leurs principaux arguments, tant les écrivains du parti aristocratique tel Boulainvilliers que les parlementaires exploitant les thèses controuvées du Judicium Francorum. Condorcet, Sieyès et Rabaut Saint-Etienne ne procéderont pas autrement à la veille de la Révolution et la proximité est d’autant plus grande que Turgot et Dupont fondent leur entreprise réformatrice sur les droits naturels de l’homme37 dont le parti patriote va bientôt se servir pour justifier ses prises de position.
14Sans aller aussi loin que les futurs révolutionnaires, les auteurs du Mémoire entendent régénérer la société d’Ancien Régime38. En premier lieu, ils souhaitent rétablir le lien social en brisant les cloisonnements et en surmontant les égoïsmes. Il faut permettre aux individus désunis de devenir de véritables citoyens qui participeront à la vie administrative au sein des différentes municipalités39. Ceci passe par la mise en œuvre d’une « instruction nationale » dont l’objet serait l’enseignement des devoirs de chacun à l’égard de la société et du pouvoir40. La formule peut sembler révolutionnaire et Brissot aura beau jeu de souligner que cette éducation est inopportune en monarchie car elle conduit naturellement à la république41, un régime auquel le civisme est du reste spontanément associé par les hommes du XVIIIe siècle. Pourtant, il convient de rappeler que l’éducation est un thème classique de la pensée des Lumières et que les physiocrates eux-mêmes mettent l’accent sur une nécessaire instruction sans laquelle il n’est pas possible de parvenir à la connaissance de l’ordre économique42.
15En second lieu, et on mesure une fois de plus la dette contractée envers l’école du docteur Quesnay, il importe d’en finir avec la société d’ordres et ses privilèges fiscaux. Comme le suggère le marquis de Mirabeau depuis 176843, la composition des municipalités est résolument envisagée au rebours des postulats traditionnels, en s’arrêtant au seul critère de la propriété foncière. La richesse immobilière devient donc constitutive du droit de cité44, en vertu d’un principe censitaire qui introduit une discrimination entre la campagne et la ville. Dans les municipalités rurales, tout propriétaire tirant de ses terres un revenu net de 600 livres se verrait accorder une voix entière. Le bénéficiaire de 1200 livres de revenu serait porteur de deux voix et ainsi de suite. Ceux dont les ressources n’atteignent pas ce seuil de 600 livres ne seraient pas pour autant exclus car ils restent intéressés à la bonne répartition des impositions et à l’administration locale. En conséquence, le Mémoire prévoit l’existence de citoyens fractionnaires qui n’auraient que des portions de voix, dans la mesure de leurs revenus. Pour se faire entendre, il leur appartiendrait alors de se réunir afin de former une voix entière qu’un député nommé serait chargé d’exprimer au sein de l’assemblée municipale45. Le même schéma est applicable aux villes, mais les habitations urbaines n’étant pas regardées comme productives, la limite y est fixée à 18000 livres de capital en bien-fonds46. Ce chiffre peut paraître élevé et Dupont le concède : « Il y a très peu de possesseurs de maisons dans les villes dont le terrain, occupé par leurs édifices vaille 18000 francs ; on en trouverait à peine 40 à Paris. Il en résultera que presque tous les propriétaires urbains ne seront que des citoyens fractionnaires »47, ce qui est finalement perçu comme un avantage : les assemblées générales ne réuniront pas un trop grand nombre d’individus et ne seront pas de ce fait tumultueuses.
16Au delà de mécanismes complexes sur lesquels l’opinion de Turgot n’était pas définitivement arrêtée, les auteurs du Mémoire s’accordent pour écarter des municipalités, à quelque niveau qu’elles se situent, toute considération d’état48. « Ce n’est point comme ordres distincts, mais comme citoyens propriétaires de revenus terriens, que les gentilshommes et les ecclésiastiques font partie de l’assemblée municipale de leur paroisse » prévient Dupont qui renvoie aux édits de L’Averdy49. Il en tire d’ailleurs des conséquences extrêmes. Certaines assemblées de paroisses devront être réservées aux seuls propriétaires roturiers, selon la nature de l’ordre du jour, car dans l’attente d’une véritable réforme de la fiscalité fondée sur l’égalité, les privilégiés n’ont pas à se prononcer sur la répartition des charges auxquelles ils ne sont pas assujettis50.
17Organiser la représentation des notables dans une optique que ne répudierait pas la Révolution libérale est une formule –immédiatement validée par Le Trosne51 – que Condorcet jugera encore d’actualité à la veille de 1789. Dans son Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales (1788), il souscrit à la thèse de la participation exclusive des propriétaires, « seuls véritables citoyens », et continue de distinguer les citoyens entiers des citoyens fractionnaires. A l’imitation de Dupont-Turgot, il soutient que le droit de cité ne doit être accordé qu’à « ceux qui possèdent un revenu en propriété foncière suffisant pour leur subsistance »52. Ces individus disposeront d’une voix, mais ils ne pourront plus se prévaloir d’un nombre de voix proportionnel au revenu excédant le seuil retenu53. Les propriétaires de terres moins productives obtiendront la faculté de se grouper pour élire un représentant qui exercera en leur nom ce même droit de cité54. Malgré quelques aménagements, ces dispositions participent bien de l’esprit du Mémoire sur les municipalités.
18Salué par les physiocrates et leurs amis, le principe d’une représentation censitaire suscite l’hostilité du courant aristocratique avant de provoquer celle des patriotes. Reproduisant sans le savoir les griefs énoncés par Louis XVI à l’encontre du texte de Turgot55, les partisans de la tendance réactionnaire sentent bien le danger et développent très tôt une offensive tous azimuts qui n’épargne ni les écrivains ni les ministres réformateurs. Avant même que les propositions de Calonne ne soient emportées par le flot des récriminations traditionalistes, Du Buat-Nançay s’en prend avec virulence et sans trop de rigueur aux entreprises de Necker, pourtant respectueuses des clivages organiques. Présentées comme destinées à ruiner complètement l’influence de la noblesse, elles tendent à favoriser l’avènement du despotisme ou d’une grande démocratie fédérative dont il ne veut pas56. Mais, c’est surtout le plan de Calonne, conçu par Dupont et prévoyant la participation de « l’universalité des propriétaires » nonobstant leur appartenance sociale, qui focalise les critiques57. Celles-ci proviennent du reste de personnalités ayant milité naguère dans les rangs physiocratiques. L’abbé Baudeau s’illustre dans le genre. Ancien collaborateur de Turgot, il ne recule pourtant pas devant la dénonciation de tous les projets novateurs et amplifie abondamment le reproche de nivellement des rangs. Il se plaint ainsi de la disparition des « distinctions et prérogatives de la noblesse, du clergé, [et] de la haute bourgeoisie, qui remplit les fonctions de la magistrature et de la jurisprudence »58. L’examen des procès-verbaux de la première assemblée des notables révèle également une prise de position très ferme en faveur de la division traditionnelle, associée à la constitution de la monarchie. Loménie de Brienne, appelé par le roi à succéder à Calonne, l’avait déjà noté dans l’un des Mémoires préparatoires à cette réunion59 et ceci explique les grandes orientations de l’édit du 22 juin 1787 : l’élection est certes prévue, mais les premières formations seront composées pour moitié de membres nommés par le roi, l’autre partie étant désignée par cooptation, selon un procédé proche de celui retenu par Necker pour l’administration provinciale du Berry, en 177860. Si la représentation du tiers est doublée dans les assemblées du deuxième et du troisième degrés, la division par ordre est conservée.
19Condamné par la faction conservatrice qui s’élargit politiquement à mesure qu’approche la Révolution, le projet Dupont-Turgot relayé par Calonne ne satisfait pas davantage le courant patriote. C’est ce qui ressort des Observations de Brissot qui accompagnent la publication du Mémoire. Outre que le schéma des municipalités est restreint dans son objet –il tendrait seulement à mieux assurer les rentrées fiscales et non à reconnaître l’existence de libertés locales‑, sa composition reste élitiste. Le peuple est exclu des assemblées car ses propriétés ne sont pas assez importantes. A la domination des privilégiés risque donc de se substituer celle des riches : au fond, la situation n’évoluera pas dans la mesure où une minorité l’emportera toujours sur la majorité. Pour Brissot qui réclame l’universalité du suffrage en faisant prévaloir la notion de consommation sur celle de propriété, (« tout citoyen qui consomme paie l’impôt à l’Etat ; il a donc le droit de voter »), les mesures préconisées ou mises en œuvre sont nettement insuffisantes61. Dans le même sens, Sieyès regarde les assemblées provinciales comme un pis-aller destiné à museler et à domestiquer la nation62.
20La condamnation patriote des derniers projets décentralisateurs de la monarchie ne doit pourtant pas masquer l’influence du projet de Dupont-Turgot sur l’œuvre administrative de la Constituante. Les deux lois des 14 et 22 décembre 1789 en consacrent quelques uns des aspects importants, par la généralisation de l’institution municipale, l’uniformité des circonscriptions, la reconnaissance partielle d’un intérêt local ne relevant pas de la souveraineté, du moins au niveau communal, la mise en place d’une hiérarchie à trois degrés (commune, district, département) et la désignation des administrateurs locaux par élection au suffrage censitaire.
Notes
1 Paris, Economica, 1993, p. 57 et suiv.
2 Nous suivons l’édition de G. Schelle des Œuvres de Turgot, Paris, Alcan, 1913-1923, tome 4, pp. 574-621. Le Mémoire est analysé en détail dans l’ouvrage de K.M. Baker, Condorcet, raison et politique, Paris, Hermann, 1988, pp. 266-281. Il est également présenté dans E. Faure, La disgrâce de Turgot, Paris, Gallimard, 1961, pp. 357-362.
3 Mémoire, op. cit., t. 4, p. 616.
4 Et non plus tard comme le pensait Dupont, cf. E. Garcia de Enterria, op. cit., p. 77, note (60).
5 Œuvres posthumes de M. Turgot ou mémoire de M. Turgot, Lausanne, 1787.
6 Cf. la lettre de Dupont au marquis Turgot reproduite par G. Schelle, op. cit., t. 4, pp. 573-574.
7 Cf. E. Garcia de Enterria, op. cit., pp. 80-86.
8 Paris, Cujas, 1983, pp. 14-22.
9 Sur cet auteur et ses écrits, cf. J.-P. Duprat, « Le Président Jean-Charles de Lavie critique de l’Esprit des lois » in G. Aubin (dir.), Etudes offertes à P. Jaubert. Liber amicorum, Bordeaux, PUB, 1992, pp. 189-202.
10 Du Buat Nançay ne fait pas partie des auteurs recensés par Fr. Burdeau, bien que ses vues soient aussi intéressantes que celles de Lavie. Sur cet auteur, cf. E. Carcassonne, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1927, pp. 244-260. Dans Les maximes du gouvernement monarchique, Londres, 1778, en quatre tomes, Du Buat ne consacre que quelques pages à l’autonomie provinciale (t. 4, pp. 316 et suiv.).
11 Op. cit., pp. 19-20.
12 Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, Amsterdam, Rey, 1764. Cet ouvrage semble avoir été composé autour de 1737, cf. E. Carcassonne, op. cit., p. 45. Sur le marquis d’Argenson, cf. R. Villers, « Un « républicain » malavisé : le marquis René-Louis d’Argenson (1694-1757) » in Etudes en souvenir de G. Chevrier, Dijon, MSHDB, 1970-1971, t. 2, pp. 371-392 ; M. Boulet-Sautel, « Un épisode de la lutte contre les prérogatives de l’administration : les Considérations du marquis d’Argenson » in Mélanges G. Burdeau, Paris, LGDJ, 1977, pp. 741-752 ; E. Gasparini, « Un réformateur méconnu des finances publiques au XVIIIe siècle : le marquis d’Argenson » in RRJ, 1993-3, pp. 1025-1039.
13 Mémoire, op. cit., t. 4, p. 619.
14 Ibid., t. 4, p. 575: « V.M. peut donc se regarder comme un législateur absolu… ».
15 Ibid., t. 4, p. 576: « La cause du mal, Sire, vient de ce que Votre nation n’a point de constitution ».
16 Ibid., t. 4, p. 578.
17 Brissot, Discours prononcé au district des Filles Saint-Thomas, le 21 juillet 1789, sur la constitution municipale à former dans la ville de Paris ; Sieyès, Quelques idées de constitution applicables à la ville de Paris en juillet 1789.
18 Mémoire, op. cit., t. 4, pp. 582-583.
19 Ibid., t. 4, p. 591 et p. 620, où il est question des « affaires particulières » des paroisses, des élections, des provinces qui « se feraient toutes seules, par les gens qui en seraient les plus instruits et qui, décidant dans leur propre chose, n’auraient jamais à se plaindre ».
20 Précis de l’organisation ou Mémoire sur les Etats provinciaux, s.l., 1758, introduction, pp. 33‑35. Ce point de vue est réitéré dans la « Dixième lettre de M. B. à M… » in Ephémérides du citoyen, 1768, t. 6, p. 72 : outre leur fonction fiscale, les municipalités peuvent être investies du « détail des soins publics relatifs à l’amélioration du canton, à la facilité des débouchés, aux travaux publics… » et recevoir la « commission d’employer à ces objets, telle portion des deniers publics que le souverain jugera à propos d’y destiner ».
21 Mémoire, op. cit., t. 4, pp. 582, 608-609, 612, notamment.
22 Ibid., t. 4, pp. 582, 590-591, 609, 611, notamment.
23 Ibid., t. 4, p. 614.
24 Ibid., t. 4, p. 578.
25 Ibid., t. 4, p. 604.
26 M. Bordes, L’administration provinciale et municipale en France au XVIIIe siècle, Paris, Sedes, 1972, p. 254.
27 Sur ce point cf. A. Esmein, « L’assemblée nationale proposée par les physiocrates » in Séances et travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques, 2e sem. 1904, pp. 398-399 notamment, qui met en perspective les vues de Turgot-Dupont et celles de Le Trosne.
28 Le marquis de Paulmy, dans la seconde édition des Considérations, parue en 1784, attribuera aux assemblées provinciales un rôle que son père n’avait pas souhaité, lui qui s’était montré si méfiant à l’égard des Etats généraux et provinciaux, cf. R. Villers, article cité, p. 376.
29 Des corps politiques et de leur gouvernement, Lyon, Duplain, 1764, t. 2, pp. 558-559.
30 Cf. son Mémoire sur les Etats provinciaux de 1750. La perspective semble s’élargir à partir de l’introduction ajoutée en 1758 au Mémoire, avec l’identification de deux échelons, la paroisse et la province. Néanmoins, ce point n’est pas vraiment développé par l’auteur, Précis de l’organisation, op. cit., p. 35. Même approche ambiguë dans le Traité de la monarchie (1757‑1759), éd. G. Longhitano, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 110 et dans la « Dixième lettre… » in Ephémérides, op. cit., 1768, t. 6, pp. 68 et suiv.
31 Mémoire, op. cit., t. 4, p. 607.
32 Bâle, 1779, pp. 331-332.
33 Mémoire sur l’établissement des assemblées provinciales, lu dans la séance du 23 février 1787, in introduction au Moniteur universel, Paris, Selier, s.d., p. 61 et in Archives Parlementaires, 1ère série, t. 1, p. 202.
34 Observations in Œuvres posthumes, op. cit., p. 155.
35 In Condorcet, Sur les élections et autres textes, Paris, Fayard, 1986, pp. 296-297.
36 Dans ses Observations in Œuvres posthumes, op. cit., p. 142, Brissot saluera ce refus de fonder le droit sur l’histoire.
37 Mémoire, op. cit., t. 4, pp. 574-575.
38 Ibid., t. 4, pp. 620-621.
39 Le thème sera repris par Le Trosne, op. cit., pp. 125-127.
40 Mémoire, op. cit., t. 4, p. 580.
41 Observations in Œuvres posthumes, op. cit., p. 144.
42 Sur ce thème, parmi plusieurs travaux récents, cf. notamment M. Albertone, « Instruction et ordre naturel : le point de vue physiocratique » in RHMC, oct.-déc. 1986, pp. 589-607.
43 Relevons que dans l’introduction ajoutée à son Mémoire sur les Etats provinciaux (1758), de même que dans sa Réponse aux objections (1758), Mirabeau ne revient pas sur le principe de la représentation organique qu’il défend toujours, cf. par exemple l’introduction, Précis de l’organisation, op. cit., p. 31, p. 35. C’est encore le cas dans le Traité de la monarchie, op. cit., passim et dans la « Quatrième lettre de M. B à M… » in Ephémérides du citoyen, 1767, t. 12, pp. 5-13. Le revirement intervient dans la « Dixième lettre… » in Ephémérides, op. cit., 1768, t. 6, pp. 69-72.
44 Cf. E. Garcia de Enterria, op. cit., p. 71.
45 Mémoire, op. cit., t. 4, pp. 586-588. Le Trosne se ralliera en l’espèce aux vues de Dupont-Turgot, op. cit., p. 344.
46 Mémoire, op. cit., t. 4, p. 601 : « C’est donc à la valeur de ce terrain que se réduit le véritable et solide lien du propriétaire de maisons à la patrie, son véritable moyen de faire subsister ses enfants, son véritable droit de cité. Cette valeur quoique infiniment moins grande que celle des bâtiments élevés sur ce terrain se mêle avec la leur… »
47 Ibid., t. 4, p. 603.
48 Ibid., t. 4, p. 619 : « … les assemblées municipales, depuis la première jusqu’à la dernière, ne seraient que des assemblées municipales et non point des Etats. (…) Elles auraient tous les avantages des assemblées d’Etats et n’auraient aucun de leurs inconvénients, ni la confusion, ni les intrigues, ni l’esprit de corps, ni les animosités et les préjugés d’ordre à ordre. »
49 Ibid., t. 4, p. 597.
50 Ibid., t. 4, p. 595.
51 Op. cit., p. 124, pp. 328-330.
52 Essai, op. cit., p. 284.
53 Ibid., p. 288.
54 Ibid., p. 284.
55 Les annotations marginales du Mémoire ont été reproduites par Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, Paris, Treuttel et Würtz, 1801, tome 3, pp. 148-151.
56 Remarques d’un Français, Genève, 1785, p. 13, p. 179.
57 Mémoire sur l’établissement des assemblées provinciales, 23 février 1787, in AP, 1ère série, t. 1, p. 202. Calonne reprend les grandes lignes du plan de Dupont-Turgot en matière de représentation.
58 Idées d’un citoyen presque sexagénaire, Paris, 1787, 3e partie, p. 20. Baudeau s’en prend ici en particulier au projet de Le Trosne.
59 Mémoire sur les assemblées provinciales in Journal de l’Assemblée des notables de 1787, éd. P. Chevallier, Paris, Klincksieck, 1960, pp. 13-19.
60 Cf. R. Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue, Paris, PUF, 3e éd. 1996, t. 1, p. 489.
61 Observations in Œuvres posthumes, op. cit., pp. 151-157.
62 Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, Paris, PUF/Quadrige, 2e éd. 1989, pp. 50-52.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Éric GOJOSSO
Doyen de la Faculté de droit et des sciences sociales