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Absolutisme et droit pénal
Quelques réflexions sur la construction normative de la lèse-majesté au Moyen Âge (XIIe - XIVe siècles)
Par Corinne Leveleux-Teixeira
Publication en ligne le 13 mai 2019
Table des matières
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Texte intégral
1La question de l’absolutisme et du droit pénal qui a fourni le thème de cette table ronde peut de prime abord sembler incongrue au médiéviste, et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, la notion d’absolutisme, dont il n’est au demeurant pas illégitime de discuter la pertinence historique et historiographique1, est profondément étrangère à la pensée médiévale. Politiquement et socialement, « l’âge moyen » de l’histoire occidentale a en effet été dominé par l’idée d’ordo et de respect des médiations, des limites et des hiérarchies, ce qui ne laissa guère de place à l’affirmation d’un pouvoir absolutiste, par essence englobant et unificateur2. D’ailleurs, l’horizon resserré de la seigneurie, de la paroisse et du terroir, la variété des pratiques, des langages, des statuts et des droits, la multitude des statuts spéciaux, des dispenses et des privilèges auraient suffi à rendre illusoire toute tentative de mise en œuvre d’un quelconque absolutisme.
2Enfin, s’agissant plus spécialement du droit pénal, il est loisible de s’interroger sur la capacité mais aussi sur la volonté des autorités publiques en matière de contrôle social. Sans doute est-il ici de bonne méthode de proscrire d’emblée le modèle vertical d’un droit imposé d’en haut par une autorité productrice de normes à un corps politique docile, passivement récepteur de contraintes. Au sein de la société médiévale, comme dans toutes les sociétés coutumières, l’application du droit, même pénal, est le résultat de complexes processus d’interactions, de négociations3 et de concertation4 qui excluent a priori la validité d’un modèle absolutiste.
3C’est pourquoi, dans les pages qui suivent, il sera moins question d’absolutisme que de majestas et de lèse-majesté. L’une comme l’autre constitue en effet une sorte de noyau dur dans la construction d’un pouvoir souverain en marche vers un hypothétique absolutisme. Elles posent à l’autorité publique médiévale une question identitaire à laquelle il ne lui est loisible de répondre qu’en termes radicaux. En outre, la défense et la protection de la majestas ont suscité, à partir de la fin du XIIe siècle et surtout au cours du XIIIe, l’apparition d’institutions, de procédures et de moyens de contrôle dont le caractère inédit témoigne d’un incontestable changement dans la conception même du pouvoir.
4Plus précisément, la majestas est une notion juridique romaine « recyclée » par la monarchie pontificale de la fin du XIIe siècle, dans le cadre de la lutte implacable qu’elle mena contre l’hérésie. Comme l’a montré Yann Thomas5, la majesté romaine désignait à l’origine un état relatif de supériorité d’une institution par rapport à une autre. Elle subit peu à peu une double évolution qui altéra durablement sa signification et conféra au crimen majestatis une extension illimitée. D’une part, sous l’impulsion énergique de Sylla, la majesté fut juridiquement protégée par une multitude d’interdits et de procédures qui la sanctuarisèrent en créant autour d’elle une virtualité d’inculpations infinies. D’autre part, la conversion ultérieure de l’Empire au christianisme transféra au Dieu transcendant l’éclat de la majesté romaine, modifiant la nature de cette dernière, qui ne désigna plus une supériorité relative mais une précellence absolue6.
5Quant au lien tissé entre lèse-majesté et hérésie, il est possible d’en assigner également l’origine au droit romain, et plus spécialement à la législation impériale adoptée au cours de l’Antiquité tardive. Ainsi, le Code Justinien, comme le Code Théodosien7 avant lui, contient, sous la rubrique, « Des hérétiques, des manichéens et des Samarites »8, une constitution des empereurs Théodose II, Arcadius et Honorius datée de 407, destinée à poursuivre et réprimer l’hérésie manichéenne qui ordonne « que les poursuites continuent jusque dans la mort, car s’il est permis, dans les crimes de lèse-majesté, d’accuser la mémoire du défunt, [l’hérésie manichéenne] doit à juste titre subir le même jugement »9. Il y a donc ici un parallèle très net établi entre l’hérésie et la lèse majesté, lié à l’attractivité du régime juridique de ce dernier crime.
6Un autre texte, plus ancien, ajoute un élément supplémentaire au dossier. Dans un passage de l’ouvrage qu’il a consacré à l’officium proconsulaire, le jurisconsulte Ulpien (assassiné en 228) précise que « le crime qu’on appelle de majesté est proche du sacrilège »10. Les derniers siècles de l’Empire Romain auraient donc vu l’émergence d’un complexe processus de reconfiguration juridique de la majestas : d’un côté, le contenu de celle-ci aurait subi l’influence du crime de sacrilège, tandis que de l’autre, elle servait elle-même de matrice procédurale au crime d’hérésie.
7L’achèvement de l’édifice eut lieu au cours du Moyen Âge, lorsque des canonistes de la fin du XIIe siècle, en particulier le bolognais Huguccio (1210), assimilèrent l’hérésie au vol de sacra, au sacrilège. Dans la mesure où, comme on vient de le voir, le sacrilège avait été rapproché, depuis Ulpien, du crime de majesté, la connexion hérésie/lèse-majesté devint dès lors inévitable. Elle présentait par surcroît de nombreux avantages juridiques et politiques. Elle fut donc logiquement consacrée dans des textes normatifs émanant des deux principales autorités de l’Occident chrétien : le pape et l’empereur.
8Le premier à en faire clairement état fut Innocent III, dans un texte très important et justement fameux, la décrétale Vergentis in senium11. Il s’agit d’une lettre adressée au clergé de Viterbe, datée du 25 mars 1199, et insérée au Liber Extra12. Le lien hérésie/lèse-majesté y est présenté de la manière suivante : « Etant donné que, selon de légitimes sanctions, les coupables du crime de majesté ayant été condamnés à mort, leurs biens sont confisqués et la vie de leurs fils n’est conservée que par miséricorde, combien plus ceux qui errant dans la foi, offensent Jésus Christ, fils du Seigneur Dieu, doivent, par la rigueur ecclésiastique, être retranchés de notre chef, qui est Jésus Christ, et leurs biens confisqués. Est-il pas en effet beaucoup plus grave de léser la majesté éternelle que la majesté temporelle ? »13
9Une vingtaine d’années plus tard, l’empereur Frédéric II adopta sur le même thème un édit en date d’août 122014 qui fut ensuite inséré dans le Code Justinien15 : « Nous condamnons à une infamie perpétuelle les Gazares, les Patarins, Léonistes, Spéronistes, Arnoldistes, circoncis et tous les hérétiques des deux sexes, de quelque nom qu’on les désigne, nous les dénonçons et les bannissons en décrétant que tous leurs biens soient confisqués et ne leur soient pas restitués ultérieurement, de telle sorte que leurs fils ne puissent venir à leur succession, dans la mesure où il est beaucoup plus grave d’offenser la majesté éternelle que la majesté temporelle. »16
10A partir de cette double affirmation pontificale et impériale, l’équivalence lèse-majesté/hérésie fut parfaitement admise au cours du XIIIe siècle et reçue sans difficulté par la doctrine17.
11Il convient d’ailleurs de noter que l’articulation suggérée par les textes entre hérésie et lèse-majesté n’est pas formulée en termes d’identification mais de comparaison. Cette insertion du mode du « combien plus » est éminemment stratégique de la part des législateurs médiévaux, puisque non seulement elle justifie une aggravation du dispositif pénal prévu par le droit romain, mais encore elle ouvre largement le champ interprétatif : si le régime romain de la lèse-majesté est matriciel et référentiel, il n’est ni inclusif ni contraignant. Il propose en fait un support répressif tout fait, auquel il est loisible d’apporter de nouveaux développements.
12Quant au contexte historique global qui a présidé à ces constructions normatives, c’est à la fois celui d’une crise religieuse, avec la multiplication de mouvements hérétiques et contestataires, et celui du renforcement juridico-politique de la papauté, avec l’affirmation d’une monarchie pontificale toute puissante. Les sources qui sont abordées dans cette brève présentation synthétique sont le produit de cette construction juridico-politique. Elles apparaissent d’autant plus significatives qu’elles ont été retenues et sélectionnées pour être insérées dans des recueils codifiés ayant valeur officielle dans toute l’Eglise (ainsi le Liber Extra ou le Sexte par exemple). Ces sources, (décrétales pontificales, canons conciliaires) ne disent donc pas tout de la majesté et de l’hérésie18 ; elles indiquent néanmoins une direction, un horizon certes toujours virtuel mais néanmoins désigné comme normant. Il ne faut d’ailleurs pas nécessairement les prendre au pied de la lettre : la normativité, même pontificale, revêt toujours un caractère partiellement propositionnel.
13La présentation de ce corpus textuel peut être articulée autour de deux grands axes : en premier lieu, une approche de l’hérésie par son contenu qui, comme celui de la lèse-majesté, en fait une catégorie juridique englobante (I) ; en second lieu, l’examen des dispositifs institutionnels et procéduraux qui tirent les conséquences de l’extensivité de ce contenu (II).
I. Une catégorie juridique englobante
14Le discours sur l’hérésie développé par les sources normatives de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge est aussi un discours sur les hérésies, souvent nommées et parfois décrites dans leur contenu. Des nuances sont toutefois perceptibles selon les époques. Ainsi, les textes pontificaux procèdent plutôt par généralisation et témoignent même, entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, d’une tendance à l’agglutination conceptuelle. A l’inverse, les constitutions impériales romaines s’attachent à nommer et à lister les hérésies, parfois jusqu’au vertige. Ainsi, une loi des empereurs Théodose II et Valentinien III datée de 428 n’énumère pas moins d’une trentaine de déviations hétérodoxes, parfois désignées avec leurs variantes19. L’époque est caractérisée, il est vrai, par une intense créativité théologique, la formulation de définitions dogmatiques majeures20 et une profusion hérésiologique tout aussi remarquable. Dans ce contexte, le texte de 428 renvoie sans doute moins à un souci pédagogique de clarification ou de désignation rigoureuse qu’à un impératif juridique de détermination : il n’est pas seulement question de faire peur ou d’inquiéter ; il s’agit surtout de circonscrire le champ des poursuites pénales extraordinaires.
15Par contraste, les décrétales pontificales ont tendance à faire preuve d’une approche de plus en plus englobante au fur et à mesure que le phénomène hérétique s’installe dans la durée. Naturellement, on trouve également dans les textes médiévaux le souci de désigner aussi précisément que possible l’hérésie que l’on s’efforce de réprimer. C’est spécialement remarquable lorsqu’il s’agit d’une « hérésie savante », propagée par des maîtres de l’université. Le décret apostolique leur apporte alors une véritable réfutation théologique21. Par ailleurs, si une hérésie semble nouvelle22 ou susceptible d’induire des troubles à l’ordre public23 elle fait généralement l’objet d’une désignation précise et d’une identification minutieuse.
16Une tendance à la globalisation du traitement de l’hérésie n’en est pas moins discernable, ce dont témoignent particulièrement le préambule de la constitution Ad abolendam et un décret du concile de Latran IV. Ad abolendam est la première constitution pontificale à portée générale prise contre les hérétiques. Elle fut adoptée lors du concile de Vérone, qui devait sceller la collaboration active du pape Lucius III et de l’Empereur Frédéric 1er Barberousse dans la défense de la foi. L’assemblée avait été expressément réunie le 4 novembre 1184, « pour abolir la perversité de diverses hérésies qui commencent à pulluler dans diverses parties du monde à l’époque actuelle »24. Le texte adopté à cette occasion se place dans la perspective la plus généraliste possible, puisque non seulement il évoque « ces mêmes hérétiques dont les nombreuses erreurs ont déjà été dénoncées par plusieurs canons » mais encore il prend le parti de condamner par avance « toute hérésie, de quelque nom qu’elle soit désignée »25.
17Quant au quatrième concile de Latran, réuni en 1215, il fulmine une condamnation universelle de l’hérésie, fondée sur la conviction d’une connivence secrète entre les différentes formes du mal : « C’est pourquoi nous excommunions et anathématisons toute hérésie se dressant contre la foi sainte, catholique et orthodoxe, que nous avons exposée plus haut, en condamnant tous les hérétiques, de quelque manière qu’on les désigne, qui portent des visages différents mais qui sont liés ensemble par la queue, parce que la vanité les rassemble. »26
18L’idée est ici celle d’une complicité obscure de l’erreur, d’une parenté intime de tous les types d’hérésie entre eux : le texte de droit ne s’arrête plus à une variété de croyances ou de comportements plus ou moins identifiables : il construit une catégorie juridique englobante et particulièrement attractive, une catégorie hors norme que n’épuiserait pas la seule qualification criminelle (A) mais qui pourrait constituer le fondement d’une incrimination généralisée de la société chrétienne (B).
A. L’hérésie : du crime hors norme à un au delà du crime
19Comme la majestas, dont elle constitue le contrepoint, l’hérésie ne reçoit pas à proprement parler de définition générale, mais plutôt une série de qualifications négatives, qui traduisent son institution comme figure médiévale du mal radical. C’est pourquoi sa définition est finalement moins juridique que juridictionnelle, moins substantielle que procédurale.
20Les indications fournies par les sources normatives sont en effet des plus floues et des plus ténues. Selon le droit romain, « on comprend sous ce vocable d’hérétiques ceux qui ont été détectés comme déviants en quelque chose du droit chemin [c’est l’idée même d’orthodoxie] et du jugement de la religion catholique »27, ce qui renvoie à un substrat institutionnel apte à poser la qualification décisive. En droit canonique, le bilan est encore plus maigre et se réduit à une identification entre l’hérésie et le doute dans la foi28, sans d’ailleurs qu’aucun critère objectif ne vînt préciser où commenÇ ait ce doute et en quoi il consistait exactement. Une rupture décisive se produisit néanmoins au XIVe dans cette matière. Elle fut introduite par Jean XXII qui, en qualifiant d’hérésie la sorcellerie et les pratiques magiques déplaÇ a le problème du mal croire au mal faire et de la foi aux actes.29
21Si les sources sont avares de définitions et échouent à dire a priori ce qu’est l’hérésie substantiellement, elles sont, par contraste, d’une grande richesse lorsqu’il s’agit de la qualifier relativement, c’est-à-dire de la situer sur une échelle de gravité, dont elle tend à occuper le sommet. L’idée étant de faire de l’hérésie l’œuvre la plus achevée du diable, c’est-à-dire la caricature la plus aboutie de la création divine, un double registre apparaît particulièrement prégnant dans ces textes, celui de la contre nature et celui de la contre société. Du côté de la contre nature30, on citera en particulier une lettre du 23 mai 1297 adressée par Boniface VIII aux inquisiteurs et relative à la confiscation des biens des hérétiques31. Ce texte établit un parallèle entre les auteurs de crimes contre nature (incestes) et les hérétiques, dont la faute est « plus grave, plus horrible et plus détestable »32 (toujours la logique du combien plus). Plus largement, ce registre de la contre nature est illustré par la présence récurrente, au sein de la législation anti-hérétique d’un riche champ sémantique orienté vers l’animalité, la maladie et la perversion. C’est aussi ce que montre la désignation des inquisiteurs comme agents préposés à la lutte contre la « perversité hérétique » : l’hérésie est statutairement assimilée à une forme monstrueuse de croyance.
22Quant à la dimension subversive de l’hétérodoxie, elle a été largement accréditée par le droit canonique pontifical des XIIe-XIVe siècles33, qui présenta souvent les hérétiques comme des ferments de dissolution sociale et des facteurs de destruction de la vie collective. La place stratégique reconnue au serment dans le dispositif répressif depuis le concile de Vérone en fournit une bonne illustration. En effet, l’obligation signifiée aux suspects de prêter serment entre les mains de l’ordinaire constitue à la fois un bon moyen de « faire le tri » (puisque les vrais hérétiques refusent de jurer) et la preuve du caractère asocial de leur croyance : la foi jurée est traditionnellement perçue, au Moyen Âge, comme « le seul lien qui maintînt la société »34. Qui refuse de s’y conformer porte atteinte à ce lien, et donc à la société tout entière.
23Comme la lèse-majesté, l’hérésie est donc une catégorie à la fois hétérogène et univoque, c’est-à-dire exclusivement négative. Son caractère opératoire ne tient pas à sa dimension identitaire (puisque l’hérésie est fondamentalement inassignable : elle est de tous les temps, de tous les lieux et de tous les milieux) mais à sa puissance de mobilisation comme contre modèle. Image inversée de la création divine et de la société humaine, damnation spirituelle et sociale, l’hérésie, c’est l’Autre du monde, ou plutôt le monde de l’Autre, celui du Malin.
24C’est pourquoi son positionnement dans le discours normatif est largement métajuridique ; c’est en fait un positionnement instituant et fondateur pour le droit lui-même. De même que la radicalité supposée du mal justifia la publicisation des poursuites et l’éclatement du schéma accusatoire classique, de même son étendue rendit nécessaire l’émergence d’une catégorie pénale particulièrement plastique, apte à accueillir, par agglutinations successives, des pratiques et des comportements de plus en plus diffus35 : la catégorie ouverte et « accueillante » des hérétiques.
B. Les hérétiques : d’un crime hors norme à une incrimination généralisée
25L’imagination théologique étant illimitée et la complexité du dogme chrétien en démultipliant les possibilités d’interprétation, il eût sans doute été imprudent de proposer des hérésies une liste finie. Toutefois, l’autorité pontificale fit plus que se réserver la possibilité de créer de nouvelles qualifications hérétiques pour l’avenir : elle élargit le champ de l’incrimination hérétique pour les déviances déjà constatées, en rendant poreuse la frontière sensée séparer les hérétiques des suspects (1) comme des complices (2) ou des relapses (3).
1. Les suspects
26La suspicion constitue une disposition subjective parfois difficile à justifier et en tout cas toujours variable d’un individu à l’autre. La réglementation canonique des XIIè-XIVè siècles s’attacha donc non à en préciser les improbables contours mais à l’identifier avec un certain nombre de situations objectives qui recouvrent plusieurs hypothèses plus ou moins bien caractérisées. En premier lieu, une hypothèse générale liée à la fama36 – la réputation – d’un lieu ou d’une personne. En vertu de la constitution ad abolendam du concile de Vérone37, ce simple élément suffit pour déclencher l’enquête de l’évêque et la collecte des témoignages de personnes dignes de foi38.
27Outre la fama, un certain nombre de comportements ou de situations sont considérés comme constitutifs d’indices d’hérésie et induisent une suspicion à l’égard de ceux qui y participent. Ainsi en va-t-il de l’assistance à des « conventicules secrets », de l’« éloignement par rapport à la vie et aux mœurs des fidèles », du refus de prêter serment et, plus largement, du défaut de collaboration avec les organes de l’inquisition39.
28Le pas de la présomption d’hérésie est même franchi avec la contumace en matière de foi. Cette notion est précisée par une disposition d’une décrétale prise par Alexandre IV (1254-1261) en 125840. Le cas est celui d’une personne, déjà suspecte d’hérésie en vertu des indices précédents, qui ne répondrait pas à la convocation que lui aurait adressée l’inquisiteur pour se justifier. La contumace étant constatée, celui qui s’en serait rendu coupable se verrait d’abord frappé d’excommunication. Ensuite et surtout, sa désertion du prétoire inquisitorial ajouterait une présomption véhémente au soupçon initial41, cette présomption devenant elle-même une certitude avérée après un an d’inaction de sa part.
29Au total, tel qu’il ressort de ces divers aménagements, l’état de suspect se caractérise par son extrême porosité et par sa relative précarité. Les questions de foi ne se satisfont guère d’ambiguïtés persistantes et de situations durablement intermédiaires. C’est pourquoi le droit canonique a limité à un an la durée de la suspicion. La qualité de suspect ne constitue donc pas un statut : il renvoie à un état provisoire d’incertitude non qualifiante dont on sort nécessairement soit, dans le cours d’une année, en établissant la preuve de son innocence42, soit, passé ce délai et en vertu d’une sorte de prescription acquisitive, en transformant le suspect inactif ou négligent en un hérétique confirmé. Il y a donc incontestablement une attractivité du statut hérétique organisé par le droit canonique lui-même.
2. Les complices
30La notion de complicité d’hérésie pose quant à elle des problèmes d’une assez grande complexité qui tiennent à la fois à son contenu et à son régime.
31Le contenu de la complicité d’hérésie est d’autant plus difficile à cerner qu’il est le plus souvent exprimé en des termes qui mêlent – vraisemblablement à dessein – croyance et pratiques objectives. Les textes sont en effet prodigues de syntagmes comme « defensores, receptatores, fautores et credentes hereticorum »43, « credentes, fautores, defensores »44, « credentes, receptores, defensores et fautores »45 que l’on peut traduire par « ceux qui croient, qui reÇ oivent défendent et soutiennent les hérétiques ». La distinction est ici ténue entre l’aide à l’hérétique et l’adhésion à l’hérésie. Justifiée à l’origine par la bipartition du catharisme entre parfaits (les « vrais » hérétiques) et « croyants », elle semble s’estomper un peu dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, au point que certains documents associent directement les hérétiques et leurs complices. Ainsi, un texte d’Alexandre IV excommunie ceux qui ont eu l’audace d’accorder une sépulture chrétienne aux « hérétiques, et à ceux qui les croient, les reÇ oivent, les défendent et les soutiennent » (haereticos, credentes, receptatores, defensores vel fautores eorum)46. Un autre, voulu par Boniface VIII en mai 1297, confère aux inquisiteurs la faculté de priver de toutes dignités et charges publiques « les hérétiques, et ceux qui les croient, les reçoivent et les défendent » (haereticos, credentes, receptatores, et defensores eorum)47.
32L’identité des prescriptions traduit plus qu’une simple connexité des régimes juridiques : une véritable parenté des statuts. Le complice d’hérésie n’est pas seulement celui qui apporte une aide matérielle aux hérétiques confirmés ; c’est lui-même un hérétique en devenir, puisqu’il est systématiquement présenté comme engagé dans une démarche de foi. Par conséquent, ce qui sépare les hérétiques de leurs complices, ce n’est pas une différence de nature mais une simple différence de degré. Le complice d’hérésie, dès lors qu’il est dit « croyant » fait plus que simplement participer à la propagation de l’hérésie ; il y souscrit déjà et en devient donc, d’une certaine manière co-auteur : on est ici aux frontières de la complicité et de la coactivité.
33Le régime pénal encouru par les complices traduit d’ailleurs cette ambiguïté fondamentale puisque s’il se distingue de celui des hérétiques sur le plan de la gravité (seuls les hérétiques avérés encourent la peine de mort), il s’en rapproche quant à sa signification profonde. L’infamie, qui frappe les complices non venus à résipiscence et qui s’étend même à leurs descendants48 est en effet, au Moyen Âge, la peine d’exclusion par excellence. Elle démonétise complètement la parole de ceux qui en sont frappés et décrédibilise leur action, les empêchant notamment d’assumer une charge publique, et plus largement d’établir toute relation, professionnelle, institutionnelle ou économique, avec leurs contemporains49. Le retranchement du commerce des hommes qui est le lot des complices est d’ailleurs justifié par l’idée que l’hérésie est une souillure qui se transmet par simple contiguïté : autant qu’une peine, il s’agit d’une mesure de confinement et d’isolement social.
3. Les relapses
34Le cas des relapses est également remarquable. En ce qui les concerne, les choses sont assez claires : le relapse est un hérétique déjà condamné qui, après avoir abjuré son hérésie et fait pénitence, retombe (c’est le sens étymologique de relapse) dans ses errements passés. La justice ecclésiastique considérant qu’il n’est plus amendable puisqu’il a fait la preuve d’une opiniâtreté diabolique, le remet alors au bras séculier en vue de son exécution. Il n’y a pas de nouveau procès, ce qui montre bien que l’hérétique réconcilié n’est jamais qu’un mort en sursis.
35Le statut de relapse est donc en quelque sorte un statut limite, en ceci qu’il se situe au delà du processus juridictionnel conçu comme un processus d’enquête : le relapse est un hérétique qui n’a plus besoin de l’inquisition. Il convient d’en user avec précaution, puisqu’il mobilise l’artillerie lourde de la condamnation sans jugement. Pourtant, un texte d’Alexandre IV, déjà cité, introduit un triple élargissement de cette catégorie, d’abord au profit du suspect d’hérésie qui, ayant abjuré en cours de procès (donc sans avoir été condamné) est redevenu hérétique50, ensuite « en faveur » de celui qui a abjuré une hérésie puis est retombé dans une autre, enfin, au bénéfice de l’hérétique condamné qui reçoit d’autres hérétiques après sa condamnation – sans qu’il soit établi pour autant qu’il ait subjectivement versé une nouvelle fois dans l’hérésie.
36Par ce triple procédé de la fiction de condamnation, de l’assimilation d’une hérésie à une autre et de la confusion entre suspicion et preuve, ce texte en vient à normaliser un statut dont l’économie générale du système voudrait pourtant qu’il restât marginal.
37De ces différents constats émerge l’idée d’une incrimination potentiellement généralisée du corps social induite par la traque de l’hérésie. Ces textes toutefois, ne doivent pas être pris au pied de la lettre : ils sont normatifs et en tant que tels, ne constituent pas une représentation de la réalité mais une sorte d’arsenal de propositions d’actions destinées à modeler cette réalité. La marge d’interprétation des évêques, puis des inquisiteurs en charge, sur le terrain, de la répression concrète de l’hérésie, fut considérable. Dès lors, ce corpus normatif doit être compris comme un réservoir de procédures possibles, relativement plastiques, en fonction des objectifs concrets de la politique jurisprudentielle effectivement suivie.
38Outre la prise en charge pénale des accusés ou suspects d’hérésie, les documents tracent aussi les contours d’un cadre institutionnel orienté vers l’application d’une répression efficace et dont la mise en place ne manqua pas d’affecter l’économie générale des pouvoirs à l’échelon local.
II. La rationalisation du dispositif répressif
39Il ne saurait être ici question d’un tableau ordonné ou d’une vaste fresque retraçant le déploiement progressif des institutions et des procédures de répression de l’hérésie. On se contentera plutôt d’esquisser une réflexion sur certaines des particularités juridiques liées à ce déploiement. Les spécificités du régime pénal de l’hérésie tiennent en effet moins aux sanctions retenues – qui n’ont rien de particulier – qu’aux dispositifs institutionnels inédits mis en place (A) et aux procédures exceptionnelles retenues (B)51.
40C’est en effet sur ces points que se concentre l’essentiel des avantages induits par la greffe de l’hérésie sur la matrice romaine de la lèse-majesté.
A. L’organisation institutionnelle de la répression
41D’un strict point de vue institutionnel, les textes émanant du siège pontifical pour organiser la répression de l’hérésie mettent l’accent sur trois dispositifs principaux : la mobilisation de l’ensemble du corps social, la suspension des privilèges et l’affirmation de la prééminence du siège apostolique.
1. La mobilisation de l’ensemble du corps social
42Face à un péril perçu et présenté comme redoutable et diffus, la réponse, nécessairement globale, tendit logiquement à manifester l’unité de la communauté chrétienne contre des hérétiques qu’il convenait de confiner avant que de les punir. Pour traduire dans les faits cet objectif de mobilisation collective, plusieurs mécanismes furent imaginés, dans le détail desquels il est inutile d’entrer, mais qu’il est bon de lister, afin de donner une idée de l’ampleur du phénomène.
43Le cadre général qui présida à cette mobilisation est celui d’une collaboration active entre pouvoir séculier et pouvoir ecclésiastique. Les modalités pratiques d’une telle collaboration, en particulier en matière financière, purent varier au cours de la période. Son principe n’en demeura pas moins acquis depuis le concile de Vérone, en 1184, et constamment réaffirmé ensuite. Certaines constitutions pontificales52 rappellent d’ailleurs que cette coopération institutionnelle est le fruit d’un vœu conjoint du pouvoir impérial et de l’autorité apostolique. Pour s’y conformer, les autorités civiles étaient invitées à prêter leur concours aux réquisitions de l’ordinaire, puis des inquisiteurs, dans les régions où ceux-ci furent institués. Elles devaient également signifier leur soutien à l’orthodoxie en prêtant un serment de défense de la foi. Tout refus d’obtempérer était punissable de censures ecclésiastiques53 et constitutif d’une suspicion d’hérésie. La poursuite de l’hétérodoxie était elle-même instrumentalisée comme facteur d’identification, selon un modèle binaire d’exclusion/inclusion : celui qui ne soutenait pas la lutte contre l’hérésie adhérait probablement à son dogme. A l’image de la construction juridique de la suspicion, ce dispositif herméneutique aboutissait à récuser tout positionnement intermédiaire d’appartenance lâche à l’orthodoxie ou de reconnaissance modérée de la foi hérétique : aucun no man’s land interprétatif n’était abandonné à une incertitude relative.
44Dans le même ordre d’idées, les textes prévoyaient des dispositifs de surveillance sensés permettre à la fois l’arrestation des hérétiques et la punition des négligents. Outre l’appel généralisé à la délation (depuis 1184), le souci de contrôle imposait des visites d’inspection que les évêques étaient fermement conviés à mener à bien, une à deux fois par an dans les zones « sensibles »54, afin notamment de recueillir un maximum de témoignages. Là encore, la négligence, loin d’être assimilée à de l’inaction, semblait plutôt s’apparenter à une action positive destinée faire obstacle à la répression. Elle était donc incriminée à ce titre. Ainsi, les évêques encouraient la suspension de leur charge55, voire leur déposition pure et simple56. Quant aux seigneurs séculiers, en plus de l’excommunication, ils risquaient la déchéance de leur puissance temporelle par levée de l’obligation de fidélité des sujets à leur égard ainsi que par l’occupation de leurs territoires57.
45A ce tableau, il convient enfin d’ajouter les mesures prises pour la rééducation du peuple chrétien, par le biais de tout un programme de prédication appuyé sur les grandes cérémonies de pénitence collective qualifiées de « sermons généraux ».
46Dans une perspective politico-symbolique, l’ensemble de ces dispositions est de nature à produire un double effet : d’une part, la manifestation visible de l’unité du corps social, délibérément confondu avec les contours de l’Eglise : la lutte contre l’hérésie, par les procédures d’exclusion qu’elle instaure, renforce cette identification entre société civile et société chrétienne ; l’hérétique, déjà en dehors de la communion des fidèles se trouve délié de toute appartenance collective, voire de toute application ordinaire du droit. D’autre part, et c’est là son second effet, la défense de l’orthodoxie n’aboutit pas seulement à renforcer l’unité sociale ; elle favorise également l’homogénéité juridique des statuts. Face au péril hérétique, tous les chrétiens, quelle que soit leur position dans la société, leur appartenance ou non à la cléricature, leurs dignités et leurs fonctions, sont également mobilisés dans la défense de la foi, au prix, parfois, de la suspension de leurs privilèges.
2. La suspension des privilèges
47Il s’agit là d’une conséquence directe de la mobilisation du corps social. Longtemps implicite, elle fut explicitement tirée dans les années 1260 par les papes Urbain IV (1261-1264) et Clément IV (décrétale du 30 septembre 1265), dans un contexte de défiance croissante de l’opinion face à la vigueur de la pratique inquisitoriale.
48Le texte d’Urbain IV58 vise les privilèges locaux et affirme qu’ils sont impuissants à paralyser ou à retarder l’action de l’inquisition. Il ajoute que les dispositions statutaires qui pourraient gêner cette action doivent être déférées à l’ordinaire ou aux inquisiteurs, afin qu’ils les révoquent ou qu’ils les modèrent pour l’avenir. Il y a là sinon l’affirmation d’un véritable principe de hiérarchie des normes, du moins une conception très nette de l’obligation de mise en conformité.
49Pour sa part, la décrétale de Clément IV59 reprend ces mesures en leurs assignant un champ d’application encore plus vaste, puisque, outre les statuts locaux, elle concerne également les privilèges personnels et les indulgences accordées à des particuliers, de quelque condition et dignité qu’ils soient.
50D’une certaine façon, il n’est donc pas excessif de dire que la lutte contre l’hérésie ne s’en prit pas seulement aux déviations hétérodoxes, mais à la structure même de la société chrétienne, dans ce qu’elle avait de hiérarchique et d’hétérogène. C’est notamment en cela qu’elle a pu servir l’émergence de l’idée d’Etat. A force de greffer de l’extraordinaire sur du particulier, les mesures anti-hérétiques ont fini par supprimer les médiations et par susciter, paradoxalement, une sorte de régime ordinaire de la répression, identiquement applicable à tous. Encore convient-il de rappeler, une nouvelle fois, que tout ceci ne vaut que dans la mesure où l’on s’en tient au seul niveau normatif, c’est-à-dire idéel, qui est celui de ces textes.
3. La compétence réservée du siège apostolique
51Même si elles ont pu être encouragées par l’empereur, tout au moins à leurs débuts, la mobilisation de la société chrétienne et la mise en conformité de son droit se fit au profit du seul siège apostolique, dans sa triple dimension d’autorité normative, d’instance juridictionnelle et de puissance spirituelle.
52La première de ces trois dimensions ayant été déjà abondamment illustrée par l’étude de ses principaux fruits ( = les décrétales), ne seront envisagées ici que les dimensions juridictionnelle et spirituelle de la question. Les aspects juridictionnels se cristallisent autour de l’institution de l’inquisition, et plus spécialement du positionnement des inquisiteurs au sein du schéma classique du gouvernement des églises locales. Dotés d’une compétence d’attribution (même si celle-ci ne cessa jamais de se dilater, elle ne devint jamais une compétence générale), les inquisiteurs étaient directement mandatés par le siège apostolique seul habilité à leur demander des comptes. Un texte de 1265 crut d’ailleurs utile de rappeler que la mort du souverain pontife ne mettait pas fin au mandat des inquisiteurs qu’il avait nommés60, puisque cette nomination n’opérait point intuitu personae, mais en vertu d’un rapport de délégation institutionnelle et « in favorem fidei ».
53Cette situation revenait à court-circuiter les évêques locaux qui, avant 1231, étaient seuls en charge de la répression de l’hérésie. Les conflits de compétence furent donc nombreux, jusqu’au choix d’une collaboration fonctionnelle imposé par le concile de Vienne, en 131161. Cette solution put apaiser la plupart des querelles ; elle n’en liait pas moins directement la défense de la pureté de la foi à l’autorité pontificale, plus qu’à la collégialité épiscopale.
54Mieux même : d’autres dispositions, destinées cette fois à contrer les inquisiteurs, réservaient strictement la compétence pontificale dans l’hypothèse de l’hérésie d’un évêque62 ou lorsqu’une légitime suspicion s’attachait à la conduite d’officiers du siège apostolique63. Non seulement les inquisiteurs n’étaient pas soumis aux évêques, mais encore les évêques n’étaient pas soumis aux inquisiteurs. La mise en concurrence organisée de cette double indépendance servait le pouvoir pontifical, ainsi institué en recours.
55Quant à l’autorité spirituelle du pape, elle fut particulièrement affirmée sur les questions relatives à la prédication. Dès la fin du XIIe siècle, plusieurs textes64 assimilèrent en effet à une hérésie toute prédication non autorisée par l’Eglise. Le rapport direct à Dieu qui aurait pu justifier l’usage immédiat du ministère de la parole était ainsi disqualifié a priori, sauf s’il pouvait être authentifié par des miracles. Par ce biais, s’opérait un glissement décisif d’une définition substantielle de l’hérésie65 à une qualification organique de l’hérétique, où l’identification de ce dernier tenait à son positionnement marginal, voire subversif par rapport au complexe institutionnel pontifical. D’épistémologique, la question de l’hérésie devenait fondamentalement juridique : autant que la relation ontologique à la vérité, ce qu’elle mettait en jeu c’était une défaillance dans le rapport hiérarchique au pouvoir apostolique.
B. Des dispositions procédurales dérogatoires
56C’est sans doute sur ce dernier point que l’attraction du régime pénal de l’hérésie dans l’orbite de la lèse-majesté est la plus nette. Les dispositions procédurales édictées par les papes des XIIe-XIIIe siècles apparaissent en effet comme la minutieuse duplication des constitutions impériales romaines visant le crimen majestatis. C’est aussi, et de très loin, le sujet le mieux travaillé par l’historiographie, donc celui sur lequel il est le moins nécessaire d’insister. On se bornera à n’en retenir que les éléments les plus significatifs.
57En premier lieu, la généralisation et la systématisation de l’usage de la torture. En droit romain, la torture était réservée aux seuls esclaves, sauf, précisément, dans l’hypothèse de la lèse-majesté, où l’on y avait systématiquement recours66. Il s’agissait alors à la fois d’arracher la vérité au corps souffrant67 et de marquer, physiquement, la puissance de la majesté outragée sur des corps désormais soumis.
58En outre, et c’est là le second point, dans ces affaires exceptionnelles, tous les témoignages étaient considérés comme recevables et de nature à concourir à la manifestation de la vérité, alors qu’en droit commun, seuls les témoins qualifiés et « non reprochables » pouvaient être entendus, dans les procès civils comme dans des procès criminels. La faveur pour la foi, comme la protection de la majesté justifiait donc que l’on retienne le témoignage des excommuniés, des auteurs ou complices de crimes68, et même des parjures69. De surcroît, les noms des témoins n’étaient pas portés à la connaissance des accusés70, de sorte que ceux-ci se voyaient dans l’impossibilité de les récuser comme « ennemis charnels ». L’organisation du secret fut l’un des principaux rouages de l’efficacité inquisitoriale71.
59Enfin, dernière grande exception au droit commun : la spoliation des héritiers, par dérogation au principe de personnalité des peines. Seuls quelques aménagements périphériques en faveur des femmes72 et des filles vinrent tempérer cette rigueur. Outre son évident intérêt financier73, qui permettait de subvenir aux besoins matériels de l’inquisition, une telle mesure comportait deux justifications essentielles : d’une part l’anéantissement de la personnalité juridique de l’hérétique, le privant de toute capacité d’exercice ; d’autre part, l’assimilation de l’hérésie à un acte contre nature, subvertissant la cellule familiale.
60Le régime juridique de l’hérésie a donc été délibérément construit par exception au droit commun, non dans ses sanctions, mais dans sa procédure. Mieux même, les particularités procédurales du couple lèse-majesté/hérésie semblent correspondre à une sorte de dissolution des privilèges (généralité de la torture, égale qualification de tous les témoins ; nullité des dispositions testamentaires ou des règles coutumières de transmission du patrimoine) et des médiations (corps politiques, villes, seigneurs, etc.) organisatrices du corps social. La radicalité supposée, voire postulée, de l’hérésie suscita ainsi l’absolutisation d’un pouvoir qui s’affirma d’emblée comme souverain et terrible.
61Si donc, il n’exista pas à proprement parler, au cours du Moyen Âge, de véritable absolutisme politique, il n’est sans doute pas excessif d’y déceler un absolutisme du droit pénal régissant l’hérésie. C’est parce que l’hérésie a été pensée comme s’en prenant à la majesté divine qu’il fallait la détruire ; mais c’est en cherchant à la détruire que la majesté humaine se révéla dans la plénitude de son être. Finalement, au miroir de la législation pontificale, l’hérésie ne fut pas autre chose que l’ombre portée de la majesté.
Notes
1 Sur les ambiguïtés et l’historiographie de cette notion, voy. outre le livre classique de D. Richet, La France moderne : l’esprit des institutions, Paris, 1973, le très stimulant ouvrage de F. Cosandey et R. Descimon, L’absolutisme en France, Histoire et historiographie, Paris, 2003.
2 Et ceci même si l’on accepte de tenir pour acquise l’existence d’un véritable Etat médiéval, à partir du XIIIe ou du XIVe siècle. Sur le « mot et la chose » voy. La mise au point déjà ancienne mais toujours valable de B. Guenée, L’occident au XIVème siècle, Les Etats, Paris, 1971, rééd. 1993, p. 60‑63. Il convient également de renvoyer aux nombreuses réflexions et mises en perspective initiées tout au long de l’action thématique programmée du CNRS sur la genèse de l’Etat moderne, dont on trouvera une bonne synthèse dans le colloque-bilan publié sous le titre L’Etat moderne : genèse ; bilans et perspectives, Genet, J.-P. , éd., Paris, Editions du CNRS, 1990.
3 C’est ce qu’ont bien montré les très nombreuses études réalisées sur le règlement des conflits, thème sur lequel l’historiographie est particulièrement riche, depuis les articles pionniers de St. White, « Pactum legem vincit et amor judicium. The settlement of disputes by compromise in 11th century France », The American Journal of Legal history, 22, 1978, p. 281-308, « Feuding and making peace in the Touraine around the year 1100 », Traditio, 42, 1986, p. 195-263 ou de P. Geary, « Vivre en conflit dans une France sans Etat : typologie des mécanismes de règlement des conflits (1050-1200) », Annales ESC, 41, 1986, p. 1107-1133. On citera notamment The settlement of disputes in early medieval Europe, s. d. W. Davies et P. Fouracre, Cambridge (UK), 1986, et plus récemment Le règlement des conflits au Moyen Age, XXXIème congrès de la SHMES (Angers, juin 2000), Paris, 2001, Conflicts in medieval Europe. Changing perspectives on society and culture, éd. W. C. Brown et P. Gorecki, Ashgate, 2003. Sur la question plus précise des rapports entre les tribunaux et le règlement des conflits, B. Garnot, (s. D.), L’infrajudiciaire du Moyen Age à l’époque contemporaine, Dijon, 1996 et surtout C. Wickham, Courts and conflict in 12th century Tuscany, Oxford, 2003.
4 Cette concertation pouvant d’ailleurs être encadrée institutionnellement : cf. la série des accords du parlement de Paris (X1c), brièvement présentée dans le Guide des recherches dans les fonds judiciaires de l’Ancien régime, Paris, 1958, Le parlement de Paris, chapitre IV, « Les accords » par M. Langlois. Sur cette question, voy. en particulier Cl. Gauvard, « Les juges jugent-ils ? Les peines prononcées par le parlement criminel vers 1380-vers 1435 » Penser le pouvoir au Moyen Age, VIIIème-XVème siècles, Mélanges offerts à Françoise Autrand, éd. D. Boutet et J. Verger, Paris, 2000, p. 69-87 repris et enrichi dans Violence et ordre public au Moyen Age, Paris, 2005, p. 116-130.
5 « L’institution de la majesté », Revue de Synthèse, 1991, p. 331-386 et « Les procédures de la majesté. La torture et l’enquête depuis les Julio-Claudiens », Mélanges à la mémoire d’André Magdelain, s. d. M. Humbert et Y. Thomas, Paris, 1998, p. 477-499.
6 Sur l’évolution subséquente du crime de majesté, voy. notamment M. Sbriccoli, Crimen laesae majestatis. Il problema del reato politico alla scoglie della scienza penalistica moderna, Milan, 1974 ; S. H. Cuttler, The law of treason and treason trials in later medieval France, Cambridge, 1981 ; A. Boureau, « De la félonie à la haute trahison. Un épisode : la trahison des clercs (version du XIIesiècle) », Le genre humain, 1988, p. 267-291 ; J. Chiffoleau, « Sur le crime de majesté médiéval », Genèse de l’Etat moderne en Méditerranée, Rome, 1993, p. 183-313 Id. art. « Majesté » Dictionnaire du Moyen Age, s. d. Cl. Gauvard, A. de Libera et M. Zink, Paris, 2002 ; Id. « Ecclesia de occultis non judicat ? L’Eglise, le secret, l’occulte du XIIème au XVème siècle », Micrologus, 14, 2006, p. 359-481 ; Id. « Le crime de majesté, la politique et l’extraordinaire. Note sur les collections érudites de procès de lèse-majesté du XVIIe siècle français et sur leurs exemples médiévaux. », à paraître dans Les procès politiques (XIVème-XVIIème siècles), Actes du colloque de Rome (20-22 janvier 2003), s. d. Y-M. Bercé.
7 C. Th. 16, 5, 40.
8 Constitution Manichaeos, CJ. 1, 5, 4.
9 « In mortem quoque inquisitio tendatur, nam si in criminibus maiestatis licet memoriam accusare defuncti, non immerito et hic debet subire iudicium. »
10 « Proximum sacrilegio crimen est quod maiestatis dicitur. »
11 Sur ce texte, voy. notamment W. Ullmann, « The significance of Innocent III’s decretal « Vergentis » », Etudes d’histoire du droit canonique dédiées à G. Le bras, Paris, Sirey, T. I, p. 729-741, A. Boureau, « De la félonie à la haute trahison… », art. cit.
12 X. 5, 7, 10.
13 « Quum enim secundum legitimas sanctiones, reis laesae maiestatis punitis capite, bona confiscentur eorum, filiis suis vita solummodo ex misericordia conservata, quanto magis, qui aberrantes in fide Domini Dei filium Iesum Christum offendunt, a capite nostro, quod est Christus, ecclesiastica debent districtione praecidi, et bonis temporalibus spoliari, quum longe sit gravius aeternam quam temporalem laedere maiestatem ? »
14 Ce texte a été donné dans la basilique Vaticane par l’empereur le jour même de son couronnement.
15 CJ. 1, 5, 19. Cette ordonnance n’est pas recensée dans l’édition Krueger du Code Justinien.
16 « Gazaros, Patarenos, Leonistas, Speronistas, Arnoldistas, circumcisos et omnes hereticos utriusque sexus, quocumque nomine censeantur, perpetua damnamus infamia, diffidamus atque bannimus, censentes ut omnia bona talium confiscentur, nec ad eos ulterius revertantur, ita quod filii ad successionem eorum pervenire non possint, quum longe sit aeternam quam temporalem offendere maiestatem. »
17 Cf. par exemple Hostiensis, Summa aurea, De hereticis, n° 8, « Qua pena feriatur », Lyon, 1537, rééd. Aalen, 1962, fol 238 ; In quintum Decretalium librum commentaria, Venise, 1581, réimpr. anast. Turin, 1965, sur X, 5, 7, 5 Si quis episcopus, n° 3, fol. 35 v° (qui fait le parallèle procédural entre l’hérésie et la lèse majesté) ; Guillaume Durand, Speculum judiciale, Bâle, 1574, IV, 4, De hereticis, n° 5, p. 488-489 : « Crimen laesae majestatis aequiparatur haeresi. »
18 Il y manque en particulier le point de vue de ceux qui sont désignés comme hérétiques, mais aussi les contrepoints utiles fournis par les sources de la pratique – qui démentent souvent les ambitions des législateurs – et les témoignages des contemporains.
19 CJ. 1, 5, 5.
20 C’est le siècle des grands conciles œcuméniques, christologiques et trinitaires : Nicée I (325), Constantinople I (381), Ephèse (431), Chalcédoine (451).
21 Cf. décrétales de 1177 sur les erreurs des maîtres des écoles de Paris et de Reims (X, 5, 7, 7), de 1321 sur l’enseignement de la discipline pénitentielle professé par Jean de Poliac, maître régent à l’université de Paris (Extra. Com. 5, 3, 2) ou la longue lettre de Jean XXII datée de 1324 sur les erreurs de Spirituels relatives à la pauvreté évangélique (Extra. Ioan. XXII, 14, 5).
22 Comme celle des Bégards et Béguines du royaume d’Allemagne qui font l’objet de l’attention du concile de Vienne en 1311-1312.
23 Ainsi pour les Cathares, les Patarins et les pauvres de Lyon. On citera pour exemple les troubles suscités à Viterbe dans les années 1199-1205, par la présence de Patarins. C’est d’ailleurs au clergé de Viterbe qu’est adressée la décrétale Vergentis in senium qui assimile l’hérésie et la lèse majesté. En outre, en 1205, les habitants de la ville, qui relevaient de la juridiction temporelle du pape, eurent le front d’élire des consuls Patarins au sein de sa municipalité, ce qui leur valut d’être excommuniés.
24 C’est son titre officiel.
25 X, 5, 7, 9 (constitution Ad abolendam du concile de Vérone).
26 Constitution De hereticis, « Excommunicamus et anathemizamus omnem haeresim extollentem se adversus hanc sanctam, orthodoxam, catholicam fidem, quam superius exposuimus, condemnantes universos hereticos quibuscumque nominibus censeantur, facies quidem habentes diversas, sed caudas ad invicem colligatas, quia de vanitate conveniunt in idipsum. » trad. G. Alberigo et A. Duval, Les Conciles œcuméniques, Paris, 1991, T. II1, Les décrets.
27 C.J. 1, 5, 2, §1.
28 Cf. le fragment qui ouvre le titre « De haereticis » dans le Liber Extra et qui est attribué au pape Etienne (il s’agirait en fait d’une formule de Sixte 1er) : « Dubius in fide infidelis est, nec eis omnino credendum est, qui fidem veritatis ignorant. » (X, 5,7, 1). Du moins jusqu’à ce que Jean XXII eût érigé la sorcellerie en sous produit de l’hérésie, faisant glisser cette dernière catégorie du croire au faire. Cf. A. Boureau, « Satan hérétique : l’institution judiciaire de la démonologie sous Jean XXII », Médiévales, 44, 2003, p. 17-46.
29 A. Boureau, Satan hérétique. Naissance de la démonologie dans l’Occident médiéval (1280-1330), Paris, 2004, où l’auteur, analysant la bulle Super illius specula de Jean XXII (1326 ou 1327) condamnant certaines pratiques magiques, assimilées à des hérésies, montre qu’avec ce texte l’hérésie n’est pas simplement une croyance erronée mais bien aussi un « fait » matériel.
30 Cf. J. Chiffoleau, « Contra naturam. Une approche casuistique de la nature au XIIe-XIVe siècle », Micrologus, Nature sciences and medieval societies, n°4, 1996, p. 265-312.
31 Cette idée n’est pas totalement étrangère au droit romain, bien au contraire. Ainsi, dans le Code Justinien, se trouve une constitution qui dispose que « les Manichéens soient expulsés des cités et livrés au dernier supplice, puisqu’il ne doit rien rester d’eux dans ces lieux qui pourrait faire injure aux éléments eux-mêmes. » (CJ 1, 5, 5). L’appel à un anéantissement complet est justifié par la radicalité élémentaire du mal hérétique.
32 Sext. , 5, 2, 19 : « Bona hereticorum qui gravius, horribilius ac detestabilius quam praedicti delinquunt… ».
33 Avec là aussi des précédents romains remarquables comme dans cette brève incise : « C’est pourquoi ce genre d’homme n’a rien de commun avec les autres [hommes] ni par les mœurs ni par le lois » (CJ 1, 5, 4). Les hérétiques forment une catégorie générique spéciale, un genre à part entière distinct de la commune humanité et justifiant une approche anthropologique particulière.
34 « Vinculum unicum societatis humanae conservativum », Jean Gerson, Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, t. X, Paris, 1973, p. 242, cité par B. Guenée, « Non perjurabis. Serment et parjure en France sous Charles VI », Journal des savants, juillet-décembre 1989, p. 241-257.
35 Cf. par exemple en 1297 l’assimilation des chrétiens convertis au judaïsme à des hérétiques (Sext. , 5, 2, 13), ou en 1326 ou 1327 l’hérétication des sorciers (Bulle super illius Specula).
36 Sur la fama, voy. Cl. Gauvard, De grace especial, Crime, Etat et société en France à la fin du Moyen Age, Paris, 1991, 2 vol. , ead. « La fama, une parole fondatrice », La renommée, Médiévales, 24, 1993, p. 5-13 et « Rumeur et stéréotype à la fin du Moyen Age », La circulation des nouvelles au Moyen Age, XXIXème congrès de la SHMESP (Avignon, 1993), Paris, 1994, p. 157-177, art. « fama » dans le Dictionnaire du Moyen Age, s. d. Cl. Gauvard, A. de Libera et M. Zink, Paris, 2002 ; Fr. Migliorino, Fama e infamia : problemi della societa medievale nel pensiero giuridico nei secoli XIIe-XIIIe, Catane, 1985 ; J. Théry, « Fama : l’opinion publique comme preuve judiciaire. Aperçu sur la révolution médiévale de l’inquisitoire (XIIe-XIVe siècle) », La preuve en justice de l’Antiquité à nos jours, s ; d. B. Lemesle, Rennes, 2003, p. 119-147 ; C. Leveleux-Teixeira, « Fama et mémoire de la peine dans la doctrine romano-canonique (XIIIe-XVe siècles », La peine. Discours, pratiques, représentations, Limoges, 2005, p. 45-61 ; J. Chiffoleau, « Ecclesia de occultis non judicat ? L’Eglise, le secret, l’occulte du XIIe au XVe siècle », Micrologus, t. XIV, Il segreto, 2006, p. 359-481.
37 X, 5, 7, 9.
38 Sur le rôle central de la fama dans cette procédure d’enquête, telle qu’elle fut développée ultérieurement sous l’empire du canon Qualiter et quando de Latran IV (X, 5, 1, 24), voy. J. Théry, « Fama », art. cit. notamment p. 127 suiv.
39 Ces différents critères sont clairement énumérés dans la constitution Ad abolendam du concile de Vérone (1184) reprise au Liber Extra (X. 5, 7, 9).
40 Sext. , 5, 2, 7, Quum contumacia.
41 Voici par exemple ce qu’en dit Bernard Gui dans sa Practica inquisitionis heretice pravitatis (éd. Mollat, T. I, p. 181) : « Afin de démontrer la malice d’un tel personnage, de mieux mettre son erreur en évidence et de justifier le procès engagé, on pourra, ceci est à noter, porter contre lui une nouvelle sentence d’excommunication pour contumace en matière de foi (contumax in causa fidei), à savoir parce qu’il a refusé obstinément, d’une part, de prêter serment pur et simple, de répondre aux questions touchant la foi et de l’autre, d’abjurer une erreur et hérésie formelle. En cela, il a manifestement esquivé l’obéissance, aussi bien que celui qui, cité par ailleurs, s’abstient, par contumace, de comparaître. Si, excommunié de la sorte pour contumace, il reste d’un cœur obstiné pendant plus d’un an sous le coup de cette excommunication, on pourra dès lors et on devra le condamner, de plein droit, comme hérétique. » (Forma sentencie fugitivorum pro heresi de qua aut fuerunt confessi aut convicti, aut utrumque simul, et nichilominus aufugerunt. Item alia forma declarandi et pronunciandi et sententialiter condempnandi contumaces in materia fidei, postquam per annum et amplius excommunicacionis sententiam pro dicta contumacia sustinuerunt animis pertinaciter induratis).
42 On passe alors de la catégorie « suspect » à celle de « catholique sous surveillance ».
43 X, 5, 7, 10 (Vergentis in senium, 1199).
44 X, 5, 2, 11 (Si adversus nos, 1205).
45 X, 5, 2, 13 (Latran IV, constitution De hereticis, 1215).
46 Sext. , 5, 2, 2.
47 Sext. , 5, 1, 12.
48 X, 5, 7, 10, Sext. , 5, 2, 2 ; Sext. , 5, 2, 15 : l’exclusion s’étend jusqu’à la « seconde génération ».
49 Voy., à titre d’illustration, les précisions que donne la constitution « De hereticis » du concile de Latran IV (X, 5, 7, 13) qui reprend en les développant les dispositions de la décrétale Vergentis in senium de 1199 (X, 5, 7, 10) : « Quant à ceux qui accordent leur foi aux hérétiques, les accueillent, les défendent, les soutiennent, nous les décrétons frappés d’excommunication, statuant clairement que si l’un de ces hommes, après avoir été frappés d’excommunication, ne s’est pas préoccupé de satisfaire dans l’année, il sera dès lors ipso facto infâme ; il ne sera pas admis à des fonctions publiques ou à des conseils, ni à l’élection à ces fonctions et son témoignage ne sera pas reçu. Il sera « intestable », en sorte qu’il n’aura pas la libre faculté de tester ou d’accéder à une succession par héritage ; en outre, personne ne sera obligé de lui répondre en quelque affaire que ce soit mais lui devra répondre aux autres. S’il se trouve qu’il est juge, la sentence qu’il prononce n’aura aucune valeur et aucune cause ne sera déférée à son tribunal. S’il est avocat, son patronage ne sera aucunement admis ; s’il est tabellion, les instruments établis par lui n’auront absolument aucune valeur, mais seront condamnés avec leur auteur. Et nous ordonnons que la même chose soit observée dans les cas semblables. S’il est clerc, il sera déposé de tout office et bénéfice, en sorte qu’une punition plus lourde soit exercée pour celui dont la faute est plus grande. Si certains ne se préoccupaient pas d’éviter de tels hommes après qu’ils ont été dénoncés par l’Eglise, ils seront frappés d’excommunication jusqu’à satisfaction idoine. Les clercs ne donneront pas les sacrements à de tels pestiférés ; ils ne prendront pas sur eux de leur donner une sépulture chrétienne et n’accepteront ni leurs aumônes ni leurs offrandes : sinon ils seront privés de leur office…. » trad. Les conciles œcuméniques (op. cit. ), T. II1.
50 Il s’agit donc d’un relapse « en vertu d’une fiction du droit » puisque, techniquement, cette personne n’a jamais été condamnée comme hérétique lors d’un procès.
51 De ce point de vue, il importe de ne pas confondre l’institution de l’inquisition, qui naît en tant que telle entre 1231 et 1233, sous le pontificat de Grégoire IX, lorsque ce pape confia la poursuite de l’hérésie à des juges délégués par le siège apostolique et spécialisés dans leur compétence, avec l’émergence de la procédure inquisitoire amorcée dès le milieu du XIIème siècle (concile de Tours de 1163 donnant au juge l’initiative de la poursuite).
52 Ainsi celle qui fut adoptée par Boniface VIII en mai 1297 (Sext. , 5, 2, 18).
53 X, 5, 7, 13 (Latran IV).
54 Ibid.
55 X, 5, 7, 9 (Ad abolendam).
56 X, 5, 7, 13 (Latran IV).
57 Ibid.
58 Sext. , 5, 2, 9 (Statutum civitatis).
59 Sext. , 5, 2, 11 (Ut officium inquisitionis).
60 Décrétale de Clément IV date du 30 septembre 1265 (Sext. , 5, 2, 10).
61 C’est l’objet de la constitution multorum querela adoptée lors du concile de Vienne (1311‑1312), Clem. 5, 3, 1.
62 Sext. 5, 2, 16 (Inquisitores hereticae), 1297.
63 Extra. Com. 5, 3, 3, (Quum Matthaeus de Pontiniano), 1327.
64 Notamment en 1184 (X, 5, 7, 9, constitution Ad abolendam du concile de Vérone) et en 1199 (X, 5, 7, 10, décrétale Vergentis in senium d’Innocent III).
65 Où celle-ci prenait sens par rapport à son contenu, jugé déviant.
66 CJ. 9, 8, 3. Y. Thomas, « Les procédures de la majesté… », art. cit.
67 Y. Thomas, « Arracher la vérité ». La majesté et l’inquisition (Ier-IVème siècles après J.C) », Le juge et le jugement dans les traditions juridiques européennes. Etudes d’histoire comparée, s. d. R. Jacob, Paris, 1996, p. 15-41.
68 Sext. 5, 2, 5, « In fidei favorem concedimus ut, in negotio inquisitionis haereticae pravitatis excommunicatis et participes vel socii criminis ad testimonium admittantur, praesertim in probationum aliarum defectum contra haereticos, credentes, fautores, receptatores et defensores eorum… » (1258).
69 Sext. 5, 2, 8, Accusatus (1258).
70 Sur cette question, voy. les mises au point de J. Chiffoleau, « Ecclesia de occultis non judicat ?... » art. cit.
71 Ibid.
72 Elles peuvent récupérer leur dot, dès lors qu’elles sont bonnes catholiques et qu’elles n’ont point contracté mariage avec un homme dont elles connaissaient l’hérésie (Sext. 5, 2, 14, Decrevit felicis recordationis), 1297.
73 Les biens confisqués allaient grossir les trésors des églises, si les condamnés étaient clercs, ou des seigneurs, s’il s’agissait de laïcs : cf. la caisse des encours du roi de France.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Corinne Leveleux-Teixeira
Membre de l'Institut Universitaire de France