Compte-rendu

Par Yann DELBREL
Publication en ligne le 25 juillet 2019

Texte intégral

1En nous invitant à découvrir la vision de la Justice et du Droit dans l’œuvre de François Mauriac, la collection « Le bien commun », dirigée par Antoine Garapon, vient de s’enrichir d’un nouveau volume qui confirme, s’il en était besoin, la modernité de la pensée du romancier-journaliste sur la question démocratique. L’auteur, Jérôme Michel, maître des requêtes au Conseil d’Etat, part de l’exact postulat que la source chrétienne à laquelle l’homme de Malagar n’a cessé de puiser – depuis ses premiers romans jusqu’au Bloc-Notes – lui a permis de nourrir une réflexion à la fois complexe et originale sur la justice, terme qui renvoie tant à la vertu – horizon indépassable du chrétien – qu’à l’institution – machinerie aussi tragique que la nature humaine qui l’anime. A l’évidence, l’exigence de justice est au cœur de l’œuvre de Mauriac, lui-même étant persuadé de la présence du mal dans l’homme et dans l’histoire. C’est de cette tension que naît la fameuse conviction mauriacienne que « ce qu’il y a de plus horrible au monde, c’est la justice séparée de la charité ».

2Avec pédagogie, l’ouvrage tire de l’œuvre de Mauriac trois thèmes majeurs qu’il décline en autant de chapitres : un pessimisme foncier sur la condition humaine, la nécessité qui en découle de personnaliser la justice, afin qu’elle ne soit pas simplement une réponse au Mal par le mal et enfin le lien indissoluble qui doit unir démocratie et justice, entendue ici comme une éthique de l’engagement.

3D’emblée, le premier temps de l’ouvrage (La pierre d’achoppement, p. 13 à 36) inscrit Mauriac dans la lignée des grands moralistes du XVIIe siècle. L’homme constitue une réalité que la littérature n’a pas à travestir ni à embellir – voilà pour la justification de « l’œuvre au noir ». A cet égard, Jérôme Michel a sans doute raison de rappeler tout ce que Mauriac doit à Pascal et en particulier à sa distinction des trois ordres : l’ordre des corps, l’ordre de l’esprit et l’ordre de la charité, qui recouvrent les domaines de l’histoire, de la raison et de la foi (p. 18). C’est de leur confusion que naissent les totalitarismes et Mauriac ne se départira jamais de cette boussole intellectuelle pour échapper à toute tentation providentialiste, qu’elle soit laïque ou religieuse. Pascalien jusqu’au bout, Mauriac considère que l’ordre des corps est régi par la loi de l’entre-dévorement, celle-là même dont Bernard Cocula considérait qu’elle constituait la clé de l’engagement de Mauriac dans la cité. Les hommes sont coupables parce que le mal est en eux, de sorte que l’histoire humaine peut se résumer à « une longue chronique du mal, du mal commis et subi par le bourreau et sa victime, l’oppresseur et l’opprimé, le maître et l’esclave » (p. 21). Et souffrance supplémentaire pour le chrétien, cette chaîne implacable, même la venue du Christ n’est pas parvenue à l’arrêter.

4Mais pour Mauriac rien ne serait pire qu’un monde sans Dieu, un monde absurde où la seule issue possible est la mort. Le Sagouin, publié en 1948, n’aboutit pas à une autre conclusion (p. 30-34). Bref, les hommes sont coupables et criminels, ce qui ne signifie pas que toute justice soit vaine ou impossible dès lors que le processus qui y conduit reste fidèle au message du Christ.

5Le second chapitre du livre (La justice et la charité, p. 37 à 72) est sans doute celui qui parlera le plus immédiatement au juriste, tant les vues de Mauriac sur le fonctionnement de la justice sont évoquées de manière nette. L’écrivain a fréquenté la Cour d’assises et a relaté plusieurs affaires criminelles. Le journaliste a suivi de près les procès de l’Epuration et a été effaré par le fonctionnement de l’appareil judicaire lors de la décolonisation du Maroc et de l’Algérie. Avant toute chose, Mauriac dénonce le fonctionnement de l’institution judicaire telle qu’il l’a vue fonctionner. Cette justice est celle de Pilate – thème que Mauriac emprunte directement à Pascal-, elle simplifie, caricature, venge parfois mais ne fait pas œuvre de véritable justice. Ce simulacre est un non-lieu, un déni, comme celui que le futur titulaire du prix Nobel de littérature met en scène dans Thérèse Desqueyroux (p. 42-48).

6Ce que Mauriac met en cause, c’est moins l’organisation de la justice elle-même que son incapacité à punir justement le crime. L’institution judiciaire ne perçoit l’individu que de manière impersonnelle, technique, froide, là où l’exigence de justice impliquerait de comprendre un être dans sa pleine humanité, c’est-à-dire d’inscrire l’acte de juger dans une perspective de pardon. Et Jérôme Michel de délivrer ce propos auquel l’on ne peut que souscrire : « Mauriac voit la justice comme le lieu où la société exprime son refus de reconnaître la fraternité de tous dans le mal commun » (p. 50). La justice des hommes est incapable d’affronter l’idée que tous les hommes sont pécheurs, capables du mal et à ce titre coupables. Voilà pourquoi cette machine à juger qu’est l’institution judiciaire ne peut ni empêcher le mal, ni même être juste ; c’est une nécessité sociale, une convention indispensable à la vie d’une société donnée.

7Parce qu’il ne laisse aucun aspect de l’œuvre de Mauriac dans l’ombre, Jérôme Michel nous convainc que l’auteur de L’Affaire Favre-Bulle ne verse pas pour autant dans l’angélisme judiciaire. Le châtiment est nécessaire et la peine doit être prononcée. Simplement, il faudrait que celui à qui revient la mission redoutable de juger un homme consente à ne pas réduire le prévenu ou l’accusé à son acte et parvienne au contraire à rapprocher l’impersonnalité des catégories juridiques de tout ce qui fait la complexité d’un destin individuel. Une telle exigence vaut en matière de justice individuelle comme de justice politique. A cet égard, on lira avec un intérêt particulier les pages consacrées à l’opposition entre Mauriac et Camus au sujet des grands procès de l’Epuration (p. 62-70). Pour Camus, la Libération a sonné l’heure d’une justice prompte et sans indulgence à l’égard des traîtres ; Mauriac, lui, met en garde contre la tentation de la vengeance et d’une justice expéditive qui ne serait que le revers des crimes qu’il convient de punir. Jérôme Michel rappelle ici des faits célèbres – mais cela fait aussi partie de l’exercice qui lui est demandé – à commencer par l’appel à la clémence de Mauriac en faveur de Brasillach (p. 63).

8Il n’en demeure pas moins que Mauriac, tout en se revendiquant comme un non-juriste, a formulé l’essentiel : la démocratie est une affaire de forme, c’est-à-dire, dans le domaine de la justice, de procédure. Les temps exceptionnels ne sauraient légitimer l’arbitraire ; les accusations vagues qui font planer sur chaque citoyen une menace imprécise de sanction doivent être proscrites (p. 66). Pour la clarté de son exposé, Jérôme Michel scinde ces considérations sur la justice au sortir de l’Occupation du rapport particulier qu’entretenait Mauriac avec le droit, conçu comme un « garde-fou contre l’injustice » (p. 58). Or il s’agit évidemment de la même pensée, qui conduit aux mêmes conclusions. Comme Jean Lacouture l’avait déjà relevé, Mauriac le Bordelais est le digne voisin de son compatriote Montesquieu en ce qu’il manifeste un souci du droit en vérité fort rare chez les écrivains : séparation des pouvoirs, présomption d’innocence, légalité et impartialité des juges, autant de principes fondamentaux sans lesquels il est vain de penser la justice. En parfait esprit libéral, Mauriac dira sa réprobation face au mépris du droit tel qu’il ressort des procès de Pierre Laval ou de Jacques Benoist-Méchin, où des jurés invectivent les prévenus, bafouant les règles fondamentales de la procédure pénale digne d’un Etat de droit (p. 60). Ces règles-là doivent à tout prix être préservées en ce qu’elles atténuent l’impact de la loi de l’entre-dévorement. Là encore, une justice séparée de la charité s’auto-condamne à répondre « par la violence légale à la violence de la transgression » (p. 71), c’est-à-dire à n’être qu’une forme autorisée de la vengeance. Justice individuelle, justice politique : l’unité de la pensée mauriacienne est indéniable.

9Elle se retrouve dans le troisième et dernier chapitre du livre (Politique des Evangiles, p. 73 à 107). Le propos de Jérôme Michel consiste ici à inscrire les vues de Mauriac sur la justice dans le panorama beaucoup plus large de son engagement humaniste. Politiquement, Mauriac est inclassable, marqué par le double héritage de Barrès et de Sangnier (p. 75 à 84). Cette trajectoire est connue, comme la prise de distance progressive de Mauriac avec une Eglise catholique qui trop souvent renie le message évangélique. Mauriac, homme culturellement de droite, fait de la lutte contre l’injustice le fil directeur de son expression publique. C’est ce qui l’amène à soutenir le mouvement de décolonisation, sans doute plus par hostilité au statu quo d’un ordre injuste que par culte de l’indépendance des pays concernés (p. 91).

10Contraint par le format de la collection, Jérôme Michel passe vite sur les raisons profondes qui ont conduit Mauriac à emprunter un tel chemin. Pourtant, si « la politique de Mauriac ne s’explique pas sans sa foi » (p. 92), tout ne découle pas de la fidélité du chrétien au Sermon sur la Montagne. Car après tout – et l’auteur n’en disconvient pas -, rien ne déterminait celui qui disait être né « du côté des injustes », au sein d’une famille catholique, conservatrice et défiante à l’égard de la République, à épouser les grands combats du XXe siècle au service de la justice. Sans doute les liens privilégiés de Mauriac avec son oncle paternel - rapidement mentionnés dans le livre (p. 58 et 73) - seule figure dreyfusarde de l’entourage familial, ont-ils aidé l’auteur du Bloc-Notes à s’affranchir de quelques pesanteurs. En tout cas, Mauriac n’a jamais oublié le naufrage de la hiérarchie catholique à l’occasion de l’Affaire Dreyfus, ce qu’il confirme dans un article peu cité – L’Affaire Dreyfus vue par un enfant, publié en 1962 dans La Revue de Paris. Dès lors, la « liberté de l’esprit » (p. 74) qui caractérise si bien la démarche politique de Mauriac s’enracine dans un processus intime de réfutation des fausses évidences, à l’origine de la distance que ne cessera de mettre l’écrivain-journaliste avec les idéologies du XXe siècle. Sur cette question spécifique de l’itinéraire intellectuel de Mauriac, il faudra peut-être se reporter à des travaux plus amples, à commencer par la biographie récente livrée par Jean-Luc Barré.

11Il reste que c’est le choix de Jérôme Michel et l’axiome de son livre : expliciter la vocation politique de Mauriac par sa vocation religieuse (p. 95). De ce point de vue, l’auteur de Ce que je crois est bien l’anti-Machiavel. Tout en rappelant la nécessité de veiller à la séparation de la politique et de la religion, Mauriac refuse de ne soumettre la politique à aucun ordre supérieur ; fidèle à Pascal, il considère au contraire que l’organisation de la cité humaine ne doit pas échapper à l’exigence morale (p. 102-104). En vérité, Mauriac se conçoit politiquement comme un chrétien agissant en citoyen de la cité humaine. Le temporel et le spirituel ne sont pas confondus, mais le champ de l’action politique n’est pas délaissé par l’ambition éthique. Dans cette approche, qui se situe clairement en amont du moment machiavélien, le citoyen chrétien est comptable des actes de ses gouvernants. Et Jérôme Michel de noter que l’attitude de Mauriac face à la torture, notamment au moment de la guerre d’Algérie, est fondée sur cette solidarité du citoyen avec la politique de son gouvernement (p. 105). Ce qui est accompli par quelques-uns engage l’ensemble de la collectivité au nom de laquelle cela est accompli : il faut alors parler, pour ne pas consentir. Autrement dit, le chrétien n’a d’autre choix que de s’engager « dans le fleuve sanglant de l’histoire » (p. 110). C’est pourquoi la justice est inséparable de la charité, c’est-à-dire de l’humanité. C’est pourquoi aussi, pour Mauriac, la justice est la question politique par excellence.

12On l’aura compris, bien plus qu’une synthèse, Jérôme Michel nous offre un ouvrage d’érudition, qui présente l’essentiel de la pensée politique de l’un des plus grands humanistes français du XXe siècle tout en multipliant les pistes de réflexion. Assis sur une connaissance parfaite de l’œuvre de Mauriac et de ses spécialistes, servi par une langue alerte et brillante, ce livre séduira le juriste et l’historien de la justice, mais aussi le citoyen qui, fidèle au legs mauriacien, a choisi de ne pas renoncer.

Pour citer ce document

Par Yann DELBREL, «Compte-rendu», Les cahiers poitevins d'histoire du droit [En ligne], Troisième cahier, mis à jour le : 25/07/2019, URL : https://cahiers-poitevins.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiers-poitevins/index.php?id=211.

Quelques mots à propos de :  Yann DELBREL

Professeur à l’Université Montesquieu-Bordeaux IV, Institut de Sciences Criminelles et de la Justice