Justice séculière contre justice d’Église lors des rédactions officielles de la coutume de Bretagne, en 1539 et 1580

Par Michel Brunet et Didier Veillon
Publication en ligne le 25 juillet 2019

Texte intégral

1Dès le XIe siècle, les juridictions ecclésiastiques avaient, dans le duché de Bretagne comme dans le domaine royal, considérablement étendu leur compétence ratione personae et ratione materiae1 : ici comme là, en raison de l’effondrement de l’autorité publique et de l’archaïsme des cours de justice seigneuriales. Dans et hors leur domaine propre, ces cours d’Église jugeaient un très grand nombre de causes concernant bien sûr les clercs (privilège du for), mais aussi, s’agissant des laïques, non seulement les matières de religion : la foi, la discipline ecclésiastique et les sacrements, mais encore tout ce qui touchait de près ou de loin, par connexité, à ces derniers. Même les testaments, à cause des legs pieux qu’ils contenaient, et les contrats, souvent garantis par un serment, pouvaient être, au moins en concurrence, de leur ressort2. – On sait en effet qu’à la différence des justices seigneuriales, elles appliquaient un droit savant, le droit canonique, et qu’elles utilisaient une procédure en partie calquée sur la procédure extraordinaire du droit romain, usant d’un système de preuves rationnel et réservant aux justiciables la précieuse faculté de l’appel. Elles infligeaient au surplus des peines souvent modérées3.

2D’où leur immense succès qui, comme dans le domaine royal, finit par susciter l’envie, lorsque les cours seigneuriales, privées d’une partie de leurs ressources, eurent bénéficié du renouveau juridique général et pratiqué, elles aussi, un droit et une procédure plus savants. Au point que, comme en « France », les barons et seigneurs bretons n’hésitèrent pas, on se le rappelle, à lancer, en 1225 et 1247, de véritables ligues contre l’Église, encourant de nombreuses, mais aussi de plus en plus inefficaces, excommunications. On n’a d’ailleurs pas oublié qu’au XIIIe siècle, un duc de Bretagne, Pierre de Dreux, dit Mauclerc4, prit une part des plus actives au mouvement, tant en Bretagne que dans le domaine royal d’alors. Or, ses descendants continuèrent la même lutte à l’intérieur du duché5. Les ducs successifs s’efforcèrent ainsi d’arracher, aux officiaux bretons, (comme on sait juges d’Église commis par leur évêque)6, certaines compétences devenues, avec les progrès des cours séculières, de plus en plus contestables. Par exemple, la connaissance de l’adultère, celle des testaments, qui, depuis longtemps, contenaient beaucoup plus que des legs pieux, et celle des affaires purement mobilières des laïques.

3Malheureusement, le fils de Pierre Mauclerc, Jean Ier le Roux (1237-1286)7, fut obligé, pour être absous d’une excommunication, de passer avec l’Église une sorte de concordat, par lequel il reconnaissait à celle-ci une compétence exclusive en des domaines importants, comme l’usure, le serment et la dîme, et s’engageait à faire respecter les incapacités, souvent inobservées, des excommuniés8.

4Aussi est-ce peut-être à cause de ce recul de Jean Ier que la très ancienne coutume de Bretagne, datée du début du XIVe siècle9, mais représentant sans doute un droit quelque peu antérieur, contient, à côté de certaines dispositions bornant déjà les compétences des cours d’Église10, des chapitres qui leur sont en revanche très favorables. Ainsi le chapitre 246, où ces compétences s’étalent dans presque toute leur ancienne étendue, en matière de mariage, de testament, d’affaires personnelles des clercs, de serment, d’usure, de causes d’orphelins et de veuves, de pèlerinages, etc…, confirmant ainsi nombre de règles canoniques plus ou moins dépassées. De surcroît, le chapitre 89 y déclare : « la coutume séculière ne peut corriger la coutume d’Église, mais la coutume d’Église peut corriger la coutume séculière »11 ! Ce sont là des textes dont évidemment le clergé se souviendra lors des rédactions officielles de la coutume, alors que les commissaires royaux et les deux autres ordres ne voudront se rappeler que les passages restrictifs. – Par la suite, les ducs reprennent la conquête des droits des cours laïques. Jean V (1399-1442) acquiert du pape Martin V la connaissance du « possessoire » des bénéfices pour son conseil ducal12. Pierre II (1450-1457) obtient déjà du cardinal d’Estouteville, négociateur romain, une restriction non négligeable au privilège de clergie, par laquelle sont abandonnés à la justice séculière les clercs qui, après trois avertissements, persistent, sous un habit laïque, à faire le commerce ou à porter les armes. François II (1458-1488) et la reine Anne (1488-1514) multiplient ensuite les mandements pour interdire aux juges d’Église de connaître des causes réelles, tant au pétitoire qu’au possessoire, ainsi que celles concernant l’imposition aux fouages13. Ainsi le duc François, dans une ordonnance du 10 mars 1466 (n. st.), enjoint-il à tous ses officiers de s’opposer à la volonté de certains de ses sujets de traiter des causes réelles et d’héritages devant les cours d’Église, contre les usages du duché qui les lui attribuent à lui et à ses juges. Il y prévoit de surcroît des peines rigoureuses contre les contrevenants (500 livres pour les nobles ; la saisie du temporel pour les clercs). L’instruction qui suit le mandement rappelle divers cas d’usurpation de compétence des juges ecclésiastique concernant les impôts et les causes des clercs mariés14. Par un acte semblable, la reine Anne reprendra, le 21 décembre 1498, les interdictions faites par son père et elle y comprendra les causes de fouages, tailles, billots et autres impôts. Elle y visera en particulier les clercs marchands qui prétendent s’exempter des fouages, et les clercs mariés qui tentent d’échapper à la justice séculière en matière civile15.

5Ainsi constatons-nous que, grâce à la persévérante action des anciens ducs, les matières bénéficiales au possessoire, les causes réelles, tant au pétitoire qu’au possessoire (ce sont elles qui reviennent le plus souvent dans leurs prohibitions), les litiges fiscaux, les causes civiles des clercs mariés sont très probablement déjà acquis – ou en passe de l’être – à la compétence des juges séculiers en Bretagne, dès avant la réunion de ce duché à la Couronne…16

6Ce rappel historique sommairement fait, nous pouvons en arriver à deux épisodes du durable conflit entre les deux justices qui survinrent lors des rédactions officielles de la coutume de Bretagne : en 1539 d’abord, puis en 1580.

I - L’opposition entre les défenseurs des justices ecclésiastique et séculière lors de la rédaction officielle de l’ancienne coutume, en 1539

7C’est au sein d’une réunion des États de Bretagne, assemblés à Nantes, en exécution de lettres patentes de François Ier du 16 avril 1539, qu’a été réalisée la première rédaction officielle de la coutume bretonne. Elle le fut du 7 au 20 octobre de cette année par cinq commissaires royaux, trois bretons et deux parisiens. On sait que le duché venait à peine d’être réuni à la couronne, en 1532. Servit naturellement de base à l’opération le texte de la très ancienne coutume, bien qu’il s’exprimât dans une langue devenue difficilement compréhensible, même pour des bretons. Les travaux des commissaires et des États s’effectuèrent à partir d’un cahier que des officiers de justice avaient été chargés, sur commission royale, de rédiger à Rennes de mai à août précédents, en extrayant par eux, de cette T.A.C., ce qui leur paraissait convenable d’en conserver. Ainsi les rédacteurs de ce cahier ne prirent-ils pas trop la peine de rechercher, en dehors de ce texte ancien, ce que les ducs avaient pu décider depuis de novateur en certains chapitres coutumiers17.

A. De la très ancienne à l’ancienne coutume

8Or, c’est dès le premier chapitre de la rédaction, consacré aux « Justices et juridictions », que les trois ordres eurent à se prononcer sur les compétences de la justice d’Église, à partir, on s’en doute, des dispositions surtout restrictives de la coutume médiévale. Aussi va tout de suite naître une importante opposition du clergé qui, lui, va se référer, bien entendu, aux dispositions de la T.A.C. qui lui étaient le plus favorables. Les articles concernés se rapportent tant à la compétence ratione personae qu’à celle ratione materiae de la justice d’Église bretonne.

9Envisageons en premier lieu les articles relatifs à la compétence ratione personae18.

10Tout d’abord, suivant l’article 46 de ce chapitre des Justices, le privilège de clergie ne joue pas s’agissant des meubles et héritages des clercs mariés19 : ceux-ci n’en bénéficieront qu’en matière criminelle. Le texte répète un passage du chapitre 88 de la T.A.C.20, où se trouve limité à cet égard les privilèges de cette catégorie de clercs. En réalité, pareille disposition semble pratiquement exclure les clercs mariés du privilège du for en toute matière civile : car, y est-il dit : « ne les sauve le privilège qu’en crime sur la personne ». ‒ On note néanmoins que l’article 4 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, d’août précédent, qui renvoie les clercs mariés et aussi non mariés exerçant un état laïque devant le juge séculier, sans précision de domaine, donc même au criminel, n’est pas intégré dans cet art. 4621.

11Par ailleurs, dans la ligne du chapitre 138 de la T.A.C.22, l’art. 4 de la coutume de 1539, permet au juge séculier d’appréhender et même d’arrêter, s’ils dénient et refusent de donner sûreté, les clercs en tout délit, sauf, s’il en est requis par l’official, à les lui rendre comme étant leur juge ordinaire23. B. d’Argentré en donnera, sur l’art. 5, voisin de sens, ce motif que le juge d’Église ne peut faire de véritables arrestations parce qu’il n’a pas, du moins sur le plan spirituel et non comme éventuel seigneur temporel, hors de son tribunal de territoire propre24. C’est donc pour lui un secours, certes, mais un secours imposé. Il devra d’ailleurs payer les frais raisonnables au juge séculier pour cette arrestation. Cependant notre article ajoute, à la T.A.C., cette précision intéressante que, s’il y a « cas privilégié », les frais se partageront par moitié25. En effet, de plus en plus, quand le délit du clerc est tel qu’il se trouve sanctionné à la fois par le droit de l’Église et par celui du royaume, et qu’il est plus justement et plus adéquatement puni par celui-ci que par celui-là, il y a alors deux procès, l’un devant le juge d’Église, pour ce qui est appelé le « délit commun », l’autre devant le juge séculier pour ce qui est qualifié de « délit ou cas privilégié »26. Se manifeste ici une immixtion du juge séculier dans les procès criminels des clercs qui tendra à se généraliser27.

12Enfin, l’art. 7 décide que les clercs ayant commis un délit de monnaie seront renvoyés aux prélats, ou à leur commis, dans la juridiction desquels il a été perpétré. Sauf à donner par eux caution de les rendre, dans le cas où ils seront convaincus d’être faux monnayeurs, à la justice du Prince, qui pourra les condamner à mort s’ils l’ont mérité28. Ces dispositions sont extraites du chapitre 112 de la T.A.C., où il était au surplus indiqué que les faux monnayeurs doivent être « bouillis puis pendus » (l’inverse eût été sans doute moins désagréable pour eux !)29. Les prélats compétents, ajoute l’art. 43 audit art. 7, seront tenus de « dégrader », auparavant, ces clercs faux monnayeurs…30

13L’art. 54, au titre second « des droits du prince », revient sur cette question en disant : «  au roy seul et à ses juges [donc aux seuls juges royaux et non aux juges subalternes] appartient la cognoissance de monnoye… sur toutes personnes, soyent prestres, clercs, gens de religion, et les peuvent prendre et condamner à mort pourveu qu’ils soit dégradez. »

14Considérons maintenant les articles concernant la compétence ratione materiae des juges d’Église31.

15Un premier article32 regarde les testaments, dont la connaissance entière avait été, dans le passé, en concurrence entre les deux juridictions33. Or, l’art. 2 de la coutume de 1539 limite en Bretagne la compétence des juges d’Église au seul contrôle de leurs « solennités », i.e. de leurs formalités. Il reproduit ici des fragments du chapitre 326 de la T.A.C.34. L’exécution des testaments, en ses différents éléments, est donc réservée dans les deux textes au juge séculier. Sur notre art. 2, B. d’Argentré rappellera qu’au XIIIe siècle, Pierre Mauclerc s’était insurgé, comme en France Pierre de Cuignières lors de l’Assemblée de Vincennes de 1329, contre les prétentions abusives de l’Eglise à connaître de la totalité des testaments35. La coutume de 1539 ne fait donc ici que confirmer la T.A.C.

16Un autre art., l’art. 5, décide, quant à lui, que le juge séculier est tenu d’arrêter, à la requête du juge d’Église, toute personne coupable d’hérésie, donc même un laïque, pour ensuite la lui renvoyer36. Où l’on retrouve, ratione materiae, ici en matière de foi, le même secours nécessaire du premier au second que, ratione personae, s’agissant des clercs criminels. La T.A.C., dont cet article est tiré, précisait, en son chapitre 142, que si l’hérétique, appelé « bougre », mérite d’être brûlé, c’est la justice du Prince ou des barons qui « l’ardra »37. – En 1539, c’est la justice royale.

17Enfin, l’art. 6 exclut, de la part des juges d’Église, l’utilisation de la peine d’excommunication contre un débiteur d’argent laïque, lorsqu’il a des meubles ou des immeubles sur lesquels le créancier peut se faire payer. Ces juges doivent seulement user de « semonces ou monitions », i.e., par ex., d’avertissements par trois fois adressés au débiteur par l’intermédiaire du curé de la paroisse38. Le chapitre 334 de la T.A.C. souhaitait déjà la même chose39 pour combattre l’usage abusif, fait d’ancienneté par l’Église, d’une censure aussi rigoureuse, en des matières souvent vénielles.

18Au total, ces quelques articles de la rédaction de 1539 n’expriment pas eux-mêmes une conquête très restrictive, par la justice séculière, de la justice d’Église. Ils confirment, pour plusieurs d’entre eux, des règles déjà contenues dans la T.A.C., comme, par ex., la réduction aux seules solennités de la compétence des officiaux en matière de testament. Certes, on y trouve quelques ajouts non négligeables : le juge séculier peut désormais appréhender les clercs en tout délit, secours imposé ; ce même juge s’immisce désormais dans les procès criminels contre les clercs lorsqu’il y a « cas privilégié », avec paiement des frais par moitié ; il pourra d’autre part à la requête du juge d’Église arrêter toute personne, clerc ou laïque, coupable d’hérésie, crime contre la foi ; enfin ce dernier juge ne pourra plus excommunier un créancier laïque lorsque celui-ci a des meubles ou des immeubles à exécuter. Mais ces quelques progrès nouveaux n’ont rien d’excessivement agressifs et ils paraissent au-dessous de ceux auxquels on aurait pu s’attendre, compte tenu par ailleurs des acquis déjà réalisés par les anciens ducs. On pourrait donc imaginer que le clergé, à leur lecture, va faire preuve d’une certaine modération…

B. Le conflit entre le clergé et le procureur général du roi

19Or, il n’en est rien. Les gens d’Église, s’accrochant aux passages de la T.A.C. qui leur sont le plus favorables, s’opposent véhémentement à toutes les dispositions qu’on vient de rapporter. Ils remontrent aux commissaires royaux qu’elles sont contraires aux libertés de l’Église, à la véritable ancienne coutume du pays et, de toute façon, à une prescription de droits qu’ils requièrent leur être conservés. – À quoi le procureur général du roi et les deux autres ordres répondent que les articles en question ont été de tout temps observés et que, dans les cas contraires, ce n’étaient là qu’ « entreprises et empiètements » sur la justice royale !

20En conséquence, les commissaires royaux ordonnent que le clergé mettra plus amplement par écrit ses prétentions devant le greffier des États, lesquelles seront ensuite communiquées pour y répondre au procureur général du roi40. – Voici l’essentiel des doléances du clergé et de la réponse du procureur général.

21D’un côté, le clergé prétend que, de temps immémorial, l’Église est en possession d’avoir juridiction des testaments, des causes personnelles des veuves, des orphelins non pourvus de tuteurs, des pèlerins, de ceux qui contreviennent aux lois d’Église, comme aussi des causes personnelles entre purs laïques, du consentement même des ducs, rois et princes. Il supplie aussi que, s’agissant de la capture des clercs, de l’exécution des sentences d’Église et autres chapitres, il ne soit rien changé à la T.A.C. au préjudice de l’Église ; et qu’on n’ait généralement aucun égard aux extraits contenus dans ce cahier fait à Rennes en mai-août précédents et qui ont servi de base à la présente rédaction. Enfin, il menace, s’il est passé outre à son opposition, de se porter appelant au roi et à son Conseil privé…

22D’un autre côté, dans sa réponse, qu’on résume ici, le procureur général assène aux opposants les arguments suivants :

23Il est bien écrit dans la T.A.C. que les testaments doivent être approuvés comme réguliers par le juge d’Église, mais que l’exécution en appartient au juge séculier, et que, dès lors, doit lui appartenir aussi le notaire chargé de cette exécution.

24S’agissant des veuves, des orphelins, il y est dit qu’ils sont en la garde de la justice séculière jusqu’à ce qu’ils soient pourvus de tuteurs. Le rôle des juges d’Église se borne donc à veiller à ce que ces gens misérables ne soient pas harcelés par les prêtres !

25Pour ce qui est de ceux qui contreviennent aux lois de l’Église, la compétence de ses cours doit être entendue des crimes purement ecclésiastiques, comme l’hérésie, ou encore mixtes, dont les deux juges doivent connaître conjointement.

26En ce qui regarde la compétence des causes personnelles entre purs laïques, cela n’est pas écrit dans le texte de l’ancienne coutume. Au surplus, plusieurs ordonnances des ducs, et même du roi régnant, défendent de faire citer les sujets laïques devant le juge d’Église en matière personnelle.

27Quant à la capture des clercs, l’évêque ne peut les faire arrêter n’ayant pas à lui de territoire, ni la capacité de porter les armes pour cela.

28Enfin, concernant l’excommunication des débiteurs, la coutume ancienne dit que le juge d’Église ne peut l’utiliser tant qu’ils ont des biens à exécuter41.

29En conséquence, les commissaires maintiennent les articles en question. Toutefois, pour ce qui est de la connaissance totale des testaments, des actions personnelles des veuves, des orphelins et entre purs laïques, le clergé est renvoyé par eux au roi et à son Conseil privé, pour en être décidé à son bon plaisir…42 - Ce renvoi, s’il a été exécuté, n’a eu apparemment aucun effet, si l’on considère la réformation de 1580 à ce sujet…

II – Les progrès de la justice séculière dans la réformation de 1580

30Selon Marcel Planiol, l’un des spécialistes de l’histoire du droit breton, la première rédaction officielle de la coutume de Bretagne avait été, en 1539, une œuvre superficielle et mal faite, en sorte qu’elle fit naître un nombre excessif de procès en bien des domaines. Elle fut d’ailleurs fort critiquée, entre autres, par B. d’Argentré, le grand jurisconsulte breton de l’époque43. Aussi les États en demandèrent-ils une réformation qui, à partir de lettres patentes d’Henri III, du 12 mai 1575, ne put être réalisée, d’atermoiements en atermoiements, qu’en 1580 au sein d’États réunis d’abord en avril-mai à Rennes pour le débat et l’accord des États, puis en octobre à Ploërmel pour la publication44. Commencés en avril-mai de cette année, les travaux se prolongèrent, finalement, jusqu’à la fin de janvier 1581, à cause de l’insertion du texte des usances particulières à la suite de celui de la coutume générale. La réformation fut notamment préparée par des « mémoires et instructions » rédigés et déposés à la demande des commissaires, par divers juges royaux, sénéchaux et lieutenants appartenant à plusieurs juridictions de la province. On note qu’y furent présents, outre les sept commissaires du roi, Jacques Budes, procureur général du Parlement de Bretagne, parlement devenu souverain en 1554 (n. st.)45, et B. d’Argentré, sénéchal de Rennes.

31Depuis la première rédaction de 1539, d’importants événements d’ordre religieux avaient eu lieu : la propagation du protestantisme, le concile de Trente, les guerres de religion d’ailleurs non encore terminées46, auxquels les rois successifs avaient répondu par d’assez nombreux actes législatifs concernant la compétence des deux juges47. Des arrêts, tant du Parlement de Paris que de celui de Rennes, avaient été rendus48. Dans quelle mesure, et avec quelle réaction des intéressés, leurs dispositions allaient-elles être intégrées dans la nouvelle coutume ?

A. De l’ancienne à la nouvelle coutume

32Ratione personae, tout d’abord, un pas décisif est fait par l’art. 4 de la N.C., en ce qui regarde les bénéficiaires du privilège du for. L’art. 46 de l’A.C., on l’a vu, en avait privé, sauf au criminel, les clercs mariés. Cette fois, notre nouvel article en écarte complètement ceux qui ne sont pas au moins sous-diacres, ou titulaires de bénéfices, ou résidant et servant aux offices49. L’on aperçoit ici l’influence des ordonnances de Roussillon, art. 21, et de Moulins, art. 4050. Les abus du port de la tonsure et de l’habit ecclésiastique devaient, en principe, être ainsi diminués. – Les « écoliers », quant à eux, devront effectivement étudier, sans fraude, pour bénéficier du privilège51.

33Par ailleurs, l’art. 7 de la N.C. traite des cas où le clerc criminel, bénéficiant du privilège, devra subir le double procès évoqué plus haut : pour le délit commun devant le juge d’Église et pour le cas privilégié devant le juge séculier. L’art. 7 de l’A.C. ne parlait encore à ce sujet que du cas du délit de monnaie, où le clerc devait être renvoyé du juge d’Église au juge du Prince pour être éventuellement puni de mort. – Le nouvel art. 7 parle de tous délits où il y a cas privilégié, ce qui laisse entendre que leur nombre s’est accru ; et il décide que le procès se fera conjointement par les deux juges à la prison de l’officialité, mais que leurs jugements (les peines sont de nature différente) seront séparés. La nécessité de la dégradation est répétée pour ceux qui sont convaincus de fausse monnaie ou autres crimes la méritant52.

34Enfin, toujours ratione personae, l’art. 3 de la N.C. revient, quant à lui, sur le cas où les clercs incriminés sont d’abord détenus par le juge séculier, pour décider que le juge d’Église ne paiera que les frais de détention « autres que ceux qui auraient été occasionnés par les parties elles-mêmes »53. En effet, l’évêque de Saint-Malo, François Thomé, à la lecture de l’article correspondant de l’A.C. (4), avait remontré aux commissaires royaux, que le juge séculier ne renvoyait les clercs détenus qu’après les avoir longtemps retenus, ce qui entrainait des frais considérables. Il avait donc requis que les frais de détention ne soient payés, par le juge d’Église, que du jour où il a réclamé le coupable. – À quoi le procureur général du roi, Jacques Budes, avait répondu que les retards venaient de ce que les clercs détenus ne révélaient souvent leur qualité, « par toutes sortes de ruses et déguisements », qu’au moment du procès, voire en appel, et que si les prélats n’en payaient pas les frais, les finances du roi s’en trouveraient exagérément obérées. – Les commissaires royaux, sans donner entière satisfaction à l’évêque de Saint-Malo, concèdent alors au clergé, que ne seront payés par lui que les frais « autres que ceux occasionnés par les parties »54. L’article 3 répète au surplus que, s’il y a cas privilégié, ces frais seront payés par moitié, et il ajoute que le juge séculier devra prévenir, dès qu’il en sera averti, le juge ecclésiastique de la qualité des clercs arrêtés, pour qu’il les retire55.

35Enfin l’art. 45 répète ce qu’avait déjà dit l’art. 54 de l’A.C. : « Au Roy, Duc, seul et à ses juges, appartient la connoissance de monnoye… sur toutes personnes, soient prêtres, clercs privilégiez ou gens de religion… ».

36S’agissant maintenant de la compétence ratione materiae du juge d’Église :

37En premier lieu, l’art. 614 de la N.C., au titre des testaments, reprend entièrement l’art. 2 de l’ancienne, qui n’accordait, on s’en souvient, que la seule connaissance des « solennités », mais non l’exécution, des testaments au juge d’Église56. Or, à la lecture de cet article, les députés de la noblesse remontrent aux commissaires que le testament étant, suivant la coutume, signé de la partie, ou de deux notaires, et scellé, il est dès lors assez solennel, et qu’il n’est donc besoin d’aucun contrôle de ses solennités par un juge d’Église ! À quoi le clergé rétorque aussitôt qu’il est en possession de connaître des testaments et légats des gens de bien pour faire œuvre pie ; et il profite de cette occasion pour ajouter qu’il lui appartient aussi d’examiner les comptes des fabriques de paroisses, et cela peut-être contre un arrêt du 4 mars 1559 du Parlement de Rennes qui en attribuait la compétence au juge séculier. Sans prêter attention à cette dernière revendication, les commissaires ordonnent que l’art. 614 demeurera tel qu’il est57.

38Par ailleurs, on se rappelle que l’art. 5 de l’A.C. obligeait le juge séculier à prêter son concours au juge d’Église pour arrêter toute personne coupable d’hérésie, et à la lui renvoyer. L’art. 5 de la nouvelle élargit cette collaboration à tous crimes dont la connaissance appartient au juge d’Église qui fait montre de son décret [d’assignation]58. Celui-ci fait sa demande par un réquisitoire qui permettra au juge séculier de vérifier si le cas est bien de la compétence de l’Église59.

39D’autre part, alors que l’art. 6 de l’A.C. interdisait au juge d’Église d’excommunier un débiteur d’argent laïque ayant meubles ou immeubles répondant de sa dette, l’art. 6 de la nouvelle supprime cette condition60, progrès nouveau contre l’abus de cette censure extrême, inspiré, dira Pierre Hévin, par deux arrêts du Parlement de Rennes de 1554 et 1570, l’un et l’autre concernant d’ailleurs des clercs61.

40Enfin, toujours concernant cette réformation de 1580, on pourrait encore ajouter que, dans le sillage du concile de Trente, des ordonnances royales de 1556 et de 1579 ont fait adopter les articles 495 à 497 nouveaux, décidant que les enfants de famille de moins de 25 ans qui se seraient mariés sans l’autorisation de leurs parents pourront être exhérédés par eux, et que ceux qui les auraient subornés seront punis de mort. On sait que ces dispositions, trop rigoureuses, devaient par la suite entrainer la nullité civile de tels mariages en vertu de la théorie du rapt de séduction, élaborée par les parlements sur le modèle du rapt de violence, lequel occasionnait des mariages déclarés nuls par le Concile62.

41Mais laissons de côté ces articles concernant le mariage des mineurs sans le congé de leurs parents : ils obligent à anticiper ; et tenons-nous en aux articles précédemment cités. Or, les avancées de la justice séculière qu’ils manifestent ne vont pas manquer de susciter…

B. Une nouvelle opposition du clergé

42On a déjà constaté qu’à deux reprises, le clergé a réagi immédiatement dès la première lecture des textes : et à propos des frais générés du fait de l’arrestation des clercs par le juge séculier, et au sujet du contrôle de la solennité des testaments63. Or, de surcroît, au terme de la session rennaise de réformation64, le premier ordre va s’insurger contre l’ensemble de ce qui y a été décidé. En effet, l’évêque de Saint-Malo, François Thomé, déjà rencontré, et deux autres ecclésiastiques, se présentent alors devant les commissaires royaux. Ils leur ont, disent-ils, précédemment envoyé une requête tendant à ce que les droits de la justice d’Église soient rapportés et inscrits dans le P.-V. de la réformation. ‒ Les commissaires se sont donc exécutés, et ils détaillent, dans ledit P.-V., le contenu de la requête. – Le clergé y rappelle d’abord son droit d’avoir la connaissance des testaments ordonnés par les gens de bien pour faire œuvre pie, droit justifié, selon lui, par une possession et une coutume immémoriales65. Il revient ensuite sur la compétence par lui revendiquée plus haut dans l’examen des comptes des fabriques des paroisses66. Il y soutient à nouveau que les frais engagés par les juges séculiers dans l’arrestation des clercs n’ont jamais été à la charge des prélats de ce pays, sinon depuis leur demande de renvoi par l’officialité ; et que, le renvoi étant accordé, le procès doit se faire dans les prisons des évêques, conjointement par leurs officiers et par les officiers laïques, si le cas le requiert. Sans que lesdits évêques puissent être tenus de bailler « vicariats », i.e. d’envoyer des officiers, ou vicaires, commis par eux devant les tribunaux séculiers. Les gens d’Église n’acceptent ici, la procédure de « vicariat » que dans le cas exceptionnel prévu par l’art. 61 de l’ordonnance de Blois, selon lequel lorsque le procès conjoint doit se dérouler devant un parlement, l’évêque est obligé, si cette cour l’ordonne, de donner commission à deux conseillers clercs de ce parlement à son choix, pour y faire le procès avec des conseillers laïques désignés à cet effet67. – Puis, quittant ces cas particuliers, le clergé réclame, plus généralement, le maintien des droits judiciaires et autres de l’Église contenus dans les anciennes coutumes de la Bretagne, demandant que ceux-ci soient mis au corps de la nouvelle coutume, ou du moins « qu’il n’y soit rien innové au contraire », et « sans rien avoir égard à la réformation faite en 1539 »68 !

43Ainsi le clergé veut-il, apparemment, rien de moins qu’un retour à ses anciennes compétences médiévales ! Il menace au surplus de se porter appelant au roi et à son Conseil privé contre les articles par lui contestés. Nous ne savons pas si son opposition eut lieu, comme celle qu’il s’était proposé de faire en 1539. Mais ce qui est sûr, c’est que les articles en question sont restés tels quels, dans la coutume de Bretagne elle-même, jusqu’à la Révolution.

C. Essai d’estimation des progrès réels de la justice séculière dans la province en 1580

44Au total, les progrès de la justice séculière, au détriment de la justice d’Église, apparaissent ici, dans les deux rédactions officielles de la coutume, non négligeables. Notamment ratione personae où l’on constate une réduction rationnelle du privilège du for. En 1539, n’en étaient pratiquement privés, sauf au pénal, que les clercs mariés ; en 1580, il faut être au moins sous-diacre ou titulaire d’un bénéfice, ou servant au pied des autels pour en profiter. Se trouvent dès lors exclus de nombreux clercs commerçants, soldats ou gens de métiers que, de nos jours, on pourrait qualifier de fantaisistes ou d’opportunistes. – Par ailleurs, les évêques et officiaux doivent subir, pour le moins, la concurrence des juges séculiers pour arrêter les clercs en tout délit et même les laïques pour tout crime dont la connaissance leur appartient cependant.

45Ratione materiae, l’on retient particulièrement, d’une part, que, dans le domaine des testaments, objet de litiges depuis des siècles entre les deux juridictions, l’une et l’autre rédactions continuent de restreindre la compétence des officiaux au seul contrôle de leurs solennités, ‒ leur exécution entière restant, en tous ses éléments, aux juges séculiers, ‒ celle des legs pieux n’étant pas même, apparemment, exceptée. Et, d’autre part, que, si les juges ecclésiastiques peuvent toujours procéder par semonces et monitions, ils n’ont plus le droit d’excommunier un débiteur laïque qui ne paie pas ce qu’il doit désormais dans tous les cas, ‒ qu’il possède ou non des biens : compétence dérobée à l’Église dans le domaine des causes civiles des laïques…

46‒ Des progrès importants, certes, mais, qui pensons-nous, en omettent plusieurs autres. Bien sûr, la coutume bretonne ne pouvait pas reproduire toutes les règles régissant la matière : canoniques, coutumières, législatives et jurisprudentielles69. Mais, dès lors que ce sujet venait à être abordé70, sans doute les rédacteurs auraient-ils pu y intégrer, dès 1539, outre le contenu du fameux « cahier » utilisé, au moins les plus importants acquis des anciens ducs, comme l’attribution générale au juge séculier des causes réelles, sur lesquelles ceux-ci avaient tant insisté, ou encore celle du possessoire des bénéfices71. – De même, en cette session de 1580, nos réformateurs auraient-ils pu prendre en compte, davantage encore qu’ils ne l’ont fait, certaines règles édictées par les ordonnances royales, générales ou propres à la Bretagne, au moins dans la mesure où elles y étaient reçues. Surtout, peut-être, les tout premiers articles de celle de Villers-Cotterêts, d’août 1539, interdisant la connaissance des causes personnelles des laïques au juge d’Église, et tendant plus généralement à une juste répartition des compétences entre les deux juridictions.

47Effectivement, les deux premiers articles de cette ordonnance défendent aux sujets du roi (art. 1er) comme aux juges d’Église eux-mêmes (art. 2) de citer des laïques devant les juges d’Église en matière « pure personnelle ». Et son art. 4, au premier chef, ouvre déjà la voie à une distinction fondamentale qu’on retrouvera développée jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, en ce qui concerne notamment les laïques : au juge ecclésiastique, les sacrements et ce qui est exclusivement spirituel ; au juge séculier, tout ce qui, de près ou de loin, touche au temporel72. – Lors de la première rédaction officielle de la coutume, en octobre 1539, quelques semaines seulement s’étaient écoulées depuis la publication de cette loi, en août précédent. C’était donc un peu court pour y intégrer ces articles. Cependant le procureur général avait alors très probablement évoqué les deux premiers, contre les prétentions du clergé à connaître des causes personnelles entre laïques, en lui opposant l’ordonnance contraire « du roi présent régnant »73. Mais en 1580, quarante ans après, ces articles devaient au moins, semble-t-il, commencer d’être appliqués dans le pays. Avec d’autant plus de chances, croyons-nous, que B. d’Argentré a noté, sur l’art. 44 de l’A.C., que la Bretagne avait connu leur contenu dès cette année 1539, alors qu’il était lui-même encore tout jeune (me nondum in adolescentiam ingresso)74.

48Par ailleurs, si, concernant les bénéfices, l’art. 49 de cette ordonnance permet encore à la partie perdante au possessoire de se pourvoir ensuite au pétitoire devant le juge d’Église (ce que les parlements n’autoriseront plus au XVIIIe siècle), c’est à la condition que le possessoire ait été « entièrement vidé par jugement de maintenue ». Avancée intermédiaire du juge laïc qu’a confirmée, pour la Bretagne, un édit spécial d’août 153975.

49Mais faute d’avoir été intégrés dans la coutume, ou d’avoir pu l’être facilement, certains progrès du juge séculier d’origine législative n’en existent probablement pas moins, outre ceux que nous avons présentés comme tout à fait sûrs ; et d’autres encore de source différente. Ainsi les arrêts du Parlement de Rennes, dont un premier recueil vient justement d’être édité par Noël du Fail en 1579, ont-ils rendu plusieurs décisions contraires à la compétence traditionnelle du juge d’Église : on en a plus haut rencontré ici et là76. Et surtout, de 1568 à 1580, les commentaires de B. d’Argentré sur plusieurs titres de l’A.C. (notamment sur le premier, « Des Justices », qui nous intéresse ici) ont déjà été publiés. Ou, du moins, l’essentiel, estimons-nous, de ce que sera leur contenu entier dans les éditions du XVIIe siècle, est-il déjà connu au XVIe des confrères magistrats de notre commentateur et d’autres gens de justice. En particulier lorsqu’il s’agit d’observations sur des décisions rendues par les tribunaux de la province, éventuellement par celui que d’Argentré préside lui-même. Or, l’un de ces commentaires présente l’exceptionnel intérêt de dresser une liste des cas où le juge d’Église n’est plus compétent au bénéfice du juge séculier77.

50Parmi ces cas, nous avons noté ceux qui apportent des informations nouvelles ou d’utiles confirmations sur les pas en avant du juge séculier en Bretagne.

51Ont, entre autres, retenu notre attention certaines compétences attribuées par d’Argentré au « juge civil » qui appartenaient encore récemment au juge d’Église. Citons l’action en rescision des contrats usuraires, qu’il y ait ou non hypothèque, précise-t-il, et ce malgré l’avis contraire des canonistes. Également les causes concernant la confection des inventaires, s’agissant des laïcs comme des ecclésiastiques. – Mais ce qui nous a paru le plus intéressant dans les affaires qu’il restitue ici à ce même juge civil, ce sont celles qui regardent la dot de la femme, les donations pour cause de mariage et le douaire de la veuve. De la sorte, si le contrat de mariage n’est peut-être pas encore nettement distingué du sacrement correspondant, plusieurs de ses effets civils échappent déjà, apparemment, aux officiaux…78.

52En résumé, la plupart au moins des progrès du juge séculier que nous venons de relever dans le présent paragraphe (C), ont dû, croyons-nous, être connus et sans doute déjà pratiqués en Bretagne dans les années 1580. C’est donc très largement qu’ils dépassent ceux qu’expriment la coutume elle-même. Dans ce pays, comme ailleurs, le clergé avait veillé au grain , ainsi qu’on l’a vu lors de la première rédaction officielle de ce texte, et qu’on l’a constaté derechef lors de sa réformation.

53Les avancées de la justice séculière aux dépens de la justice d’Église, que les rédactions officielles de la coutume de Bretagne ainsi que différentes sources nous font connaître, sont dues, dans une assez large mesure, à l’influence française. On l’a constaté, par exemple, en ce qui concerne la restriction du privilège du for au bénéfice des seuls clercs constitués in sacris. Même si ce pro-grès fondamental avait été préparé, de longue date, par la T.A.C. et par l’action des anciens ducs, le contenu de l’art. 44 de la N.C. de 1580 a été directement inspiré, on l’a vu, par les art. 21 de l’ordonnance du Roussillon, et 40 de l’ordonnance de Moulins.

54Or, une large assimilation du droit breton au droit parisien ne va cesser de s’accentuer, malgré une résistance tenace et cons-tante du clergé , aux deux derniers siècles de l’Ancien Régime, dans le domaine qui nous a occupés. Marcel Planiol fait remar-quer, à cet égard, que pendant une première période de plus de soixante ans (grosso modo depuis la mort de B. d’Argentré, en 1590, jusque vers le commencement de la pleine activité de Pierre Hévin, dans les années 1650), il ne s’est levé, en Bretagne, qu’un jurisconsulte sans grande valeur, Pierre Belordeau . D’où l’influence notable, durant ce temps, des recueils d’arrêts du Parlement de Paris, en particulier de celui de Georges Louet, qu’enrichissent bientôt les commentaires de Julien Brodeau et de Gabriel Michel de La Rochemaillet. – Par la suite, d’importantes lois de Louis XIII, mais surtout de Louis XIV, lequel publie, entre autres, en avril 1695 le fameux édit sur la juridiction ecclésiastique , contribueront sans doute beaucoup, des deux côtés de la frontière bretonne, à une sensible unification des conquêtes du juge séculier, malgré quelques divergences inévitables.

55Ce dont témoigne, dans les années 1760-1770, le dernier grand jurisconsulte breton d’avant la Révolution, Augustin-Marie Poullain du Parc. En parcourant ses Principes du droit français suivant les maximes de Bretagne, qui mettent à jour les observa-tions de ses prédécesseurs, Pierre Hévin, Michel Sauvageau et René de La Bigottière, on peut en effet apprécier le chemin par-couru, depuis la fin du XVIe siècle, en ce qui concerne la lutte entre les deux juridictions (qui ne cesse pas pour autant) . Ainsi Poullain y écrit-il notamment que la distinction entre le possessoire et le pétitoire est depuis longtemps inutile [en Bretagne comme en France] en matière de bénéfice et de dîme : le jugement du possessoire empêchant une décision du pétitoire ; et encore que l’art. 614 de la coutume est abrogé, le juge ecclésiastique étant désormais radicalement incompétent pour connaître de la solen-nité des testaments . Il précise ailleurs que cette abrogation fut décidée par un arrêt du Parlement de Rennes du 6 juin 1735. – Aussi croyons-nous pouvoir hasarder que, si la reconquête de la justice publique sur celle d’Église avaient pu prendre, ancienne-ment, quelque retard, par rapport au plus ancien domaine royal, ce retard était en grande partie rattrapé en 1789.

Notes

1 Principaux travaux sur la compétence des deux juridictions séculière et ecclésiastique et sur leur opposition : Paul Fournier, Les officialités au Moyen Âge de 1180 à 1328, 1880 ; Olivier Martin, L’assemblée de Vincennes de 1329 et ses conséquences, étude sur les conflits entre la juridiction laïque et la juridiction ecclésiastique au XIVe siècle, 1909 ; Robert Génestal, Le privilegium fori en France du Décret de Gratien à la fin du XIVe siècle, 2 vol. , 1921-1924 ; Auguste Dumas, « Histoire de la juridiction ecclésiastique », dans le Dictionnaire de droit canonique de R. Naz, t. VI, col. 236 à 283, 1957 ; Jean-Pierre Royer, L’Église et le royaume de France d’après le songe du Verger et la juridiction de Parlement, 1969 ; Anne Lefebvre-Teillard, Les officialités à la veille du concile de Trente, 1973. – En ce qui concerne spécialement la Bretagne, Marcel Planiol, Histoire des institutions de la Bretagne, rééd. de 1981, t. III, ch. VII, p. 265 à 273, ouvrage auquel nous devons beaucoup malgré son ancienneté. – Les sources utilisées seront citées en leur lieu et place dans l’étude qui va suivre. Précisons que celle-ci est issue d’une communication par nous faite au colloque organisé les 16-17 octobre 2008 par le département d’histoire du droit de la Faculté de droit et de science politique de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, qui accueillait à cette occasion, sous la direction de Mme Catherine Lecomte, la Société d’histoire du droit et des institutions des pays de l’Ouest de la France. Quelques abréviations ont été utilisées : cout. = coutume ; art. = article ; B. de R. = Bourdot de Richebourg (Coutumier général) ; T.A.C. = très ancienne coutume ; A.C. = ancienne coutume ; N.C. = nouvelle coutume, et quelques autres faciles à comprendre.

2 Sans entrer dans les détails, qu’on trouve dans tous les manuels, rappelons seulement que la compétence ratione personae des cours d’Église est, au XIIe siècle, exclusive en matière pénale sur les clercs non mariés (ou mariés une seule fois) portant tonsure et habit ecclésiastique ; mais qu’au civil elle ne porte, toujours exclusivement, que sur les actions personnelles et mobilières où le clerc est défendeur et non sur les actions réelles, en particulier celles relatives aux héritages, souvent intégrés dans une hiérarchie féodale. Elle est en revanche concurrente, sur réclamation des protégés, s’agissant des croisés, des écoliers, des pèlerins et des miserabiles personae, veuves et orphelins. – Ratione materiae, leur compétence est exclusive en matière de foi et de sacrements, notamment pour ce qui est du mariage et des questions connexes comme les fiançailles, la séparation de corps, la filiation, le douaire, et autres. Elle l’est aussi en matière de biens d’Église, de bénéfices, de dîmes non inféodées et de franches-aumônes non contestées, ainsi que dans le domaine des obligations passées sous serment. Mais elle est vite seulement concurrente, par prévention, en ce qui regarde les testaments, dont les évêques sont souvent les exécuteurs et qui contiennent surtout, à cette époque, des legs pieux pour le salut de l’âme du défunt. En ce qui concerne aussi les délits mixtes punis à la fois par le droit canonique et par le droit séculier : l’usure, les atteintes aux bonnes mœurs, par ex. – Il existe également une compétence ecclésiastique arbitrale, sur entente des parties ; comme aussi, sur une base purement coutumière et non canonique une compétence des juges d’Église en une quantité de petites affaires, ainsi qu’en de nombreux litiges contractuels, que les justiciables portent devant eux à cause de la qualité, de la rapidité et du caractère moins onéreux de leurs jugements. – Pour plus amples renseignements, voir le ch. III, p. 87 et s., de la thèse de Mme Lefebvre-Teillard : le tableau que cet auteur donne des compétences des juges d’Église concerne en principe le XVIe siècle, mais il donne en fait bien des renseignements précieux pour les siècles antérieurs.

3 Sauf dans les cas de crimes graves, où l’auteur, s’il est clerc, est abandonné après dégradation au bras séculier, les peines des cours d’Église sont habituellement des prières, des pénitences, des jeûnes, des pèlerinages ; ou encore des amendes ; la prison au pain sec et à l’eau, pour les clercs, qui peuvent aussi être enfermés plus ou moins longtemps dans un monastère ou suspendus. – À des fins spéciales, en particulier pour défendre ses privilèges, l’Église a également usé (et souvent abusé) de certaines censures, comme l’excommunication, qui exclut le chrétien de la communauté des fidèles et le met au ban de la société civile. – Mais elle n’inflige jamais une peine de sang : Ecclesia abhorret a sanguine

4 Pierre de Dreux était le mari de la duchesse Alix, fille de Gui de Thouars et de cette duchesse Constance qui avait épousé, en premières noces, Geffroy Plantagenêt. – Prince capétien, neveu de Philippe Auguste, Pierre de Dreux gouverne le duché de 1212 à 1237, d’abord au nom de sa femme, puis comme baillistre de son fils Jean Ier, jusqu’à la majorité de ce dernier. Suivant plusieurs auteurs, son surnom de « Mauclerc » viendrait de ce que, d’abord destiné, comme puîné, à l’état ecclésiastique, il avait finalement abandonné ses études pour embrasser la carrière des armes. Mais il est d’autres explications plus ou moins convaincantes. Sur son règne, voir, par ex., E. Durtelle de Saint-Sauveur, Histoire de Bretagne, t. Ier, éd. de 1945, p. 191-203.

5 Les conflits du XIIIe siècle, notamment en 1225 et en 1246-1247, sont rapportés, entre autres, par Paul Fournier, op. cit., p. 94 à 127 ; ceux qui sont propres à la Bretagne par Marcel Planiol, op. cit., t. III, éd. de 1981, p. 270-273. Pour le XIVe siècle, on se reportera à l’ouvrage d’Olivier Martin, L’assemblée de Vincennes et ses conséquences.

6 Le même Marcel Planiol (op. cit., t. III, p. 267-268) indique que non seulement chacun des neuf évêques de la Bretagne avait un ou plusieurs officiaux (jusqu’à cinq pour celui de Dol), mais que les archidiacres, eux aussi, pouvaient en avoir un, soumis à l’official épiscopal ; enfin que certains abbés, comme celui de Redon, avaient un official particulier. Cette multiplicité de juges d’Église, en Bretagne, donne à penser qu’en ce pays, comme sans doute en d’autres, leur jurisprudence n’était pas forcément uniforme, et que ce qui sera dit, plus loin, concernant les pertes de compétences de l’Église ne sera par conséquent pas toujours général. « Il ne faut pas croire, écrit Mme Lefebvre-Teillard, qu’un seul arrêt du Parlement met fin une fois pour toutes à la compétence de l’Église en telle matière. Ce serait méconnaître le caractère coutumier que revêt, dans la plupart des cas, la compétence ecclésiastique, et l’opiniâtreté des hommes d’Église… », op. cit., p. 87.

7 Jean Le Roux avait accompagné Saint Louis à Tunis, lors de la huitième croisade.

8 Incapacités, en particulier, d’agir en justice, mais aussi d’exercer des fonctions publiques. Planiol (op. cit, t. III, p. 270, note 32) cite ici Dom Morice, lequel dit à ce sujet : « quod per totam Britanniam excommunicati vitentur et in judiciis, ab agendo et testificando et aliis legitimis, nec non publicis officiis, quamdiu in excommunicatione permanserint, repellantur », (Preuves de l’Histoire de Bretagne, I, col. 963-964).

9 On sait que la très ancienne coutume a été publiée en 1896 par Marcel Planiol, et datée par lui entre 1312 et 1325 environ. Une belle réimpression reliée en a été donnée, en 1984, par les éditions Champion-Slatkine. Nos références seront données dans cette édition. À la coutume elle-même sont ajoutés : « des assises, ordonnances ducales et constitutions de parlement » ainsi que des « textes divers », comme les « Notas » et la « petite coutume » du XVe siècle (cette dernière composée d’extraits de la T.A.C.), ‒ ce qui constitue un riche ensemble de documents pour l’historien du droit breton.

10 Par exemple au chap. 88 (p. 137) où les clercs mariés ne bénéficient du privilège du for « qu’en crime sur la personne » ; au chap. 326 (p. 300) où il apparaît que, si le juge d’Église doit approuver les testaments, leur exécution appartient au juge séculier ; au chap. 334 (p. 308) où l’on voit que le débiteur ayant meubles et immeubles pouvant être exécutés, ne devrait pouvoir être excommunié, etc...

11 Dans la réimpression de 1984, le chap. 246 se trouve à la page 241, et le chap. 89, à la page 137.

12 Planiol, op. cit., t. III, p. 250, note 35 in fine. Jean V demande également au pape la connaissance des testaments, hors le cas des legs pieux, et celle du délit d’adultère ; mais Planiol dit ne pas connaître la suite qui fut donnée à cette réclamation (op. cit., t. III, p. 271 et note 38).

13 Ibidem, t. III, p. 271-272 et les notes 39 et 40.

14 À la suite de son édition de la T.A.C. de Bretagne, Planiol mentionne cette ordonnance de François II dans son catalogue de « Textes divers », en précisant que, conservée aux Archives de la Loire-Inférieure, elle est restée inédite sous la cote B4 [1166], fiis 23-25. Or, il se trouve que ce document, d’une lecture difficile, a été depuis numérisé sur internet. Aussi avons-nous demandé à Mme Anne-Sophie Traineau-Durozoy, archiviste-paléographe à la bibliothèque universitaire de Poitiers, de nous en faire une transcription succincte. Ce qu’elle a bien voulu accepter de faire, et dont nous la remercions très vivement !

15 Au XVIe siècle, d’Argentré évoque cette ordonnance d’Anne sur l’art. 44 (46 dans B. de R.) de l’A.C., nota prima, n° 5, Commentarii in patrias Britonum leges, éd. de 1664, col. 166. – On en trouve le texte intégral dans les Preuves pour l’Histoire de Bretagne de Dom Morice, t. III, col. 809 et s.

16 Si, par rapport au domaine royal, la Bretagne a pu marquer un certain retard dans les progrès de la justice séculière aux dépens de celle de l’Église, ces progrès, contrairement à ce que penseront certains commentateurs de la coutume, ont donc commencé, comme le souligne Planiol, bien avant le temps de la reine Anne (op. cit., t. III, p. 273).

17 Voir le début du procès-verbal de cette première rédaction officielle dans le Coutumier général de Bourdot de Richebourg, t. IV, p. 333 et s. À noter que les art. de la cout. seront présentés suivant l’ordre d’intérêt qu’ils ont à nos yeux.

18 En 1539, la compétence ratione personae du juge d’Église breton ne concerne plus guère que les clercs. Bien que le clergé la réclame encore en 1539, celle sur les miserabiles personae tend à disparaître en Bretagne comme ailleurs (A. Lefebvre-Teillard, op. cit., p. 88) ; cependant on verra plus loin que la N.C. de 1580 applique toujours le privilège du for aux « écoliers », i.e. aux étudiants, pourvu qu’ils étudient « actuellement », sans fraude (art. 4). Bien entendu, il n’est plus questions des croisés !

19 Art. 46 : « La justice séculière a la connaissance sur les meubles et héritages des clercs mariés, et ne les sauve le privilège qu’en crime sur la personne ». Les clercs mariés, pour profiter du privilège, doivent l’être « cum unica et virgine ». Le clerc remarié ou marié avec une veuve ne saurait donc en jouir. Voir, à cet égard, Mme Lefebvre-Teillard (op. cit., p. 90) qui donne tous renseignements à ce sujet et fonde la matière sur la décrétale at si clerici de Boniface VIII, au Sexte 3, 2, 1. Ces clercs mariés doivent en principe porter habit et tonsure… Il n’est pas aisé de dire en quoi consistait, au XVIe siècle, l’habit clérical. On peut penser qu’il s’agit d’un vêtement noir ou sombre, sans ornements, et long. C’est ainsi que tentera de le définir, d’après quelques conciles de ce siècle, Durand de Maillane (Dictionnaire de droit canonique, éd. de 1776, t. III, Vis Habits civils des clercs, p. 176 et s.

20 P. 137 de l’édition de Planiol. Le chap. 88 attribue la connaissance des héritages et des meubles des clercs mariés à la justice séculière parce que ceux-ci peuvent être « procureurs ou alloués » (l’alloué est soit un procureur, soit un magistrat de la cour ducale venant aussitôt après le sénéchal), fonctions séculières. – En 1539, l’attribution des héritages au juge civil est générale depuis au moins François II et la reine Anne : elle n’étonne donc pas (dans la T.A.C. elle ne l’est que pour les clercs mariés et c’est ce qui est reproduit ici). En revanche, l’attribution des meubles est contraire à la maxime mobilia sequuntur personam. On sépare donc en 1539, et depuis la T.A.C., ses meubles de la personne du clerc marié, qui garde tout de même son privilège au pénal. – Le temps n’est pas loin où la séparation sera faite même pour le clerc non marié, dont les meubles pourront faire l’objet de poursuites de la part du juge séculier, sauf pour ses habits, ses livres et les ornements du culte (ordonnance d’Orléans, art. 28).

21 Ordonnance de Villers-Cotterêts, art. 4, in fine : « … et aussi sans préjudice de la juridiction temporelle et séculière contre les clercs mariés et non mariés faisant ou exerçans états ou négociations… ». Suivant notre art. 46, il semble que les clercs mariés exerçant un état laïque de marchand ou autre, bénéficient tout de même du privilège du for au pénal ; alors que, dans l’art. 4 de l’ordonnance citée, ils en sont exclus généralement ; au surplus, les clercs non mariés y sont logés à la même enseigne. – Mais l’ordonnance de Villers-Cotterêts était peut-être encore trop récente pour que son art. 4 soit adopté dans une coutume rédigée seulement quelques semaines après sa publication…

22 Ce chap. 138 de la T.A.C. énumère d’assez nombreux cas où le juge séculier « peut prendre clerc ou prestre en cas de mutre, ou que il eust mis gienz en périll de mort, et aussi si l’en les trouvoit à fait présent de larrecin, ou o couteaux, ou o pierres, ou o bastons desmesurez [eulx mellant]…, etc. », p. 166-167. Petit tableau des mœurs possibles de certains clercs au début du XIVe siècle.

23 Art. 4 : « Le juge séculier peut en tout cas de delict requerans capture, prendre et appréhender prestres, clercs et religieux, et aussi les arrester… sauf à les rendre à leurs juges ecclésiastiques, s’ils sont requis et faire se doit… ». Le P.-V. de la rédaction porte que le juge séculier ne peut garder le clerc arrêté plus d’une nuit et un jour sans avertir l’évêque ou l’official (B. de R., IV, p. 339).

24 « …Sed duci jubere, id est realiter exsequi capturas… extra praetorii cancellos nequeunt [judices ecclesisatici], cum territorium nullum habeant, ratione spiritualis quidem potestatis… » D’Argentré, sur l’art. 5 de l’A.C., nota 1, n° 1, Commentarii in patrias Britonum leges, éd. de 1664, col. 12-13. – Loisel dira que « L’église n’a ni fisc, ni territoire ». – Pas de fisc pour confisquer ou condamner à l’amende. – pas de territoire, parce que sans autorité politique. Institutes coutumières, liv. I, tit. I, LXX, éd. de 1765, t. Ier, p. 130 ; éd. Michel Reulos, p. 26.

25 Fin de l’art. 4 : « … Et seront tous les frais raisonnables de la justice séculière payez s’il n’y avait cas privilégié ; auquel cas ne seront lesdits frais payez, que pour la moitié.  »

26 Le pouvoir royal n’avait pu, longtemps, que laisser à la justice d’Église l’appréciation et la sanction des crimes les plus graves commis par les clercs, tout en les trouvant trop indulgentes. Il en vint alors à s’arroger le droit, par la théorie des cas privilégiés, i.e. de ceux où la justice ecclésiastique ne peut infliger une peine adéquate et suffisante, de connaître lui aussi des méfaits commis par les clercs. – Mais comme, dans un premier temps, les juges royaux n’osaient punir des personnes consacrées que d’une amende, la pratique de la dégradation, par l’évêque, des clercs criminels, qui réduisait ceux-ci à l’état laïque, vint leur ôter tout scrupule à cet égard. – Cette technique des cas privilégiés établie contre les juges ecclésiastiques rappelle évidemment celle des cas royaux utilisés contre les juges seigneuriaux. Cependant les uns et les autres ne se confondent pas entièrement. Ainsi le blasphème, cas royal, n’est-il pas un cas privilégié. – En France, au XVe siècle, les principaux cas privilégiés sont le port d’armes, l’usure, la lèse-majesté, la fausse monnaie… Leur nombre ne cessera jamais d’augmenter, sans pourtant qu’aucune liste véritablement exhaustive puisse en être dressée…

27 D’Argentré date de 1530, donc avec un certain retard, le passage de France en Bretagne des cas privilégiés autres que quelques cas royaux, i.e. peu avant la première rédaction officielle de la coutume : « … anno demum 1530 in tribunalia nostra de francorum consuetudine migravere… », op. cit., col. 11-12.

28 Art. 7 : « Les clercs, prestres, ou autres gens de religion, qui ont délinqué en la monnoye, doivent être rendus aux Prélats ou à leurs commis en la jurisdiction où le délict… auroit été commis, donnant caution de fournir droit de les rendre s’il s’est trouvé contre eux qu’ils fussent faux monnoyeurs pour être punis par les juges du Prince, qui les pourront condamner à mort, s’ils l’ont deserviz [i.e. mérité] ». La fausse monnaie est et restera un cas royal.

29 L’art. 7 de notre coutume de 1539 reproduit presque textuellement le passage cité de la T.A.C. (chap. 112, p. 153). Il y est dit en outre effectivement : « … faux monnéers doivent estre bouilliz puis panduz ».

30 Cet art. 43 ne serait qu’un doublon de l’art. 7 si l’on n’y trouvait cette obligation pour les prélats (eux seuls peuvent y procéder) de dégrader comme clercs ceux qui sont convaincus d’être faux monnayeurs. – Obligation qu’on trouve déjà exprimée à la fin du chap. 112 de la T.A.C. – On peut peut-être encore comprendre, dans les art. de la coutume de 1539 concernés par la compétence ratione personae du juge d’Église, l’art. 3 qui décide que la connaissance d’une chose « arrêtée », i.e. saisie, même volée, sur toute personne, fût-elle un clerc, appartient au juge laïque, non au juge ecclésiastique. Le chapitre 120 de la T.A.C., d’où il est tiré, en explique la cause : c’est la chose saisie, même volée, à remettre en place ou en bonnes mains, qui est visée, non la personne qui la porte. Car, y est-il dit : « en cest cas elle [la chose saisie] serait réel, et nous appelon la chose réel qui se gouverne sans le fait de la personne touchant… Et partant appartient au juge séculier à cognoestre du réel… », p. 158. – Sur notre art. 3, d’Argentré dira qu’il ne s’agit ici que de l’exhibition et du dépôt de la chose et que si l’action est ensuite formée suivant sa qualité, le défendeur est renvoyé devant le juge de l’action personnelle et du délit, i.e. s’il s’agit d’un clerc, devant le juge d’Église (nota, n° 3, op. cit., col. 8). – Cette disposition sera reprise par l’art. 120 de la N.C. Nous n’y reviendrons pas.

31 La compétence ratione materiae du juge d’Église concerne à la fois les clercs et les laïques puisque, par définition, c’est la seule matière du litige qui est ici prise en compte (même si l’on pense surtout aux laïques).

32 Comme pour la compétence ratione personae, nous présenterons les articles dans l’ordre qui nous paraitra le plus convenable.

33 Non seulement s’agissant du contrôle de la validité des legs pieux, qui constituaient alors l’essentiel des testaments en pays coutumier, et dont la forme était prescrite par les canons, mais aussi au regard de l’exécution de ces legs, puisque les évêques avaient anciennement droit, notamment dans le Nord de la France, au quart, ou au tiers, de ces legs (P. Fournier, op. cit., p. 87) : on sait d’ailleurs que l’obligation faite à tout chrétien de faire quelque libéralité pieuse pour le salut de son âme, pouvait être sanctionnée par le refus d’une sépulture religieuse aux contrevenants ou aux intestats. Le remède était que les exécuteurs testamentaires ou les héritiers, à l’instigation de l’évêque, s’en acquittent loco defuncti.

34 T.A.C., ch. 326 (p. 300) ; « Les testamenz doivent être approuvez par les juges de Sainte Yglise qui ont cognoessance des droiz [i.e. parce que eux seuls connaissent les canons concernés]… Et quand les testamenz sont approuvez la justice séculière doit baidre [i.e. bailler] les biens qui furent au deffunt à ses aumosniers, se ils le requièrent, ou lere [ = laisser] la pourvéance es hoirs… etc. ». – Art. 2 de la coutume de 1539 : « La cognoissance de la solennité des testamens appartient aux Juges d’Église. Et après être déclarez sollennels, la délivrance des biens se fera par la justice séculière qui baillera les biens qui furent au deffunct à ses aumosniers, s’ils le requièrent… etc. ». – Sur cette disposition, d’Argentré estime – premier essai de réduction – qu’il n’y a que les testaments qui ne sont pas « de main publique » qui sont sujets à ce contrôle de leurs solennités, et que s’ils sont rapportés par des notaires, ils n’en ont pas besoin (Commentairii sur l’art. 2, nota I, n° 4, vis après être déclarez solennels, col. 5). – Hors de Bretagne, sauf à Paris où l’action du parlement paraît victorieuse en ce domaine contre le juge ecclésiastique, l’exécution générale des testaments reste, dans les pays coutumiers, en concurrence entre les deux juges au XVIe siècle, par le système de la prévention, alors que, dans les pays de droit écrit, l’Église n’aurait exercé que celle concernant les legs pieux. Elle n’aurait d’ailleurs admis, partout, que difficilement un partage de compétence en ce domaine particulier… (A. Lefebvre-Teillard, op. cit., p. 116 et s. – Dans la seconde partie de l’ouvrage de cet auteur, on trouve d’intéressants renseignements sur la pratique, par les officialités, de ses compétences dans la matière des testaments, p. 254 et s.).

35 Ibidem, nota I, n° 1, vis la connaissance, col. 4.

36 Art 5 : « Le juge séculier, à la resqueste et supplication du juge d’Église, sera tenu de prendre quelque personne que ce soit accusée du crime d’hérésie. » On a rapporté plus haut (p. ? ?, note 24) que d’Argentré explique que c’est parce que le juge d’Église n’a pas de territoire propre hors de son prétoire. Or, il ajoute au même endroit (op. cit., col. 12-13) que s’il procédait lui-même à une arrestation, il y aurait moyen d’appel comme d’abus. On constate ainsi qu’existe en Bretagne, au moins peu après le milieu du XVIe siècle (D’Argentré aurait écrit son commentaire du titre Ier de l’A.C. probablement vers 1565-1568), ce recours qui permet à toute personne mécontente d’une décision d’Église, tant administrative que contentieuse, d’en appeler à la cour souveraine de son ressort. – Sans doute avec quelque retard sur le domaine royal, où cette institution apparaît, semble-t-il, vers la fin du XVe siècle de façon durable. Le contenu du recueil d’arrêts que Noël du Fail publiera en 1579, confirme largement cette indication donnée par B. d’Argentré.

37 T.A.C., ch. 142 : « … quand [d’] aucune personne… l’en dit qu’elle est bougre [hérétique]…, la justice laye le peut prendre à la supplicacion des juges d’Yglise et la leur rendre…, et se il doit estre arz, la justice séculière… l’ardra, quar nul ne doit avoir la cognoessance du fou [feu] si ce n’est le prince ou les barons ».

38 Art. 6 : « Les gens d’Église peuvent procéder par semonces, par inhibitions et par monitions : mais ne peuvent procéder par sentence d’excommunication contre aucun detteur séculier pour le contraindre à payer sa dette s’il a biens meubles ou immeubles, sur lesquels le créditeur peut faire procéder à exécution ». – Les monitions doivent aussi précéder par trois fois les sentences d’excommunie ou d’autres censures graves.

39 T.A.C., ch. 334 : « … quar aussi semble-t-il de raison que nul… ne devrait estre excommunié, de là où l’en puisse faire exécucion sur terres, sur meubles et sur immeubles. »

40 Voir ici encore le procès-verbal de la coutume de 1539 dans le Coutumier général de Richebourg, t. IV, p. 339. – On connaît, en particulier depuis les travaux de René Filhol et de Jean Yver, le rôle éminent des commissaires royaux, et celui de défenseurs des droits du roi des officiers de justice du bailliage ou du pays où se déroule la rédaction officielle de la coutume. Il revient donc en 1539 au procureur général du roi de défendre la justice royale et, plus largement, la justice séculière en Bretagne.

41 Dans le même procès-verbal : Bourdot de Richebourg, p. 356-357. – En ses doléances, le clergé reprend tout le large éventail de compétences anciennes que nous avons dit, dans notre introduction, être encore exprimé dans le chap. 246 (2e partie) de la T.A.C. Pour ce qui est du consentement des ducs à sa compétence dans les causes personnelles entre laïques, peut-être pense-t-il à la bienveillante attitude de Charles de Blois, qui aurait été, parmi ceux-ci, l’un des rares à soutenir les évêques contre ses propres officiers de justice (Planiol, op. cit., t. III, p. 271 et note 36). Quant à la réponse, condensée au texte, du procureur général, celui-ci évoque naturellement des passages de la T.A.C. par nous déjà cités comme étant l’origine de certains articles de la nouvelle rédaction. S’agissant des causes personnelles entre laïques, c’est aux articles 1 et 2 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts du roi « de présent régnant », François Ier, (d’août 1539, donc en cette année), qu’il fait probablement allusion pour en refuser la connaissance au juge d’Église, même si cette loi n’a peut-être pas eu le temps d’être reçue en Bretagne.

42 Ibidem, B. de R., p. 538. On se rappelle que, dans l’histoire de la procédure des rédactions des coutumes, les articles sur lesquels les ordres n’étaient pas parvenus à se mettre d’accord, devaient être envoyés, depuis les ordonnances de Charles VIII de 1496 et 1497, d’abord en Grand Conseil, puis, très vite et définitivement, au parlement (voir, par ex. Jean Yver, « Le Président Thibault Baillet et la rédaction des coutumes (1496-1514) », R.H.D. 1986, p. 24 et note 16, et p. 28 et note 30). Ici, on comprend que, s’agissant de la Bretagne, dotée d’une cour non encore considérée par le roi comme parlement, François Ier ait prévu dans ses lettres patentes du 16 août 1539 que de telles difficultés seraient renvoyées à son Conseil privé (voir le P.-V. de la rédaction : B. de R., IV, p. 333). C’est ce qui est arrivé, on le voit, pour les problèmes évoqués au texte. – À noter qu’Henri III réservera encore de tels articles « discordés » à son Conseil privé, en 1580. (R. Filhol observe que, lors de la seconde rédaction officielle de la coutume, le Parlement de Bretagne, reconnu comme tel seulement en 1554, n’était pas alors encore « très sûr », Le président Christofle de Thou, p. 79, note 3).

43 Ainsi, pour d’Argentré : « Les commissaires avaient haste, craignant que l’assignation de leur paiement ne vînt pas et n’y vouloient guère adventurer de temps. ». – Pour Noël du Fail, les procès étaient après la rédaction de 1539 allongés « et en beaucoup plus grand nombre que furent oncques... ». – Et, pour Hévin, les premiers réformateurs s’étaient bornés à « ôter les dispositions de l’horrible chaos où elles étaient sans se donner trop la liberté de corriger dans le sens… », Planiol, op. cit., t. V, liv. V, p. 195-197 et les notes 8, 12 et 16.

44 Les atermoiements évoqués au texte ont eu sans doute pour cause les troubles occasionnés par les guerres de religion. Aussi les premières lettres patentes d’Henri III du 12 mai 1575 s’étant trouvées surannées, le procureur syndic des États en obtint d’autres, du même souverain, la dernière en date du 6 avril 1580, à partir desquelles la réformation put enfin se dérouler. M. Planiol (op. cit., t. V, p. 198) indique que ce fut pour laisser aux usances locales le temps de se faire préparer et rédiger que la publication n’eut pas lieu dès le mois de mai à Rennes. – Encore la réformation ne fut-elle définitivement close que le 31 janvier 1581, après insertion, à Rennes, des usances locales de cette ville et de ses faubourgs, à la suite de la coutume générale (P.-V. dans B. de R., IV, p. 418-462).

45 Date évidemment importante pour cette cour que le gouvernement royal affectait jusque-là de qualifier de « Grands Jours de Bretagne »…

46 Comme on sait, le Concile de Trente a duré, non sans interruptions, de 1545 à 1563 ; et les guerres de religion, en huit rebondissements, de 1562 à 1598.

47 Parmi les principaux actes législatifs des rois successifs, citons l’ordonnance de Villers-Cotterêts d’août 1539 (rapportée ici parce que de trop peu antérieure à la première rédaction), laquelle, entre autres mesures, interdit de citer des laïques devant les juges d’Église en matière « pure personnelle » ; l’ordonnance de Roussillon de janvier 1564 (n. st., art. 21) et celle de Moulins de février 1566 (art. 40), qui restreignent le privilège du for aux clercs au moins sous-diacres ; des édits de juillet 1539 et de novembre 1552, concernent spécialement la province et attribuent par ex. le possessoire des causes bénéficiales au Conseil de Bretagne (1539) puis aux présidiaux bretons (1552), présidiaux situés à Rennes, Nantes, Quimper et Vannes. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur ces lois, et sur d’autres.

48 On a déjà noté que de nombreux arrêts du Parlement de Rennes ont été publiés dès 1579 par Noël du Fail dans ses Mémoires recueillis… des plus notables arrêts du Parlement de Bretagne. Plusieurs de ces arrêts seront cités au cours de la présente seconde partie.

49 Art. 4 : « Ne jouiront des privilèges des clercs, sinon ceux qui sont constituez es Ordres Sacrez, et pour le moins soudiacres, ou clercs bénéficiez, ou actuellement résidens et servans aux Offices, Ministères et bénéfices… en l’Eglise… » Or, le sous-diaconat, au moins, implique, à notre époque, le célibat, et les autres catégories de clercs bénéficiaires du privilège paraissent donner une bonne garantie de sérieux.

50 Voir la note 47 mentionnant ces ordonnances.

51 Fin de l’art. 4 : « … ou écoliers actuellement étudians et sans fraude. » Ce privilège des écoliers n’est sans doute plus qu’un vestige, au XVIe siècle, où Mme Lefebvre-Teillard indique que la compétence rationae personae du juge d’Église ne s’exerce plus qu’en faveur des clercs (op. cit., p. 88). – En Bretagne, des fraudes devaient avoir lieu de la part de certains jeunes gens qui n’étudiaient point, en réalité. Ainsi B. d’Argentré conclue-t-il son analyse sur les cas des écoliers par ces mots : « additum ut fraus abesset » (Aitiologie, sur cet art. 4 de la N.C. ; dans notre édition des œuvres de B. d’Argentré de 1664 – Commentarii in patrias leges Britonum ‒, l’Aitiologie se trouve à la fin du volume avec une pagination spéciale ; le commentaire sur l’art. 4 de la N.C. se trouve à la page 2).

52 Art. 7 : « Si les prêtres, diacres, soudiacre et religieux… ont délinqué en la monnoye, ou commis autres délits où y ait cas privilégié, leurs procès leur seront faits aux prisons des juges ecclésiastiques, s’ils en ont sur le lieu de sûres et commodes, sinon es prisons des juges séculiers, concurremment par les juges d’Église et séculiers, tant sur le délit commun que cas privilégié. Et seront tenus à cette fin lesdits Prélats assister, ou commettre vicaires, pour faire et parfaire le procès sur les lieux, et donner sentence par jugements séparez, et seront tenus lesdits Prélats dégrader les susdits délinquans, s’ils sont convaincus dudit crime de fausse monnoye, ou autre méritant dégradation, pour être punis de mort par le juge séculier, s’ils l’ont desservi [ = mérité]. » ‒ Suivant l’ordonnance de Moulins, art. 39, les procès avaient été séparés et celui du juge séculier devait précéder celui du juge d’Église ; mais cela fut ensuite abrogé. Ainsi l’édit de Melun de février 1580, en son art. 22, prévoit-il que l’instruction se fera conjointement et que le cas privilégié se fera, dit le roi, « par nos juges », donc par des juges royaux et non subalternes. (Isambert, Recueil des anc. lois françaises, t. XIV, p. 199 et 471). – Sur l’art. 7 de l’A.C., B. d’Argentré avait souligné (nota 3, n° 4, op. cit., col. 22) que la sentence d’un juge n’influe pas sur celle de l’autre, et il rapporte, à cet endroit, un jugement de 1555 où le juge séculier renvoya absous quelqu’un que le juge d’Église avait condamné et dégradé pour hérésie (Commentarii…, op. cit, éd. de 1664, col. 22 : « et ex facto aliquando accidit in haeresis damnato et degradato, ut absolveretur, anno 1555, ab judicibus civilibus »). Joli pied de nez du juge civil à l’endroit d’un official !

53 Art. 3 : « Les juges séculiers peuvent, en tous cas de délit,… prendre… prêtres, clercs et religieux et aussi les arrêter… sauf à les rendre aux juges ecclésiastiques, s’ils en sont requis… Et seront tous les frais raisonnables de la justice séculière, autres que ceux qui auroient été faits par les parties, païés par lesdits juges ecclésiastiques… » Voir le procès-verbal de la réformation de 1580 : B. de R., IV, p. 426.

54 Aux arguments exposés par lui au texte, le procureur général aurait pu ajouter un arrêt du Parlement de Bretagne, en date du 3 avril 1555, ayant jugé qu’après l’arrestation et la détention d’un clerc par le juge séculier, tous les frais sont dus par le juge d’Église depuis l’arrestation jusqu’au renvoi devant lui, Du Fail, op. cit., liv. 1er, ch. 512, éd. de 1715, p. 442. S’il l’eût fait, les commissaires royaux n’auraient peut-être pas recherché le compromis de l’art. 3.

55 Fin de l’art. 3 : « … s’il n’y avait cas privilégié : auquel cas, ne seront lesdits frais païés que pour la moitié. Et sera tenu le juge séculier, incontinent après qu’il sera informé de la qualité des… clercs privilégiés, en avertir le juge ecclésiastique, pour les retirer. »

56 Il n’est pas un mot de changé. Le texte a seulement été transféré du titre 1er, consacré aux justices et juridictions, au titre 24, qui l’est aux testaments et légats. Voir le libellé de l’art. 2 de l’A.C. rapporté à la note 34.

57 Procès-verbal de la réformation de 1580 : B. de R., IV, p. 451-452. Effectivement, l’art. précédent, 613, prescrit que si le testament est fait pendant que le testateur est en bonne santé, il suffit qu’il soit écrit ou signé de lui ; que s’il est fait durant sa maladie, ou qu’il ne sache signer, il doit alors : ou bien être signé du recteur de la paroisse et d’un notaire, ou signé du recteur (ou du vicaire) en présence de deux témoins, ou bien de deux témoins, ou encore d’un notaire en présence de deux témoins… Ce luxe de précautions fait comprendre l’objection de la noblesse. On se souvient que d’Argentré avait déjà estimé que ce contrôle des solennités des testaments par l’Église ne devait s’entendre que s’agissant de ceux qui ne sont « de main publique » (voir note 34). Les nobles vont donc un peu plus loin puisqu’ils se contenteraient de la signature du testateur en bonne santé, apparemment. – Ce contrôle de la solennité des testaments, malgré les attaques dont il fait et fera l’objet, aura la vie dure puisqu’il ne sera supprimé que par un arrêt du Parlement de Bretagne du 6 juin 1735 (voir note 86). Ainsi fait-il un peu figure de cas emblématique de la résistance du clergé breton aux réformes de ses compétences juridictionnelles excessives. – On observe cependant qu’il paraît se résigner, dans sa réponse à la critique de la noblesse, à ne revendiquer que la connaissance générale des testaments et legs pieux…, ce qui serait un degré moindre qu’en 1539. – Mme Lefebvre-Teillard constate qu’à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, la tendance en France serait que l’Église ne connaisse plus que de la validité et de l’exécution des testaments des clercs, et non des laïques ; mais qu’en revanche, les évêques essaient toujours de conserver leur compétence en matière de legs pieux (op. cit., p. 118). La coutume de Bretagne serait donc ici en retard sur la pratique française en ce qui concerne le contrôle de la validité de tous les testaments, qu’elle conserve à l’Église, mais peut-être en avance sur elle, s’agissant des legs pieux, dont elle ne parle pas et qui font partie des revendications du clergé que nous rapportons ici. Pour ce qui regarde l’audition des comptes des fabriques des paroisses, les solutions ont varié sur le sujet. L’arrêt du Parlement de Rennes que nous évoquons au texte, en date du 4 mars 1559, (Du Fail, op. cit., I, ch. CXVIII, p. 95) s’était replacé dans une tradition, à l’époque plutôt dominante, attribuant l’examen de ces comptes aux juges séculiers. Ce qui explique sans doute la revendication du clergé lors de la réformation de 1580. Il obtiendra d’ailleurs gain de cause, car les comptes en question seront, au XVIIe siècle, examinés par les évêques lors de leur visite pastorale sur les lieux… Voir Hévin sur Frain, I, Plaidoyer XIII, éd. de 1684, p. 83. – Mais, au XVIIIe siècle, la connaissance en reviendra au juge séculier, s’il y a contentieux.

58 Le texte de l’art. 5 de l’A.C. se trouve à la note 36. L’art. 5 de la N.C. est ainsi libellé : « Le juge séculier, à la requête du juge d’Église, sera tenu prendre quelque personne que ce soit, à cause de tous crimes dont la cognoissance appartient aux juges d’Église, faisant apparoir du décret ». On observe que le terme d’hérésie n’est pas répété dans ce nouvel article… Peut-être à cause de l’arrêt d’enregistrement restrictif de l’édit de Romorantin du 1er mai 1560, rendu par le Parlement de Rennes le 30 avril 1561 (Du Fail, op. cit., I, ch. DLXIX, p. 470-471), qui, comme on le verra plus loin, ne laissait la connaissance du crime d’hérésie au juge d’Église breton que pour les clercs et non pour les laïques (voir p. ? ?).

59 D’Argentré sur l’art. 5 de l’A.C., nota 2, vis sera tenu, op. cit., col. 14.

60 Voir l’art. 6 de l’A.C. à la note 38. L’art. 6 de la N.C. dit simplement : « Les gens d’Église peuvent procéder par semonces et monitions, mais ne pourront procéder par censures et excommunications contre aucun detteur séculier par faute de payer sa dette ». – Le mot censure est un terme général désignant une peine ecclésiastique grave, mais « médicinale » (pour la guérison), comme la suspension d’un clerc, l’interdit sur un lieu, ou l’excommunication. – Mme Lefebvre-Teillard nous apprend que cette dernière peine était employée comme un moyen efficace mis à la disposition des créanciers, pour obtenir leur paiement du juge d’Église. Fondé sur le mutuum, le prêt gratuit, i.e. sur la confiance, ce moyen aurait rendu, malgré des abus, bien des services, op. cit., p. 115 et note 139, et p. 233. – Quoi qu’il en soit, la suppression sans condition, en Bretagne, de l’excommunication contre les débiteurs laïques conduit à une récupération intéressante du juge séculier dans les causes civiles desdits laïques.

61 Ces arrêts du 15 février 1556 et du 5 septembre 1570 se retrouvent effectivement dans le recueil de N. du Fail, liv. I, ch. 59, et liv. III, ch. 120, éd. de 1715, t. Ier, p. 44-45 et t. II, p. 209. Voir dans les Cout. générales de Poullain du Parc, sur cet art. 6, n° 1, t. Ier, p. 30-31, le propos d’Hévin, rapporté de façon peu claire. En réalité, comme il est dit au texte, les deux arrêts concernent des ecclésiastiques : ce serait donc en quelque sorte à leur exemple que les commissaires royaux auraient, en 1580, interdit, dans tous les cas, d’excommunier un débiteur laïque qui ne paie ce qu’il doit à son créancier.

62 On se souvient en effet que le Concile de Trente avait fait du rapt un empêchement dirimant du mariage ; qu’il avait déclaré nuls les mariages clandestins contractés notamment en l’absence du curé d’un des époux ; mais, qu’il avait laissé valides, tout en les condamnant, les mariages des mineurs de famille contractés sans l’autorisation de leurs parents (Décret Tametsi de 1563). Aussi, Charles IX ne reçut-il pas en France l’ensemble des canons du Concile. Mais Henri III en intégra cependant une partie dans l’ordonnance de Blois de 1579, et en fit ainsi une loi d’État. S’agissant du mariage des mineurs sans autorisation des parents, l’art. 41 de cette ordonnance dispose que ces mineurs peuvent être exhérédés, et son art. 42 que sera punie de mort toute personne ayant contribué à la réalisation d’un tel mariage. Ce sont ces deux articles qui ont inspiré les art. 495 à 497 de notre coutume de 1580, ajoutés lors de la réunion de publication, à Ploërmel. – D’autres actes royaux reprendront ces décisions et les cours souveraines rapprocheront du rapt de violence, le rapt dit « de séduction », qui qualifiera désormais le mariage de mineurs sans autorisation. Ces cours pourront ainsi le déclarer « nullement et abusivement contracté », sans avoir recours à l’officialité…

63 Voir supra p. ? ? et p. ? ?

64 L’opposition de l’évêque de Saint-Malo et des deux autres ecclésiastiques eut lieu le 21 mai, peu avant la fin de la première réunion de Rennes consacrée aux débats de la N.C. ; donc avant la publication de Ploërmel, en octobre.

65 Les gens d’Église paraissent limiter ici leur revendication à la connaissance des legs pieux, qu’apparemment la coutume ne leur donne pas.

66 Voir supra p. ? ? Nos trois clercs exceptent de leur revendication « ce qui concerne les deniers des tailles, foüages et autres qui se lèvent sur le peuple pour le service et secours de Sa Majesté ».

67 Lorsqu’il y avait procès conjoint contre un clerc pour délit commun et cas privilégié, il devait arriver que le juge séculier, pour éviter de se déplacer à l’officialité, demande à l’évêque de donner commission (vicariat) à un official (vicaire) pour aller faire le procès conjoint contre le clerc à son propre tribunal. – À noter que, suivant ledit article 61 de l’ordonnance de Blois, le parlement devait avoir « certaines bonnes causes et raisonnables » pour demander la procédure de vicariat à l’évêque ou à son official (Isambert, op. cit., XIV, p. 397-398).

68 Voir l’ensemble de l’opposition au P.-V. de la réformation de 1580 dans B. de R., t. IV, p. 454-455.

69 Qui plus est, si l’on en croit les références que Mme Lefebvre-Teillard donne, à ce propos, dans son ouvrage précité, les coutumes officielles parlent relativement peu des compétences des juges d’Église, sauf quelques-unes qui traitent des obligations et des contrats, et surtout des testaments. La connaissance de ces derniers, sous divers aspects, se trouve encore, ici et là, en concurrence entre les deux juridictions dans la première moitié du XVIe siècle ; mais elle paraît retirée aux officiaux dans la seconde (influence de Ch. de Thou, disciple de Dumoulin ?). Ainsi, l’A.C. d’Orléans de 1509 dit-elle encore, en son art. 234, que « la cognoissance d’exécution de testament appartient pour prévention aussi bien aux juges laiz comme aux gens d’Eglise ». Article que Dumoulin (1500-1566) dénoncera comme vetus error. Or, cet art. 234 sera, de fait, supprimé dans la réformation de cette coutume en 1583, malgré l’opposition du clergé (B. de R., t. III, p. 751 et la note a) de Dumoulin ; et P.-V. de la N.C. p. 823).

70 Les réformateurs de la coutume de Normandie ont, en 1583, préféré l’esquiver : « … sur ce qui a été proposé – lit-on dans le P.-V. de la rédaction – de dresser articles sur les privilèges des ecclésiastiques…, a été advisé qu’il n’en serait rien escrit en la coutume, sauf aux ecclésiastiques à user de leurs privilèges suivant les anciens canons et constitutions de l’Eglise » (B. de R., t. IV, p. 121).

71 Voir notre introduction p. ? ?

72 Isambert, op. cit., t. XII, p. 601.

73 Voir supra, p. ? ?

74 Op. cit., sur l’art. 44 (46 dans B. de R.) nota prima, col. 165, n° 3.

75 Isambert, t. XII, ch. II de l’édit, art. 16, p. 594. – S’agissant encore des lois générales du roi, il a été parlé plus haut de l’édit de Romorantin du 1er mai 1560, qui fut enregistré par le parlement breton restrictivement, en ce sens que la connaissance du crime d’hérésie en lui-même, que l’édit reconnaît, pour tous, au juge d’Église, a été limitée par son arrêt aux seuls clercs in sacris (Isamblert, XIV, p. 31)… Et il a été également indiqué que l’art. 28 de l’ordonnance d’Orléans avait décidé que, désormais, les meubles des clercs pouvaient faire l’objet de poursuites de la part du juge séculier (Isambert, XIV, p. 72) ; Or, d’Argentré donne cet article comme reçu en Bretagne sur le même art. 44 (op. cit., col. 163, n° 6 in fine)... – En ce qui regarde maintenant les lois particulières à la province, outre celle déjà citée supra, concernant le possessoire des bénéfices, signalons entre autres, un édit d’août 1536, enregistré au parlement le 3 octobre, prohibant à tous [donc même aux clercs] « de passer aucun contracts en matière héréditale sous sceaux ne par devant notaires d’Église, sous peine de nullité desdits contracts… ». Abrègement important de la compétence des notaires d’Église, au bénéfice des notaires publics…

76 On a vu que s’y trouvent, notamment, les deux arrêts qui auraient, suivant Hévin, inspiré l’art. 6 de la N.C. interdisant d’excommunier les débiteurs laïcs qu’ils aient désormais ou non des biens répondant de leurs dettes bien qu’en fait ces arrêts aient concerné des ecclésiastiques. – Mais ce recueil en contient bien d’autres sur le sujet de notre étude, rendus en particulier après appel comme d’abus. Par ex. celui du 6 avril 1556 attribuant les inventaires de biens au juge séculier, et celui du 30 octobre 1570 selon lequel les dîmes inféodées et, semble-t-il, les portions congrues qui se prennent sur elles, relèvent de ce même juge (I, chap. XXII, p. 19-20 ; I, chap. CCCVI, p. 250-251).

77 Même si un commentaire aussi long et détaillé qu’est la liste de compétences rapportée sur l’art. 44 de l’A .C. dans les éditions du XVIIe siècle, n’existait pas en son entier en 1568 dans celui que B. d’Argentré a lui-même fait paraître à cette date, ‒ sans nom d’auteur, précise Hévin pour les trois premiers titres que comprenait cette édition, ce qui explique peut-être que nous n’en ayons pas encore retrouvé d’exemplaire ; et si c’est dès lors son fils, Charles, qui a intégré cette liste, telle que nous la lisons dans la publication par lui réalisée des Commentarii in patrias Britonum leges à partir de 1565-1568, il n’a fait que tirer les éléments d’un pareil inventaire des manuscrits de son père (Ex auctoris autographo [ce dernier mot en grec], est-il écrit sur la page de titre de notre édition des Commentarii). Or, Bertrand d’Argentré (1519-1590) est non seulement le jurisconsulte de premier plan que l’on connaît, émule et souvent contradicteur de Dumoulin, mais il est aussi un actif magistrat, sénéchal de Rennes (de robe longue), après l’avoir été de Vitré, et avant de devenir président du présidial de la capitale bretonne. Il est donc très bien informé de la jurisprudence de son pays et il y a pris part lui-même dans une certaine mesure. Aussi, très certainement ses notes inédites remployées par son fils en révèlent-elles fidèlement, et pour le XVIe siècle, les nouveautés. C’est pourquoi, comme nous croyons pouvoir le soutenir au texte, les progrès les plus marquants rapportés dans la liste de compétences de l’art. 44, sont probablement connus et peut-être déjà pratiqués, lors de la réformation de 1580, par ses confrères magistrats et autres gens de justice, en particulier par ceux qui y composent une partie du tiers état, et aussi par ces juges royaux qui, à la demande des commissaires du roi, avaient, on s’en souvient, préalablement fourni des « instructions et mémoires pour servir à la réformation de la coutume »…

78 La liste des cas présentés par B. d’Argentré sur l’art. 44 de l’A.C. (46 dans B. de R.) est intitulée, dans l’édition de 1664 de ses œuvres, Enumeratio casuum in quibus nulla est cognitio Judicis Ecclesiastici, titre qui n’est peut-être pas de sa main, mais qui exprime l’importance du commentaire (nota prima, col. 163-172). En dehors des causes envisagées au texte, il y insiste beaucoup sur l’absolue incompétence du juge d’Église dans les matières réelles et, parmi elles, sur les affaires féodales. Ce qui ne serait, pour nous, qu’une confirmation sans grand intérêt, s’il n’entrait dans le dédale d’une utile casuistique. Il y précise notamment que cette incompétence vaut non seulement pour les biens profanes mais également pour ceux d’Église et ceux des clercs ; qu’elle joue tant au pétitoire qu’au possessoire ; et aussi bien pour les causes qui sont spécifiquement réelles que pour celles qui ne le sont que fictivement et par interprétation. Il distingue au surplus les cens et les rentes foncières, qu’il donne naturellement au juge séculier, des rentes constituées dont l’action est personnelle parce que née d’un contrat, et dont par conséquent, l’official peut connaître pour les clercs. Quant à l’hypothèque : si l’on agit, dit-il, que pour être payé par quelqu’un en préférence, l’action est personnelle, et relève pour les clercs de l’official ; mais si l’on veut faire déclarer une hypothèque sur un fonds, l’action est réelle et donc, toujours et pour tous, de la compétence du juge séculier. Enfin, pour ce qui regarde les actions mixtes, nées de la loi ou d’un contrat contre une personne, mais dirigées contre des possesseurs de biens-fonds, le réel l’emporte alors sur le personnel ; et d’Argentré donne à cet égard l’institution du retrait comme exemple.

Pour citer ce document

Par Michel Brunet et Didier Veillon, «Justice séculière contre justice d’Église lors des rédactions officielles de la coutume de Bretagne, en 1539 et 1580», Les cahiers poitevins d'histoire du droit [En ligne], Troisième cahier, mis à jour le : 25/07/2019, URL : https://cahiers-poitevins.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiers-poitevins/index.php?id=197.

Quelques mots à propos de :  Michel Brunet et Didier Veillon

Université de Poitiers