Le « développement » du droit et les « transplantations du droit »

Par Janez Kranjc
Publication en ligne le 25 juillet 2019

Texte intégral

1La question fondamentale qui se pose en ce qui concerne l’acculturation normative est indubitablement celle de savoir dans quelles circonstances les règles juridiques sont transplantées dans d’autres systèmes juridiques. En d’autres termes : quelles sont les causes pour lesquelles on en vient à imiter, reprendre et « adopter » le droit étranger ?

2Le juge américain Oliver Wendell Holmes, Jr a résumé sa conception du droit dans cette phrase : « La vie du droit n’est pas logique, elle repose sur l’expérience ».1 Le droit connaît donc son propre développement, sur la base de ses propres lois et besoins. Or, il est parfois difficile de déterminer quelles sont ces lois.

3La logique du développement juridique peut ne pas être perceptible à un moment donné. Néanmoins, il est généralement possible de la percevoir a posteriori. Ainsi, l’histoire du droit s’avère être un instrument indispensable pour la compréhension du droit contemporain.

I – Dépendance du droit par rapport à la communauté où il a vu le jour

4Montesquieu, l’un des fondateurs du droit comparé, considérait l’exportation des règles juridiques comme un acte très risqué. Les raisons de cette difficulté résident dans le fait que le droit est dépendant de la culture, de la tradition, de la religion et aussi des dispositions naturelles d’un peuple donné. Dans son œuvre intitulée De l’esprit des lois (1848, 1850), il écrit entre autres :2

La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine.

Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre.

Il faut qu’elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi, ou qu’on veut établir ; soit qu’elles le forment, comme font les lois politiques ; soit qu’elles le maintiennent, comme font les lois civiles.

Elles doivent être relatives au physique du pays ; au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer.

5L’idée de Montesquieu concernant la dépendance du droit à l’égard d’une communauté donnée a été reprise par les historiens du droit allemands, par la « historische Rechtsschule », plus précisément par son fondateur, Friedrich Carl von Savigny.3 Pour les représentants de cette école, le droit est lié à ses préjugés historiques et incarne une partie de la culture d’un peuple. Provenant des profondeurs mêmes du peuple et de son histoire, il serait la résultante de diverses forces irrationnelles. Cependant, dès 1809, Savigny nuança sa vision des choses. Selon lui, les migrations et révolutions connues par les tribus germaniques sont à l’origine du fait que le droit germanique n’a pas de noyau solide et de signification centrale. C’est pourquoi les Allemands n’auraient pas disposé de leur propre droit. Le droit romain qu’ils ont repris serait ainsi leur propre droit.

6Nous rencontrons l’idée faisant du droit la résultante de données sociales et le miroir de la société chez d’autres grands penseurs du passé (par exemple, Hegel, Marx, Jhering, etc…) et d’aujourd’hui. Le célèbre historien du droit américain Lawrence Friedman, par exemple, constate que le droit n’est pas un royaume isolé, un recueil de règles et de concepts, mais le miroir de la société et de la vie (a mirror of society).4

II – La transplantation du droit

7Quand nous examinons l’histoire des diverses normes et solutions juridiques, nous obtenons une image assez différente. Surtout dans le domaine du droit civil, les règles juridiques et le droit des différents États témoignent d’un manque d’originalité surprenant. Nous pouvons expliquer ce phénomène par le fait que les auteurs des textes se sont inspirés du même modèle et ont repris certaines solutions.

8L’existence de similitudes entre les différents ordres et règles juridiques est un fait connu et étudié depuis longtemps par le droit comparé. Il est intéressant de voir que, jusqu’à présent, les chercheurs ne sont pas parvenus à déterminer et à définir du point de vue théorique les lois régissant le processus de reprise et d’imitation des règles étrangères.

9Dans les années 1970, l’historien du droit américano-écossais Alan Watson a écrit un livre intitulé «Legal Transplants: An Approach to Comparative Law» (1974).5 L’expression legal transplants (les transplants juridiques) désigne le mouvement et la transplantation des règles juridiques d’un système juridique dans l’autre. Selon Watson, les transplantations sont la principale source de développement du droit et la majorité des changements serait la conséquence de l’adoption des modèles étrangers.6

10Comme le constate Watson, le droit ne change pas en réponse à des causes et pressions extérieures, mais en raison des exigences internes du système juridique lui-même. La principale raison de la réception du droit est, à son avis, l’intérêt pratique : la reprise est efficace et simple du point de vue économique.

11Cela signifie naturellement que les théories considérant le droit comme le reflet ou le miroir de la société, comme l’expression de la lutte des classes et des données économiques, sont erronées.

12Watson a illustré sa théorie concernant la transplantation du droit à l’aide d’exemples concernant surtout la réception du droit romain. Ce faisant, il a avant tout souligné la longévité et la diffusion des règles juridiques issues du droit civil romain. Elles ont été élaborées il y a près de deux mille ans par les aristocrates romains qui, en réalité, s’intéressaient au droit à titre non professionnel. Or, si les mêmes règles sont encore valables aujourd’hui, alors que la société est totalement différente, cela signifie qu’elles ne sont pas liées à l’espace et au temps et qu’il est possible de les transplanter librement. De ce fait, leur dépendance par rapport aux conditions socio-économiques est limitée.

13L’unité fondamentale du droit n’est pas le peuple dont sortirait l’esprit unique de son droit et de son expérience culturelle, qui ne pourraient ainsi pas être partagés avec les autres peuples. Le droit d’un État – de même que son économie – s’est détaché de son emplacement originel au sein de la culture du peuple.

14Watson constate que les juristes préfèrent imiter et adopter les exemples étrangers plutôt que d’apporter une réponse originale aux enjeux de la société. Quand ils doivent créer une nouvelle règle juridique, ils préfèrent l’emprunter plutôt que la créer de toutes pièces.

15C’est pourquoi le développement juridique est relativement indépendant des changements socio-économiques. L’ « emprunt » de règles étrangères peut être expliqué indépendamment des facteurs sociaux, économiques et politiques.

16D’après Watson, le droit comparé ne devrait pas se limiter à la comparaison des différents systèmes juridiques. Étant donné que seule l’étude du développement historique du système ou du principe juridique peut permettre d’expliquer les similitudes, le droit comparé devrait, dans une large mesure, s’appuyer sur l’histoire du droit.7 La clé de la compréhension du droit continental est le droit romain. En effet, après l’adoption de la codification de Justinien, les choses évoluèrent pour ainsi dire d’elles-mêmes.8 Les emprunts n’interviennent pas seulement entre les systèmes juridiques, mais aussi entre les différentes disciplines à l’intérieur d’un même système juridique où la nouvelle règle s’élabore à l’aide de l’analogie. Selon Watson, la conception du droit comme miroir de la société présente trop d’exceptions pour pouvoir être considérée comme un point de départ théorique général.

17Watson a défendu sa théorie dans de nombreux articles et ouvrages. Mais, parce qu’il alignait toujours de nouveaux exemples de manière assez peu systématique et surtout parce qu’il présentait sa théorie d’une manière assez peu cohérente et bien souvent intuitive, le chercheur n’a pas atteint le but recherché. Par ailleurs, il a souvent changé de formulation et peut-être aussi d’opinions.

18La théorie des transplantations du droit proposée par Watson eut ses défenseurs et ses détracteurs. Une grande partie des arguments opposés à cette théorie provenaient de malentendus. Les critiques omirent complètement le fait que Watson parlait exclusivement du droit privé européen, et non du droit en général. En dépit de toutes les critiques, nous devons admettre la pertinence du point de départ de Watson selon lequel toute comparaison devait être fondée sur des faits et devait comporter aussi une analyse historique complète relevant des compétences d’un historien du droit.9

19Dans plusieurs articles, le professeur hollandais Pierre Legrand a défendu la thèse tout à fait inverse de celle de Watson. Il a pris pour point de départ l’affirmation selon laquelle les systèmes juridiques européens ne convergeraient pas. En dépit des points de convergence au niveau des règles et institutions juridiques, les structures profondes du droit et de la culture, les mentalités et les mythologies juridiques restent, selon le chercheur, uniques et les divergences ne peuvent pas être surmontées. Legrand dit que les cultures sont les créations spirituelles des communautés concernées et le résultat de leur expérience historique unique qui se «décristalise » au cours des siècles à l’aide de leur imagination unique.10 Ces différences fondamentales n’existent pas seulement entre des cultures éloignées, mais aussi entre les systèmes juridiques des sociétés industrialisées actuelles et, tout particulièrement, entre la culture juridique du droit civil et la common law. De ce fait, les transplants juridiques sont exposés aux différences insurmontables entre les organismes culturels. C’est ce qui explique pourquoi les transplants ne peuvent survivre à la transplantation sans se modifier. Selon Legrand, la règle juridique intégrée du point de vue technique dans un autre système juridique se voit dotée d’une signification spécifico-culturelle différente de sa signification originelle. Ainsi, la signification, partie essentielle de la règle juridique, ne peut survivre à une exportation d’un système juridique dans un autre.11 La difficulté réside dans l’ordre juridique qui accueille la règle juridique : la culture juridique d’accueil relit la prescription avec un regard neuf, la reconstruit et la modifie. C’est pourquoi les transplantations du droit ne sont pas possibles.12

20Gunther Teubner a choisi une voie interméidaire.13 Il a pris pour point de départ l’idée élaborée en 1997 par Otto Kahn-Freund.14 En effet, ce dernier établissait une distinction entre les institutions du droit qui étaient profondément ancrées dans une culture donnée et celles qui étaient isolées de toute culture et société. Dans ses travaux, Teubner essaie de compléter cette idée en établissant une nouvelle distinction, d’une part, entre l’adoption mécanique (adoption facile) et l’adoption organique (adoption difficile) et, d’autre part, entre l’adoption totale et l’adoption sélective. Teubner a posé quatre thèses de départ :

21aujourd’hui, les liens entre le droit et la société ne sont plus totaux, mais sélectifs et peuvent aller de l’adhésion légère à la plus étroite imbrication ;

22les liens entre le droit et la société ne se rapportent plus à la société prise dans sa totalité, mais à des fragments de la société bien déterminés ;

23le droit faisait autrefois corps avec la société en raison de leur identité, tandis que les relations actuelles s’établissent en fonction des différences ;

24les relations entre le droit et la société ne se développent pas dans le cadre d’un développement historique commun; il s’agit plutôt d’un rapport réciproque conflictuel entre deux ou plusieurs lignes de développement indépendantes.15

25En accord avec ce qui vient d’être dit, Teubner est d’avis qu’il est aisé de transplanter les prescriptions relevant des domaines où la corrélation entre le droit et la société est faible. En revanche, lorsque cette corrélation est étroite, la transplantation sera plus difficile car la résistance aux normes importées sera grande. Certaines institutions juridiques sont si étroitement liées à la culture politique d’une société déterminée que leur exportation exigerait une modification du système politique du récepteur souhaitant garantir leur fonctionnement correct. Et bien que la transplantation soit parfois uniquement mécanique et qu’il s’agisse de normes techniques, l’ordre juridique d’accueil doit les assimiler à ses structures les plus profondes. Les systèmes juridiques contemporains se différencient entre eux essentiellement au niveau des corrélations existant entre les différents épisodes constituant la résolution des litiges. C’est concernant ce point qu’apparaissent différents styles de réflexion juridique, différentes explications et conceptions de l’environnement social. Lorsque les écarts sont trop importants, la règle juridique transplantée provoque confusion et dissonances.

26L’exemple mentionné par Teubner est celui du principe de « bonne foi » transplanté dans le système juridique anglais. En 1994, la Directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs a été transplantée dans le droit des contrats britannique. D’après le chercheur, il est fort peu probable que les juges britanniques interpréteront ce principe comme leurs collègues allemands qui comprennent la clause générale de Treu und Glauben ou comme le principe français de bonne foi, le principe italien de buona fede e correttezza, etc… La réflexion juridique anglaise n’est pas issue de catégories abstraites et doctrinales, mais elle est technique, orientée vers une règle concrète et défavorable à tout système. C’est pourquoi l’exportation de ce principe au nom de l’harmonisation a été à l’origine de nouvelles dissonances.

III – La modernisation de la société par l’occidentalisation du droit

27Si nous envisageons de manière critique les trois conceptions de la transplantation des règles juridiques étrangères énumérées précédemment, nous pouvons dire que la pertinence de chacune des thèses dépend essentiellement de la définition du concept de transplant juridique. Si l’expression désigne un simple passage formel d’un système dans un autre sans égards pour la manière dont la règle juridique sera acceptée, comprise et utilisée par le système récepteur, dans ce cas la transplantation des règles juridiques est très simple. Mais si nous voulons que la règle juridique transplantée ait le même effet dans le milieu récepteur et soit comprise de la même manière, alors la possibilité d’aboutir à des transplantations réussies se trouve considérablement réduite.

28L’histoire du droit montre que les transplantations de règles juridiques étrangères se produisent de tous temps et partout. Les raisons de ce phénomène sont différentes : depuis le désir de résoudre un problème bien déterminé d’une manière facile jusqu’à l’autorité plus grande dont bénéficie la norme juridique d’origine étrangère, en passant par le fait qu’il est plus simple de recopier une règle en vigueur ailleurs que de réfléchir par soi-même pour trouver une solution originale.

29Nous pouvons trouver des exemples de toutes les situations susmentionnées.

30Le Japon impérial16 et la Turquie nous fournissent probablement deux exemples de transplantations fondées sur la renommée et l’autorité de la norme étrangère.

31En effet, après la restauration de l’empire en 1868, le Japon se hâta de se moderniser, notamment dans le domaine du droit. Il voulait ainsi mettre fin au contrat commercial qui lui avait été imposé par les puissances occidentales en 1858. Ne connaissant pas la notion de droit, les Japonais décidèrent d’élaborer leur propre version sur la base des législations occidentales. En 1882, ils rédigèrent sur le modèle français le code pénal ainsi que le code de procédure pénale ; en revanche, c’est sur le modèle allemand qu’ils élaborèrent en 1890 la Loi de procédure civile. Ensuite, en 1898, sur la base de nombreux codes civils existants et plus particulièrement du Code civil allemand, ils rédigèrent également leur code civil, bien qu’il fallut pour cela forger de nombreuses expressions juridiques telles que, par exemple, le droit, l’obligation ou la demande. En 1889, l’empereur proclama une nouvelle constitution écrite sur le modèle de la constitution allemande. La situation de l’empire allemand, victorieux, militariste et performant sur le plan économique, joua un rôle de première importance dans le choix de la constitution. Parallèlement à l’adoption du droit étranger se déroula un processus de formation intensive des juristes japonais. Ceux-ci furent formés à l’étranger ou avec l’aide de spécialistes étrangers. Il est difficile de dire jusqu’à quel degré le nouveau droit influa sur les rapports sociaux. Toutefois, ce qui est sûr, c’est qu’il eut une action efficace sur les relations du Japon avec les pays étrangers.

32Tandis que les Japonais ont élaboré leurs propres règles juridiques en prenant pour modèles des règles étrangères, les Turcs17 ont opté pour l’adoption totale. Après l’avènement de la république séculaire en 1923, ils reprirent en 1926 le code civil et le code des obligations suisse ainsi que le code pénal italien. L’année suivante, ils adoptèrent la loi de procédure civile du canton de Neuchâtel et, en 1929, les règles de la procédure pénale allemande. L’objectif de la transplantation était la sécularisation et l’occidentalisation du pays. La réception effective de ces règles si contemporaines dans le nouvel environnement fut très variable. La réception des règles liées aux valeurs communément admises de la population fut moins efficace que celle des règles purement techniques. Ce fut particulièrement problématique dans le cas du mariage qui était désormais monogame. En 1933, la Turquie décréta une amnistie en faveur des contrevenants. Ces unions furent reconnues officiellement et les enfants qui en étaient nés reçurent le statut d’enfants légitimes. Il y eut plusieurs amnisties de ce type. Malgré cela, l’adoption des règles contemporaines contribua fortement à la modernisation de la société et, surtout, elle rendit possible le développement de l’économie et du commerce.

IV – Unité du système

33Le hiatus entre les réceptions formelle et effective ne dépend pas seulement du caractère acceptable des normes adoptées du point de vue des valeurs, mais aussi des capacités de l’environnement social à les faire siennes, à les comprendre, à les respecter et à les utiliser. Le niveau intellectuel et la formation des juristes jouent ici un rôle important, comme nous le voyons, par exemple, à travers le sort et la réception du « Digeste » de Justinien.18

34Comme chacun le sait, celui-ci renfermait ce que la commission de Justinien avait sélectionné comme étant les plus grandes réalisations du droit romain classique. À la demande du pape Vigile, la Codification de Justinien fut proclamée aussi en Italie en 554. Malgré cela, le droit romain resta plutôt inactif jusqu’à la création de l’école de droit de Bologne. En réalité, la Codification de Justinien n’était pas utilisée en entier ; seuls des extraits tirés des Institutes, du Codex et des Novelles étaient utilisés, tandis que le Digeste tomba complètement dans l’oubli. Les causes de cet abandon ne résident pas tant dans la mauvaise formation juridique que dans les conditions socio-économiques qui ne nécessitaient pas les règles juridiques sophistiquées visant à réguler les relations juridiques complexes au sein d’une économie de marché développée.

35Il y eut un regain d’intérêt pour le Digeste au XIIe siècle, alors que l’on assistait à une rénovation profonde du monde occidental. À cette époque, le commerce connut un important essor, les villes se renforcèrent, les universités firent leur apparition, etc… L’élan économique s’accompagna d’un renouveau intellectuel. L’essor du commerce exigeait une législation adéquate. La solution résidait dans la mise en place d’un droit écrit et d’un processus rationnel, ce qui nécessitait des juristes bien formés. Au moins dans le cas de l’empire romain, c’est la nécessité politique de disposer d’un droit universel qui accélère la mise en application du droit romain. La modernisation de la société et l’étude du droit romain se recoupent donc et sont même inséparables.

36Dans ce processus bien connu, nous remarquons une caractéristique intéressante qui met à jour la nature de la transplantation du droit romain. En effet, bien que les glossateurs se soient tout d’abord contentés de comprendre et d’expliquer différentes expressions trouvées ainsi que certains passages de la Codification de Justinien, ils ont aussi cherchés comment les modèles romains pouvaient être utilisés en pratique. Les solutions romaines sont proposées comme modèles devant permettre de trouver une solution aux problèmes modernes. La découverte et l’utilisation des règles juridiques romaines vont donc de pair. Le droit romain s’en trouve considérablement modifié et complété. Avant tout, à partir des cas romains s’élaborent des règles juridiques générales qui permettent au droit de continuer à se développer.

Les glossateurs et commentateurs expliquaient les textes romains du point de vue de leurs conceptions, en grande partie conditionnées par les données culturelles dépendant d’un lieu défini. La grande mobilité des étudiants et des professeurs ainsi que l’usage commun du latin avaient, certes, réduit ces influences locales, sans toutefois parvenir à les éliminer totalement.

37Bien qu’elle soit limitée essentiellement au droit privé, la réception du droit romain représente très probablement l’exemple le plus grand, le plus déterminant et le plus réussi de l’adoption d’un droit étranger. En même temps, cela permet de voir clairement comment des règles juridiques étrangères viennent s’enraciner dans les règles locales, comment ce phénomène permet l’apparition d’une nouvelle qualité qui détermine tout le développement ultérieur du droit. Étant donné la conviction de départ concernant la continuité de l’empire et de son ordre juridique (c’est-à-dire la conviction selon laquelle l’adoption s’est faite progressivement par l’intermédiaire de la pratique), nous pouvons, bien sûr, nous demander s’il est bien opportun ici de parler d’adoption d’un droit étranger.

38On ne peut probablement parler de véritable adoption des règles juridiques étrangères qu’à partir du moment où s’élaborent les systèmes juridiques nationaux, ce qui permet d’aboutir à une adoption officielle. Dans ces cas aussi les conséquences de l’adoption diffèrent suivant les cas.

39L’important est surtout de savoir si les systèmes juridiques du donneur et du récepteur sont similaires, si les deux sociétés sont à peu près au même niveau de développement et si elles ont à peu près la même échelle de valeurs fondamentales. En outre, il est essentiel de prendre en considération ce qui est importé : des normes techniques neutres sur le plan des valeurs ou des normes qui constituent une intervention dans les traditions existantes et les représentations en matière de valeurs. Enfin, il importe de savoir quelle est la tradition juridique, le niveau de formation des juristes, etc… Tout cela détermine si seule la forme sera adoptée ou si l’adoption inclura également le contenu ; en d’autres termes, si la norme adoptée fonctionnera et si elle fonctionnera de la même manière que dans l’ordre juridique d’origine.

40Le processus d’adoption d’un droit étranger le plus large de l’époque contemporaine fut celui auquel nous avons assisté dans les années 1990 en Europe centrale et orientale. Après la chute du communisme, les anciens États socialistes se sont transformés rapidement (du moins officiellement) en États démocratiques dotés d’une économie de marché. La métamorphose de la société s’accompagna d’une rénovation radicale du système juridique. Pour réaliser cette dernière, de nombreux conseillers étrangers travaillèrent – souvent pour des sommes importantes – à transplanter les règles de leurs pays respectifs dans les projets de lois et d’autres règles. Comme les juristes américains furent particulièrement actifs et comme l’anglais était la langue étrangère la plus répandue en Europe centrale et orientale, la transplantation de règles venant des pays européens s’accompagna de quelques reprises importantes provenant du droit anglo-américain. La conséquence fut l’apparition d’une sorte de κοινή moderne. Au cours des années 90 la législation bancaire slovène, par exemple, a repris des règles à la fois américaines et allemandes. Tant que cette législation n’a pas été harmonisée, cette confusion a été à l’origine de nombreuses difficultés.

41L’adoption des règles étrangères au cours du processus que nous venons de décrire s’est effectuée bien souvent de manière plus ou moins improvisée et aléatoire. Les fonctionnaires du ministère chargé de préparer un projet de loi ont cherché à se simplifier la tâche en reprenant des modèles étrangers. L’origine des règles reprises dépendait en grande partie des compétences linguistiques des fonctionnaires et de la facilité d’accès des sources. Ces circonstances ont également contribué à l’adoption de modèles anglo-américains ou d’autres textes traduits en anglais (et, d’ailleurs, bien souvent mal traduits).

42Les fonctionnaires qui ont effectué cette tâche avaient conscience de faire d’une pierre deux coups : en recopiant, ils s’épargnaient de la peine, ils n’avaient pas besoin de développer un nouveau concept et enfin ils se débarrassaient facilement des éventuelles critiques puisqu’il s’agissait d’une solution empruntée au système d’un pays important et prestigieux. Face à de tels arguments, la question de savoir si la norme reprise fonctionnait ou non ne se posait même pas.

43Les transplantations des règles étrangères se font généralement sans égards pour la tradition juridique, la compatibilité avec les autres règles et les autres obstacles du même genre. C’est ainsi que se produisirent des exagérations proches du burlesque. Ainsi, en 1993, lors de la rencontre d’un groupe de juristes d’Europe centrale avec leurs collègues allemands, l’un des participants, un polonais, se prononça pour l’adoption la plus littérale possible d’un grand nombre des lois allemandes. Pour que ces dernières soient ensuite utilisées de façon adéquate, il faut également traduire les manuels de droit allemand et reprendre les programmes universitaires allemands dans les universités polonaises. Sans prendre en compte les considérations ayant pu inspirer cette idée, nous constatons que cette proposition est intéressante, car elle témoigne d’une foi aveugle dans le pouvoir de la règle juridique et, en même temps, de l’omission totale des dimensions plus larges de la culture juridique et de son influence sur le fonctionnement du système juridique.

44Nous avons été témoins des exemples d’une telle transplantation mécanique du droit étranger également lors du processus d’harmonisation des ordres juridiques des pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne avec l’acquis communautaire. Une transplantation irréfléchie et mécanique a été de temps en temps encouragée même par les eurocrates chargés de cordonner le processus. N’ayant pas pu ou voulu comprendre les spécificités de chaque ordre juridique concret, ils ont souvent exigé l’adoption littérale de chaque concept, même si celui-ci n’avait peut-être aucun sens dans l’ordre juridique récepteur concerné.

45Pour conclure ces réflexions concernant la transplantation des règles juridiques, nous pouvons dire qu’il s’agit là d’un phénomène qui accompagne le droit tout au long de son développement. Comme dans le domaine de la médecine, les transplantations sont ici aussi un acte risqué. Certes, en cas d’échec le patient ne mourra pas, cependant une transplantation ratée peut provoquer de grands troubles de fonctionnement au sein du système juridique. Dans ce cas, c’est un moindre mal si la règle juridique transplantée reste lettre morte dans le système qui l’a accueillie.

46Les règles juridiques transplantées dans un nouvel environnement sont généralement interprétées différemment qu’elles ne l’étaient dans leur environnement d’origine. De ce fait, quand il ne s’agit pas d’une simple transplantation formelle, l’acculturation des règles juridiques étrangères est un processus complexe et de longue durée. Son succès dépend dans une large mesure des données culturelles, sociales et économiques, mais aussi de la tradition juridique, sans oublier le degré de formation des juristes dans l’environnement d’accueil. La preuve en est apportée, entre autres, par la mondialisation, laquelle n’a que peu contribué à une plus grande uniformisation du droit. En effet, l’uniformité progressive des consommateurs mondiaux ne parvient pas à dépasser les différences fondamentales en matière de culture juridique qui ne s’adapte qu’indirectement et progressivement au consumérisme et à la globalisation.

47En ce qui concerne la transplantation des règles juridiques étrangères, il faut avant tout avoir conscience des résultats qu’elle permet d’obtenir. Il est surtout impossible de résoudre grâce à elle les problèmes propres (c’est-à-dire internes) au pays d’accueil. La norme étrangère ne pourra être active qu’à partir du moment où le nouvel environnement l’aura intériorisée et aura accepté son contenu, donc une fois qu’il sera lui-même capable de résoudre le problème concret. S’il n’accepte pas la norme étrangère, celle-ci n’aura aucun effet.

48C’est pourquoi il paraît préférable de ne pas transplanter littéralement les règles juridiques, mais de prendre exemple sur les bonnes solutions trouvées à l’étranger. Ainsi, le récepteur ne recopie pas la règle étrangère, mais il l’inclut à bon escient dans son propre système juridique. Un bon exemple de transplantation de ce type est la transplantation du droit romain dans les grands codes civils européens.

Notes

1 The life of the law has not been logic; it has been experience. Voir: Oliver Wendell Holmes, The Common Law. Boston: Little Brown, and Co., 1881, I.

2 Montesquieu, De l’esprit des lois, Première partie, Livre premier. Des lois en général, Chapitre III. Des lois positives 

3 Voir: R. Zimmermann, Roman Law, Contemporary Law, European Law, The Civilian Tradition Today, Oxford 2004, p. 14 ss, K. Kroeschell, Deutsche Rechtsgeschichte, Band 3: Seit 1650, 5. durchgesehene Auflage, Köln, Weimar, Wien, 2008, p. 127 ss., F. Wieacker, Privatrechtsgeschichte der Neuzeit unter besonderer Berücksichtigung der deutschen Entwicklung, 2., neubearb. Aufl., Göttingen, Vandenhoeck u. Ruprecht, 1967, p. 228 ss.

4 L. Friedman, A History of American Law, 2nd ed. 1985, 12: … not as a kingdom unto itself, not as a set of rules and concepts, not as the province of lawyers alone, but as a mirror of society. It takes nothing as historical accident, nothing as autonomous, everything as relative and molded by economy and society. Isti. p. 595. As long as the country endures, so will its system of law, coextensive with society, reflecting its wishes and needs, in all their irrationality, ambiguity, and inconsistency. It will follow every twist and turn of development. The law is a mirror held up against life.

5 A. Watson, Legal Transplants: An Approach to Comparative Law, Edinburgh, Scottish Academic Press, 1974.

6 A. Watson, Aspects of Reception of Law, American Journal of Comparative Law 44, 1996, p. 335.

7 A. Watson, Legal Transplants, p. 6: … The nature of any such relationship, the reasons for the similarities and the differences, is discoverable only by a study of the history of the systems or of the rules; hence in the first place, Comparative Law is Legal History concerned with the relationship between systems.

8 A. Watson, The Making of the Civil Law, Cambridge Mass. 1981, p. 32 s.: After the initial acceptance (i. e. of the Justinian’s Corpus Juris), everything else, including the dominant role of the universities in shaping the legal thought, would follow. For this process, once started, to be explicable, no reference need be made to further societal factors, including the general political structure of the organization of practicing lawyers.

9 Voir, entre autres: A. Watson, Legal Change: Sources of Law and Legal Culture, University of Pennsylvania Law Review 131, 1983, p. 1136 ss.

10 Pierre Legrand, Comparatists-at-Law and the Contrarian Challenge, Inaugural Lecture Tilburg 1995, p. 10.

11 P. Legrand, The Impossibility of Legal Transplants, Maastricht Journal of European and Comparative Law, 4, 1997, p. 111.

12 P. Legrand, The Impossibility of Legal Transplants, p. 114.

13 Gunther Teubner, Legal Irritants: Good Faith in British Law or How Unifying Law Ends Up in New Divergences, The Modern Law Review 61, 1998, p. 11- 32, surtout p. 17 ss..

14 Otto Kahn-Freund, On Uses and Misuses of Comparative Law, in: Kahn-Freund, Selected Writings, London 1987, p. 298s.

15 G. Teubner, Legal Irritants: Good Faith in british Law or How Unifying Law Ends Up in New Divergencies, p. 18.

16 Voir: René David, Camille Jauffret-Spinosi, Les grands systèmes de droit contemporains, 10e édition 1992, p. 438 ss (nr. 494 ss) et l’édition allemande: Einführung in die großen Rechtssysteme der Gegenwart, 2. deutsche Auflage auf der Grundlage »Les grands systèmes de droit contemporains« , von René David und Camille Jauffret-Spinosi, 8. Aufl., Paris 1982, p. 562 ss (nr. 445 ss). Voir aussi: A. Sanders, Einführung in das japanische Recht, Humboldt Forum Recht 6, 2005, p. 51 ss.

17 Voir: Gülnihal Bozkurt, Die Rezeption des westlichen Rechts in der Türkei, in: Europäische Integration und nationale Rechtskulturen, Referate des 13. Symposiums der Alexander von Humboldt-Stiftung vom 19. bi8s 23. September 1993 in Bamberg, Herausgegeben von Chr. Tomuschat, H. Kötz, B. von Maydell, Köln, Berlin Bonn, München 1995, p. 51 ss. Voir aussi: René David, Camille Jauffret-Spinosi; Les grands systèmes de droit contemporains, p. 386.

18 Voir : Hermann Lange, Römisches Recht im Mittelalter, Band I, Die Glossatoren, München 1997, p. 60 ss, H. Lange und M. Kriechbaum, Römisches Recht im Mittelalter, Band II, Die Kommentatoren, München 2007, p. 179 ss., P. Koschaker, Europa und das römische Recht, zweite, unveränderte Auflage, München und Berlin 1953, p. 55 ss.

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Par Janez Kranjc, «Le « développement » du droit et les « transplantations du droit »», Les cahiers poitevins d'histoire du droit [En ligne], Troisième cahier, mis à jour le : 25/07/2019, URL : https://cahiers-poitevins.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiers-poitevins/index.php?id=194.

Quelques mots à propos de :  Janez Kranjc

Professeur à l’Université de LjubljanaDoyen honoraire