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La spoliation des juifs d’Italie : théories et pratiques juridiques
Par Ernesto De CRISTOFARO
Publication en ligne le 25 juillet 2019
Table des matières
Texte intégral
1La législation raciale italienne, à part certaines règles introduites en Afrique Orientale en 19372 concernant les rapports more uxorio entre colons et natifs, est adoptée vers la fin de 1938. Avec un premier ensemble de mesures on assure la « bonification » de l’école italienne envers les enseignants et les étudiants juifs. Cette décision a aussi une rechute patrimoniale, parce que l’on soustrait aux enseignants expulsés une importante source de revenu3.
2Avec les dispositions pour la défense de la race prises en novembre, on élargit le spectre juridique : on interdit les mariages mixtes, on déclare l’invalidité des mariages célébrés contre cette règle, on interdit les mariages entre employés de l’administration d’Etat et citoyens étrangers et on soumet à une autorisation administrative les mariages entre citoyens italiens et étrangers ; enfin, exclusivement contre les citoyens italiens « de race juive », on décrète l’expulsion de tous les emplois d’Etat ou d’institutions semi-publiques (banques d’intérêt national, compagnies d’assurance, administrations locales) et on impose des limitations aux patrimoines immobiliers et à la propriété d’entreprises ou à l’exercice de fonctions de direction ou de gestion de ces entreprises4.
3Les limitations patrimoniales apparaissent, selon l’avis dominant dans l’historiographie, comme la plus improvisée et la plus confuse des actions organisées par le fascisme contre les juifs italiens. Le résultat d’un ensemble de normes incohérent, désordonné et contradictoire, qui mêle rigueur et douceur, prohibitions et exceptions5. Un premier niveau d’exemptions concerne la position des sujets « discriminati » (discrimi- nés). Le régime considère les mérites acquis sur les champs de bataille entre la guerre de Lybie et celles d’Ethiopie et d’Espagne et dans le pays pendant des moments particuliers de l’histoire fasciste, en particulier au cours des années 1919-22, aux débuts du fascisme, et en 1924 après la crise qui fit suite au meurtre de Matteotti. Un mécanisme semblable avait été utilisé en Allemagne en 1933, à propos des juifs expulsés de l’administration publique. Les exceptions prévues furent néanmoins retirées par les lois de Nuremberg deux ans plus tard6.
4Cette circonstance confirme le caractère plus agressif du racisme nazi et la plus intense radicalité biologique de l’idéologie qui l’animait7. En outre, si comme on l’a affirmé dans des recherches récentes, l’un des mobiles du racisme nazi était l’accaparement violent de la propriété juive, une sorte de « guerre civile de vol », aucune concession limitant cet objectif ne pouvait résister8.
5L’Italie, pour laquelle le poids stratégique des biens appartenant aux juifs n’était pas aussi considérable que celui des juifs allemands dans leur pays, agit différemment et maintient des traitements différentiels. Pourtant, sur le versant patrimonial, la législation raciale fasciste a été sensiblement plus douce que sur le versant familial et professionnel. Il est possible que cela ait dépendu de la rapide progression des événements, de la hâte qui a dominé le législateur, en empêchant de faire un recensement minutieux des biens des juifs et en déconseillant des choix de réglementation trop lourds qui auraient pu se traduire par un dommage pour le système économique global. C’est de cette circonspection que semble découler le choix d’éliminer des forclusions en matière économique une disposition relative aux sociétés de capitaux. Renzo De Felice écrit qu’une hypothèse visant à interdire que dans les assemblées de sociétés par actions les juifs puissent intervenir en représentant une partie du capital supérieure à un tiers des participants fut mise de côté pour conjurer l’éventualité d’une fuite de capitaux juifs, investis dans les banques ou les grandes entreprises, à l’étranger9.
6L’article 10 du décret-loi 1728 qui introduit les normes pour la « défense de la race italienne » établit que les juifs ne peuvent pas être titulaires d’entreprises qui ont trait à la sauvegarde de la nation ou d’entreprises de toutes natures qui emploient cent employés ou plus, ni d’y occuper les fonctions d’administrateur ou de commissaire aux comptes. En outre, les juifs ne pouvaient posséder de biens fonciers au-delà d’une valeur de 5000 lires ni d’immeubles dont le revenu imposable était supérieur à 20 000 lires. Quelques mois plus tard, en février 1939, sort le décret-loi numéro 126 qui rassemble les règles de réalisation et intégration par lesquelles sont concrétisés les principes fixés en matière patrimoniale.
7Il faut observer que le Gouvernement intervient pour réglementer la matière des interdictions raciales toujours par décret-loi. Une loi, la numéro 100 de 1926, avait attribué au pouvoir exécutif la faculté de légiférer dans une série de cas. Sur la base de son contenu, précisément grâce au second alinéa de l’article 3, le gouvernement pouvait toujours intervenir lorsque des « raisons de nécessité et urgence » l’exigeaient10. Aucun contrôle politique, sauf celui du parlement, ne pouvait contrarier les choix du gouvernement. Mais à part le fait, bien évident, que dans un régime autoritaire, au pouvoir pendant plusieurs années, le contrôle politique du parlement sur les actes du gouvernement apparaît comme une simple parodie de la division des pouvoirs, la loi elle-même affirmait que les décrets promulgués par le gouvernement perdaient leur efficacité s’ils n’étaient pas convertis en loi dans un délai de deux ans. Pour établir une comparaison, rappelons que la Constitution italienne actuelle (article 77) impose la conversion des décrets en loi dans un délai de deux mois après leur publication. Cet élément relatif à la gestion des délais – la plus grande rapidité dans la promulgation, la plus grande lenteur dans l’examen et la conversion parlementaire – suggère lui aussi l’idée d’une stratégie poursuivie, à la tête de l’état, avec fermeté et rapidité.
8Cette impression de régulation entièrement impromptue de l’activité économique des citoyens juifs se retrouve à propos de certaines mesures de police (comme celle qui dans l’été 1940 défend l’exercice de la vente ambulante en frappant des centaines de personnes dépourvues d’autre revenu11) qui continuent à traduire la volonté d’achar- nement vexatoire, et ce de différentes façons au cours des années. Le décret-loi 126/1939 (article 3) dispose de ne pas inclure dans le patrimoine immobilier les immeubles destinés à une utilisation industrielle ou commerciale quand le propriétaire est aussi le titulaire de l’activité d’entreprise dont les immeubles sont les instruments ; les bâti- ments appartenant à des entrepreneurs de construction et édifiés pour être vendus ; les immeubles objets de procédures d’exécution immobilière.
9En ce qui concerne les activités commerciales ou industrielles, le même décret-loi (articles 47, 51, 52) impose leur dénonciation lorsque le citoyen juif est le propriétaire, le gérant ou l’associé à responsabilité illimitée et qu’elles dépassent les cent employés ou concernent la sauvegarde de la nation, mais exclut de cette obligation les entreprises artisanales représentées syndicalement par la fédération nationale fasciste des artisans et admet que les entreprises destinées à la liquidation puissent être cédées à des sociétés commerciales régulièrement constituées et aussi à des personnes considérées comme n’étant pas de « race juive ». De cette façon, se met en place un mécanisme permettant une emprise plus faible sur les biens immobiliers. Renzo de Felice cite une lettre du ministre Dino Grandi qui date du mois de juillet 1940, dans laquelle il observe que sous le voile de sociétés anonymes, avant février 1939, on avait caché des patrimoines immobiliers privés qui « à travers l’apparence de société commerciale ont échappé aux obligations raciales »12.
10Avec les exemptions - subjectives et objectives / directes et indirectes - examinées jusqu’à maintenant, la loi admet que le citoyen « de race juive » puisse donner ses biens au conjoint non juif ainsi qu’aux descendants « aryens », ou à des instituts et organismes d’éducation ou d’assistance. La combinaison de tous ces mécanismes produit quelques effets favorables pour les juifs italiens. Selon les estimations présentes dans un rapport rédigé par l’E.G.E.L.I. (Ente di gestione e liquidazione immobiliare), l’office chargé d’acquérir et de gérer les biens soustraits aux juifs, vraisemblablement dans les premiers mois de 1942, environ soixante-dix pour cent des biens en excédent avaient échappé à la répartition et acquisition de la part de l’État à cause de « discriminazioni », donations, aliénations fictives, attributions à des sociétés13. En revanche, selon un rap- port préparé par la direction de l’E.G.E.L.I. pour le Comité de libération nationale en mai 1945, qui estimait à 726 000 000 de lires le montant total des biens immobiliers excédant la quote-part permise, en 1943 l’E.G.E.L.I. ne récoltait que 55 600 000 lires, c’est-à-dire les 7,6 pour cent du total. De ces biens l’E.G.E.L.I. liquida environ 10 millions, et en retira la somme de 29 500 000 lires14. Le gain ne semble pas négligeable mais il est vrai aussi que la richesse concernée par rapport à la valeur totale restait très faible. Cela dépendit aussi en large mesure de la lenteur et complexité des procédures.
Les procédures de réquisition
11Dans un délai de quatre-vingt-dix jours après l’entrée en vigueur du décret-loi 126, les citoyens italiens recensés comme juifs et propriétaires d’immeubles sont obligés de déclarer leurs biens auprès du Centre des Impôts du District (Ufficio distrettuale delle imposte dirette), en spécifiant s’ils entendent se servir de la faculté d’en faire la donation. Ensuite, le Bureau Technique du Trésor Public (U.T.E. – Ufficio Tecnico Era- riale) détermine, au sein du patrimoine, la part autorisée et la part « en excédant » et, successivement, calcule la valeur de la part « en excédant » en multipliant par quatre-vingt l’estimation des terrains et par vingt le revenu imposable des immeubles (pour la partie où les premiers dépassent les 50 000 lires et les seconds les 20 000 lires)15.
12Contre cette évaluation, qui est notifiée aux personnes frappées par la limitation par l’E.G.E.L.I., on peut déposer un recours devant une Commission provinciale nommée par le Ministre des Finances et composée par le président du tribunal du chef-lieu de province, par un ingénieur du Bureau Technique du Trésor Public et par un ingénieur désigné par le syndicat fasciste des ingénieurs. Auprès de cette commission, on prend en considération les contestations qui portent sur la détermination de l’estimation ou du revenu imposable pour la répartition entre part autorisée et part « en excédant » ou pour la détermination de la valeur de la part « en excédant ». S’il n’y a pas de contes- tations, ou après la conclusion du recours pour la rectification de la répartition ou de la valeur « en excédant », l’E.G.E.L.I. demande à l’Intendant de Finance l’émission du décret de transfert de propriété de la part « en excédant ». Les propriétaires étaient indemnisés sous forme de titres nominatifs, émis par l’E.G.E.L.I., au taux d’intérêt annuel de quatre pour cent et venant à échéance au bout de trente ans. Ces titres ne pouvaient pas être transférés à des non-juifs. Les seuls transferts inter vivos admis concernent les hypothèses de constitution de dot ou accomplissement d’une obligation précédant l’entrée en vigueur du décret 126 ou dérivant de faits illicites.
13Le paiement peut être fait en argent comptant seulement dans l’hypothèse exceptionnelle d’un versement d’équivalent pour la part autorisée en cas d’immeubles non divisibles. En général, les titres ont une circulation limitée et un régime différent selon le titulaire. S’ils sont transférés à un non-juif, ils sont transformés en titres obligatoires au porteur ; mais seulement en cas de nécessité démontrée ils peuvent être démobilisés et le citoyen juif peut obtenir des avances. Les immeubles qui arrivent à l’E.G.E.L.I. sont administrés avec le support de banques et instituts de crédit et sont destinés à une vente graduelle, pour éviter une baisse drastique de leur valeur. Les profits qui affluent au Trésor d’Etat après la vente sont investis en titres de la dette publique. Ces titres constituent la garantie des certificats spéciaux émis par l’E.G.E.L.I16.
14Un mécanisme semblable préside à l’acquisition d’entreprises industrielles ou commerciales liées à des citoyens juifs. Le Conseil provincial des « Corporazioni » compétent pour le territoire rédige une liste des entreprises, divisée en trois catégories : 1) les entreprises qui concernent la défense de la nation ; 2) les entreprises qui emploient cent employés ou plus ; 3) les entreprises qui n’appartiennent pas aux deux précédentes classes. Une fois cette opération accomplie, on désigne un commissaire qui pendant six mois contrôle la gestion de l’entreprise. Dans cet intervalle de temps, les titulaires des entreprises individuelles ou les associés responsables de manière illimitée d’une société non actionnaire, peuvent céder l’entreprise (totalement ou partiellement) à des non-juifs ou à des sociétés commerciales régulièrement constituées. (À partir du moment de l’entrée en vigueur du décret 126 et jusqu’à la composition des listes des entreprises, aucun acte de cession, totale ou partielle, n’était possible et toutes les infractions allaient rester sans effets juridiques). Les transferts qui se produisent dans les six mois après la désignation du commissaire sont accomplis par un acte public et leur prix doit nécessairement être investi en titres nominatifs de la dette publique qui ne peuvent être transmis à personne sans l’autorisation du ministre des Finances. Dans le cas de transfert autorisé, ou dans le cas de succession mortis causa, si les titres arrivent à des non-juifs ils peuvent être transformés en titres au porteur. Six mois après la désignation du commissaire, le Ministre de l’Intérieur et celui des Finances établissent quelles entreprises doivent être reprises par des sociétés anonymes régulièrement constituées et celles qui, au contraire, doivent être liquidées. Dans le premier cas, le commissaire assume temporairement la gestion et notifie au propriétaire le prix proposé et la société acheteuse ; dans le deuxième cas, le Conseil des « Corporazioni » désigne un liquidateur. En définitive, il y a trois alternatives : aliénation ou donation de la part du titulaire ; cession forcée à des sociétés « aryennes » ; liquidation. Quoi qu’il en soit, le prix qui est encaissé par le titulaire est toujours constitué de titres nominatifs subordonnés à des règles de circulation restrictives17.
15Dans une recherche publiée en 1998, Fabio Levi a calculé que durant la période 1939-43 les Commissions provinciales pour la propriété immobilière des citoyens « de race juive » furent saisies par environ quatre-vingts recours sur le territoire national. Il a attribué cette donnée à la faible fonction de garantie reconnue à des organismes trop influençables par les autorités du Régime. D’autres formes d’interdiction existaient certainement, des interdictions qu’on pouvait exercer à travers des pressions informelles envers certains des fonctionnaires impliqués dans les différentes étapes de la procédure18.
16Ceci pourrait expliquer en particulier (ou aider à expliquer) la « viscosité » du comportement des appareils publics dans l’attaque des patrimoines juifs. Beaucoup plus, certainement, que la difficulté théorique consistant à laisser fonctionner un mécanisme qui remettait en question les principes concernant le droit de propriété et qui, pour utiliser les mots de Fabio Levi, avait créé un « monstre juridique »19.
17Ce type d’analyse nous conduit à formuler quelques questions sur le rôle joué spécifiquement par la culture juridique italienne par rapport aux mesures qui limitaient les patrimoines juifs. En lisant quelques décisions des commissions provinciales pour la propriété immobilière dans les années 1941-42, on peut observer l’existence d’une conscience politique du rôle joué par ces commissions20. Dans les cas où elles rejetaient les demandes des citoyens, mais aussi lorsque celles-ci étaient acceptées (et que le citoyen obtenait par exemple que l’estimation de la quote-part excédante soit faite en tenant compte des valeurs du marché plutôt que des coefficients déterminés par la loi), les juges soulignaient le fait que le but du législateur n’était pas du tout d’obtenir la confiscation des biens des juifs, mais simplement de limiter le patrimoine immobilier des citoyens « de race juive », afin de les empêcher d’avoir une influence économique et sociale forte au sein de la nation. Tel est l’avis de la commission provin- ciale de Bologne, exprimé en 194221. Au cours de la même année, et en utilisant des arguments semblables, la commission de Sienne affirme que l’État italien ne veut pas frapper les juifs sur un plan financier, mais seulement limiter leur influence politique. Et elle fait remarquer, pour appuyer cette thèse, le fait que les biens sont transmissibles aux conjoints ou aux descendants non juifs, ainsi que l’inexistence de limites sur le patrimoine mobilier22.
Les catégories de la pensée juridique face à la spoliation
18Mais, il est permis de douter du fait que le caractère politique attribué au problème pouvait préfigurer des garanties supplémentaires. Afin d’éclaircir cet aspect, il me semble utile de considérer les trois points suivants : la définition des mesures limitatives de la propriété immobilière juive ; la conception fasciste de la propriété privée ; et, enfin, les opinions que les juristes italiens (dans des articles de revues, des ouvrages, etc.) expriment à propos des lois raciales.
19Lorsqu’on évoque les dispositions contre la propriété juive, on considère comme modèle légal l’expropriation pour des fins d’utilité publique, réglementée en Italie par la loi 2359 de 1865 et considérée aussi par le Code civil. L’article 29 du « Statut Albertino » (la charte constitutionnelle octroyée par le souverain Carlo Alberto de Savoie en 1848) établissait que « toute propriété sans aucune exception est inviolable ». L’article 436 du Code civil de 1865 (le Code civil fasciste – sauf le premier livre sur la famille, qui remonte au 1939 – est publié en 1942, après les lois raciales) définit la propriété comme le « droit de profiter et disposer des biens de la manière la plus absolue, sauf quand on en fait un usage interdit par les lois et les règlements ». L’article 438 ajoute que « personne ne peut être forcé à céder sa propriété ou à permettre que quelqu’un en profite, sauf pour cause d’utilité publique légalement reconnue et déclarée et après le paiement d’une juste indemnité »23.
20Le système légal fasciste prévoit, outre l’expropriation, l’institution de la confiscation, régie par l’article 240 du Code pénal autant que par un ensemble de lois administratives concernant la sécurité publique, la presse, la santé publique, le commerce. En ce cas, il s’agit d’un mécanisme qui sert à dépouiller le citoyen d’un bien qui constituerait le moyen, le produit ou le profit d’une activité illégale. Il s’agit d’une mesure punitive qui, par conséquent, ne prévoit aucune compensation ou réparation économique du citoyen dépossédé et qui, en théorie, pourrait concerner tout son patrimoine, étant donné que le transfert n’est pas réalisé en vue de l’utilité publique. En définitive, la confiscation n’a aucune finalité patrimoniale même si elle touche le patrimoine24.
21Certes on assure aux juifs dépossédés de leurs propriétés une compensation sous la forme de titres nominatifs, avec un rendement annuel de quatre pour cent. Il s’agit là d’une circonstance qui rapproche cette disposition de celle qui concerne l’expropriation pour des raisons d’utilité publique. Mais la sévère limitation à la circulation imposée aux titres et le fait que le revenu de la vente des immeubles transférés à l’État passe dans les caisses publiques et sert à garantir les titres eux-mêmes, rendent en l’occurrence la notion de « juste indemnité » et celle d’ « utilité publique » assez peu appropriées. À moins qu’on ne veuille affirmer – comme le fait Fabio Levi – que l’utilité publique de la spoliation des immeubles et biens fonciers des juifs ne consistait que dans leur appauvrissement : actio ipsa praemium est 25.
22Il est discutable qu’on puisse considérer le prix prévu comme une juste indemnité et il est encore plus discutable que toute la procédure puisse être associée à une quelconque utilité publique. S’il n’est pas possible, alors, de parler d’une confiscation (même si le caractère punitif de cette institution peut encourager une telle comparai- son, sans oublier que le point d’arrivée du fascisme républicain, entre la fin de 1943 et le début de 1944, sera justement la spoliation totale des juifs considérés comme des étrangers ennemis26) il ne me semble pas que le modèle de l’expropriation soit plus approprié. Il faudra dire alors que, en attaquant la propriété juive, le fascisme a fabriqué un nouveau procédé juridique, un tertium genus (troisième genre), situé entre confiscation et expropriation, qui pouvait permettre la réalisation des finalités politiques du virage antisémite.
23Du reste, le droit de propriété, droit chargé plus que tous les autres de significations politiques, connut pendant le fascisme un processus de transformation et d’adaptation au nouveau cadre culturel. Le droit de chacun de profiter et disposer de ses biens sans être dérangé est, historiquement, « l’étendard » de l’ordre individualiste bourgeois. Contre cet ordre, même si ce n’est que de façon progressive, le fascisme fait valoir l’emprise de l’État, de la collectivité ordonnée et hiérarchisée dans laquelle l’individu trouve son accomplissement et hors de laquelle il n’y a aucune zone franche, aucune niche impénétrable. Le droit de propriété est accepté par la culture fasciste dans la mesure où, par son intermédiaire, l’individu contribue avec l’État à la réalisation de l’intérêt général. Par conséquent, le propriétaire peut avoir des obligations relatives aux intérêts collectifs (par exemple l’entretien de ses biens) et aussi des limites dans la jouissance de ses biens (par exemple, le respect des distances dans les constructions) ou dans la façon d’en disposer (par exemple, l’interdiction de vendre les biens d’intérêt archéologique, historique ou artistique). Mais, dans tous ces cas, l’essence du droit de propriété n’est pas réellement altérée et le sacrifice imposé est loin de sembler excessif, arbitraire, inutile27.
24Il y a néanmoins des éléments qui laissent apparaître une nouvelle sensibilité. La loi 2008 de 1926 sur la défense de l’État prévoit « la condamnation par contumace du citoyen qui hors du territoire de l’État divulgue ou communique, sous n’importe quelle forme, des nouvelles fausses ou tendancieuses sur la condition de l’État ou, d’une façon ou d’une autre, exerce une activité tendant à procurer des dommages aux intérêts nationaux », avec entre autres la confiscation des biens. Il s’agit d’une règle (prévue jusqu’alors seulement dans les systèmes pénaux adoptés en Érythrée et en Somalie) à travers laquelle il est possible de réquisitionner la totalité du patrimoine d’un sujet ; et pas seulement, comme ce sera le cas dans le Code pénal de 1930, les parties du patrimoine qui sont liées à la réalisation d’un délit (ou le patrimoine entier lorsqu’il est le produit d’une activité illégale). La conduite politique de l’individu influait, en quelque sorte, sur la possession de ses biens, jusqu’à la dépossession. Pour la première fois, on frappe « l’ennemi de l’État » à travers la réquisition de son patrimoine, en attendant de nouveaux ennemis qu’on pourra appauvrir28.
25L’idée que le droit subjectif ne doit pas être considéré comme une figure géométrique mais qu’il se situe « dans les pulsations de la vie du peuple »29 continue à s’enraciner. La propriété est envisagée en termes de solidarité, et l’expropriation commence à se manifester en tant qu’expression du droit de propriété dans sa fonction publique et non plus comme le contraire du droit de propriété. En décrivant, dans un essai de 1931 consacré à la théorie des transferts forcés, la loi 3256 de 1923 sur l’assainissement des territoires marécageux, Salvatore Pugliatti observe que, à la différence de la notion d’utilité publique adoptée par le législateur en matière d’expropriation dans le code civil de 1865, dans la législation fasciste la nouvelle notion d’intérêt public est l’objet d’une attention croissante. On opère ainsi la distinction suivante : « l’utilité publique était une conception rigide. L’expropriation pouvait avoir lieu quand, par rapport à un cas spécifique, on pouvait certifier une utilité publique actuelle ; l’intérêt public, par contre, […] constitue un principe virtuel, toujours subsistant et capable de se concré- tiser, en acquérant une efficacité actuelle, par rapport à des situations déterminées »30.
26La terminologie et les concepts utilisés par Pugliatti montrent une remarquable capacité d’anticipation. De fait, le Code civil de 1942, en se référant à l’expropriation, affirme à l’article 834 : « Personne ne peut être privé, totalement ou partiellement, des biens qui sont en sa propriété, sauf pour une cause d’intérêt public, établie par la loi, et après paiement d’une juste indemnité ». Le texte du précédent article 438 (Code civil de 1865) disait : « […] sauf pour cause d’utilité publique légalement reconnue et déclarée ». La notion d’intérêt public se prête mieux à être remplie de contenus traditionnellement étrangers à l’idée d’expropriation comme procédure à adopter chaque fois qu’on programme l’exécution d’une action d’utilité publique. La notion d’intérêt public, qui est l’axe de la nouvelle définition d’expropriation, doit, comme un principe virtuel, pouvoir se concrétiser par rapport à des situations individuelles.
27Dans un manuel de droit privé publié en 1939, à propos des limitations à la capacité juridique pour des motifs de race, Pugliatti écrivait que les normes introduites peu de temps avant représentaient la solution d’un problème politique, mais une solution provisoire, par rapport à laquelle le système légal devait se considérer encore en phase de développement31. Si on relit ces phrases en les mettant en rapport avec celles d’autres juristes qui, à propos des mesures en matière patrimoniale, soulignaient qu’il convenait de « mettre les appartenant à des races inférieures en condition d’infériorité »32 ou d’agir dans une direction antisémite puisque « c’était les juifs […] qui avaient des positions morales et économiques préjudiciables à la formation de la race aryenne »33, on perçoit mieux l’orientation de la culture juridique italienne34.
28Imbus de nationalisme, et entretenant le culte de l’État, la majorité des juristes italiens – qui jusqu’à la fin des années trente n’avaient pas considéré la question raciale vraiment digne de réflexion – découvrent, après l’automne 1938, la force et la solidité des thèses conspirationnistes, lorsque la question raciale est devenue une des priorités de l’action du gouvernement. Ce n’est pas les Italiens qui sont devenus tout à coup racistes, mais ce sont les juifs qui, après un complot de longue date et souterrain, ont gagné un poids stratégique incompatible avec la sécurité de la nation. C’est pour cette raison que, quelques années plus tard, au cours d’une discussion scientifique où il explique pourquoi il faut considérer l’interdiction des mariages mixtes aussi bien avec les noirs qu’avec les Orientaux, Pugliatti écrit que, même si le législateur avait été particulièrement sévère à l’égard de la race juive, en réalité l’intention n’était pas de frapper certaines personnes en particulier mais simplement de protéger les citoyens appartenant à la race aryenne35.
Notes
2 RDL n° 880 du 19 avril 1937.
3 RDL n° 1390 du 5 septembre 1938.
4 RDL n° 1728 du 17 novembre 1938.
5 Voir S. Caviglia, Un aspetto sconosciuto della persecuzione : l’antisemitismo « amministrativo » del Ministero dell’Interno, dans « La Rassegna Mensile di Israel », LIV, 1988, 1-2, pp. 233-234 ; F. Levi, L’applicazione delle leggi contro le proprietà degli ebrei (1938-1946), dans « Studi storici », XXXVI, 1995, pp. 847-848 ; Id., I sequestri e le confische dei beni immobiliari agli ebrei. Il contesto normativo e la realtà torinese, dans Le case e le cose. La persecuzione degli ebrei torinesi nelle carte dell’EGELI, a cura di F. Levi, Compagnia di San Paolo – Quaderni dell’archivio storico, Torino, 1998, pp. 22-23.
6 Voir S. Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs. 1. Les annèes de persécution : 1933-1939, traduit de l’anglais par M.-F. de Paloméra, Points, Paris, 2012.
7 Pour une comparaison essentielle : É. Conte, C. Essner, La quête de la race : une anthropologie du nazisme, Hachette, Paris, 1995 ; M.-A. Matard-Bonucci, L’Italie fasciste et la persécution des juifs, Perrin, Paris, 2007 ; F. Germinario, Fascismo e antisemitismo : progetto razziale e ideologia totalitaria, Laterza, Roma-Bari, 2009 ; M. A. Livingston, The Fascists and the Jews of Italy : Mussolini’s race laws, 1938-1943, Cambridge University Press, New York, 2014.
8 Voir G. Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands : le 3. Reich, une dictature au service du peuple, traduit de l’allemand par M. Gravey, Flammarion, Paris, 2005.
9 Voir R. De Felice, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo, Einaudi, Torino, 1993 (1re éd. 1961), pp. 307-308.
10 Voir A. Aquarone, L’organizzazione dello Stato totalitario, Einaudi, Torino, 1995 (1re éd. 1965), pp. 399- 409.
11 Circulaire de la Direction générale pour la démographie et la race (« Demorazza ») n° 54299 du 30 juil- let 1940. Voir S. Gentile, Le leggi razziali : scienza giuridica, norme, circolari, EDUCatt, Milano, 2010, p. 233.
12 R. De Felice, Storia degli ebrei, cit., p. 366.
13 Voir M.-A. Matard-Bonucci, Politiques d’aryanisation de l’économie dans l’Italie fasciste. De la « spoliation-limitation » à la « spoliation-réparation », dans A. Aglan, M. Margairaz, P. Verheyde (sous la dir. de), La Caisse des dépôts et des consignations, la seconde guerre mondiale et le XXe siècle, Albin Michel, Paris, 2003, pp. 498-500.
14 Voir R. De Felice, Storia degli ebrei, cit., p. 366 ; A. Scalpelli, L’Ente di gestione e liquidazione immobiliare : note sulle conseguenze economiche della persecuzione razziale, dans Gli ebrei in Italia durante il fascismo, « Quaderni del Centro di documentazione ebraica contemporanea », II, 1962, p. 95 ; M. Sarfatti, Gli ebrei nell’Italia fascista. Vicende, identità, persecuzione, Einaudi, Torino, 2000, pp. 193-194.
15 Voir. M.-A. Matard-Bonucci, Politiques d’aryanisation, cit., pp. 498-506.
16 Voir G. Stratta, Le limitazioni al patrimonio degli ebrei, dans « Diritto e pratica commerciale », XVIII, 1939, pp. 150-161 ; D. Adorni, Modi e luoghi della persecuzione, dans L’ebreo in oggetto. L’applicazione della normativa antiebraica a Torino 1938-1943, a cura di F. Levi, Silvio Zamorani, Torino, 1991, pp. 53- 70 ; F. Levi, L’applicazione delle leggi contro le proprietà degli ebrei, cit., pp. 847-848 ; Id., I sequestri e le confische dei beni immobiliari, cit., pp. 47-54.
17 Voir G. Stratta, Le limitazioni ai patrimoni degli ebrei, cit., pp. 165-178 ; D. Adorni, Modi e luoghi della persecuzione, cit., pp. 42-53. On trouve le texte entier du décret loi 126/1939 dans Le leggi della vergogna, a cura di V. Di Porto, Le Monnier, Firenze, 2000, pp. 210-232.
18 Voir F. Levi, I sequestri e le confische dei beni immobiliari, cit., pp. 55-56.
19 Ivi, p. 26 ; F. Levi, L’applicazione delle leggi contro le proprietà degli ebrei, cit., p. 848.
20 Voir S. Mazzamuto, Ebraismo e diritto dalla prima emancipazione all’età repubblicana, dans Storia d’Italia, Annali 11, Gli ebrei in Italia, volume II, a cura di C. Vivanti, Einaudi, Torino, 1996, pp. 1786-1794.
21 Commissione provinciale di Bologna per la proprietà immobiliare dei cittadini italiani di razza ebraica, Sentenza 21 settembre 1942 ; Pres. Panepucci ; Rimini c. E.G.E.L.I., dans « Il Foro Italiano », LXVII, 1942, col. 1150.
22 Commissione provinciale di Siena per la proprietà immobiliare dei cittadini italiani di razza ebraica, Sentenza 12 agosto 1942 ; Pres. Ori ; Uzielli c. E.G.E.L.I., dans « Il Foro Italiano », LXVII, 1942, coll. 1153-1154.
23 Voir P. Carugno, L’espropriazione per pubblica utilità, Giuffrè, Milano, 1938, pp. 1-27 ; S. Pugliatti, Teoria dei trasferimenti coattivi (Introduzione), (1931), dans Id., Scritti giuridici, vol. I, 1927-1936, Giuffrè, Milano, 2008, pp. 127-144.
24 Voir C. M. Iaccarino, La confisca in diritto amministrativo, Tipografia Cressati, Bari, 1935, pp. 3-23 ; M Manfredini, Confisca, dans Enciclopedia Giuridica Italiana, fondata da P.S. Mancini, diretta da A. Ascoli e E. Florian, volume III, parte II, sezione IV, Società editrice libraria, Milano, 1936, pp. 733-736 ; S. Pu- gliatti, Teoria dei trasferimenti coattivi, cit., pp. 74-86.
25 Voir F. Levi, L’applicazione delle leggi contro le proprietà degli ebrei, cit., pp. 848-850 ; id., I sequestri e le confische dei beni immobiliari agli ebrei, cit., pp. 25-26.
26 Voir F. Levi, L’applicazione delle leggi contro le proprietà degli ebrei, cit., pp. 858-860.
27 Voir La concezione fascista della proprietà privata, a cura della Confederazione fascista dei lavoratori dell’agricoltura, Arte della Stampa, Roma, s.d. (1939 ?) ; S. Rodotà, Il terribile diritto. Studi sulla proprietà privata, Il Mulino, Bologna, 19902, pp. 127-148 ; T. Keiser, Eigentumsrecht in Nationalsozialismus und Fascismo, Mohr Siebeck, Tübingen, 2005 ; A. Somma, I giuristi e l’asse culturale Roma-Berlino. Economia e politica nel diritto fascista e nazionalsocialista, Klostermann, Frankfurt am Main, 2005 ; S. Pugliatti, Teoria dei trasferimenti coattivi, cit., pp. 47-54, 147-156.
28 Voir E. De Cristofaro, Legalità e pericolosità. La penalistica nazifascista e la dialettica tra retribuzione e difesa dello Stato, dans « Quaderni fiorentini », XXXVI, 2007, pp. 1031-1082 ; F. Colao, Il delitto politico tra Ottocento e Novecento. Da « delitto fittizio » a « nemico dello Stato », Giuffrè, Milano, 1986, pp. 324-329.
29 L. Mossa, Trasformazione dogmatica e positiva della proprietà privata, dans La concezione fascista della proprietà privata, cit., p. 261.
30 S. Pugliatti, Teoria dei trasferimenti coattivi, cit., p. 152, n.118.
31 Voir S. Pugliatti, Istituzioni di diritto privato, II, Il soggetto del diritto, Giuffrè, Milano, 19393, p. 78.
32 S. Borghese, Razzismo e diritto civile, dans « Monitore dei Tribunali », 10 giugno 1939, p. 353.
33 Voir l’entrée Razzismo (Provvedimenti per la difesa della razza), dans « Nuovo Digesto Italiano », a cura di M. D’Amelio, con la collaborazione di A. Azara, UTET, Torino, 1940, p. 1166.
34 En général, sur la doctrine juridique italienne à propos de cette matière, voir : G. Alpa, La cultura delle regole. Storia del diritto civile italiano, Laterza, Roma – Bari, 2000, pp. 271-282 ; E. De Cristofaro, Codice della persecuzione. I giuristi e il razzismo nei regimi nazista e fascista, Giappichelli, Torino, 2008, pp. 235- 244, 261-274 ; A. Somma, Economia di razza. Dal fascismo alla cittadinanza europea, ombre corte, Verona, 2009, pp. 110-143 ; O De Napoli, La prova della razza. Cultura giuridica e razzismo in Italia negli anni Trenta, Le Monnier, Firenze, 2009 ; S. Falconieri, La legge della razza. Strategie e luoghi del discorso giu- ridico fascista, Il Mulino, Bologna, 2011, pp. 175.183 ; G. Acerbi, Le leggi antiebraiche e razziali italiane e il ceto dei giuristi, Giuffrè, Milano, 2011, pp. 123-173.
35 Voir, S. Pugliatti, Gli istituti del diritto civile, volume I, Introduzione allo studio del diritto, Giuffrè, Mi- lano 1943, 149-151.