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Rapport de synthèse
Par Pierre ALLORANT
Publication en ligne le 25 juillet 2019
Texte intégral
1Comment ne pas féliciter les organisateurs d’avoir pensé et mis en œuvre cette journée d’études, en la bien nommée rue « Sainte-Opportune » ? La Pré-Ré- volution mérite à l’évidence de revenir au centre des réflexions et des travaux des his- toriens du droit et de leurs collègues modernistes et contemporanéistes des facultés de Lettres. Alors que le temps des commémorations que nous vivons - voire leur « fièvre médiatique »1 - invite à revisiter les mémoires des guerres, les temps de crise et de pré-révolution présentent avec ces « moments » bien des aspects communs dans leurs questionnements et particularités2.
2Les premiers enseignements immédiats et pistes tracées par les intervenants sont nombreux, et leur richesse incite à poursuivre ce questionnement à travers de futures manifestations scientifiques. Ainsi, le très stimulant exposé d’Ahmed Slimani sur la place occupée par la Pré-Révolution française dans un panel des manuels d’histoire du droit et des institutions depuis la Libération, qui relève à juste titre la litanie de l’utili- sation du registre de la faute individuelle, tranche avec le mythe du complot, si instrumentalisé par la Contre-Révolution jusqu’en 19403. Cette « archéologie des savoirs » peut conduire à chercher des clés d’histoire culturelle immédiate dans la rentrée littéraire de l’automne 2015 : sans remonter jusqu’au Royaume d’Emmanuel Carrère4, la pré-révolution, c’est bien l’histoire d’Un amour impossible5, celui de la nation envers le roi, et le début d’Eden utopie6, le rêve de l’homme nouveau forgé par les idéaux de 1789. L’imposteur peut se retrouver dans la galerie de portraits qui nous a été brossée parmi les polémistes et pamphlétaires7. Quant au pseudo-assassinat de Roland Barthes, il nous renvoie finalement au thème connu des Origines intellectuelles de la Révolution française, voire à ses dérives complotistes8 ; en définitive, 1980, n’est-ce pas une pré-révolution avant l’alternance de mai 1981, cette refondation et légitimation à gauche, de la Cinquième République9 ? Puisque le « 4e ordre » paysan a été évoqué, pensons à Un cheval entre dans un bar10, même si l’actualité de la crise agricole, désarroi des campagnes françaises et dérèglement des marchés mondiaux, renvoie davantage à « un tracteur entre dans Paris ».
3La piste féconde, évoquée par Éric Gojosso, du comparatisme et du parallèle, de la « concordance des temps » et des lieux avec d’autres pays et différentes périodes histo- riques mériterait un développement approfondi. Au surplus, nous mesurons mieux les différences de perception et de datation entre l’histoire des idées politiques, l’histoire du droit et l’histoire littéraire.
4Alors sommes-nous en 1788 comme l’affirmait Pierre Mendès France en 1953, lors de son investiture manquée11 ? L’idée ou le sentiment revient de façon récurrente devant le tribunal de l’opinion, à mesure du discrédit des élites dirigeantes et de la défiance envers le système institutionnel. A leurs manières très diverses, les aspirations à une VIe République, les postures souverainistes de UKIP et même d’une partie des Tories, ou encore le mouvement Pégida en Allemagne, aussi hostile à l’euro qu’aux ré- fugiés et surtout à « l’islamisation de l’Occident » enfin, outre-Atlantique, le Tea party puis l’engouement républicain pour Donald Trump, candidat « anti-establishment » autoproclamé, cultivent ce rêve de revenir à un âge d’or, à une pureté présumée des fondements de la nation.
5En ce qui concerne la période clé de 1787-1789, le concept de Pré-révolution renvoie d’abord au moule idéologique et au « fait générateur » de la « révolution atlantique » et aux révolutions pionnières de Brabant, pour parler comme Camille Desmoulins12. Plus largement, la Pré-Révolution ramène à des interrogations fécondes sur les pé- riodes de transition, de tensions entre volonté de changement, de réaménagement de la société et de réforme de l’Etat, suscitant les résistances des tenants et des bénéficiaires du système en place. S’appuyant sur ses recherches indochinoises, Éric Gojosso a cité le Viêt-minh en 1945 et plus près de nous, dans le temps et dans l’espace, la « révolution des œillets » dans le Portugal désireux de tourner la page de Salazar et des conflits coloniaux. L’appréhension du phénomène gagnerait à embrasser le plus largement possible le concept, de la Russie de l’entre-deux révolutions de février à octobre 1917, l’Europe romantique touchée par l’essor des idées libérales et les revendications des nationalités en 1828-30 et à nouveau, avec de surcroît la crise économique mixte, en 1846-48, ou encore la Russie de 1905 et la montée du mouvement des « jeunes turcs » dans l’empire ottoman. À propos de ce si Proche et parfois Moyen-Orient, y a-t-il eu et peut-on à proprement parler de pré-révolutions arabes, hirondelles annonçant les trop éphémères printemps ? Bref, pour reprendre la formule d’Ernest Labrousse, « com- ment naît une révolution13 ? »
6Sommes-nous des « somnambules » d’une prochaine pré-révolution du monde occidental, ou à tout le moins, du demi-siècle de construction européenne et de paix globale sur le Vieux-Continent, à l’instar des dirigeants de l’Europe en 191414 ? Ou bien vivons-nous un processus de décomposition-recomposition d’un système poli- tique et institutionnel à bout de souffle ? On est toujours l’ancien régime de quelqu’un - les rapports des préfets de Vichy désignent bien sous cette expression la Troisième République15 - même si, à cette aune, on peine à repérer qui sont les Barnave et Mounier d’aujourd’hui16. Toutefois, la piste des girouettes chères à Pierre Serna fait venir à l’esprit de nombreuses illustrations des modernes Comédiens sans le savoir17. Dès lors, pourquoi ne parle-t-on pas de pré-Restauration ?
7Ahmed Slimani a cité ce matin la « vieille maison » qui renvoie bien sûr à Léon Blum, concepteur des notions de conquête et d’exercice du pouvoir, deux éléments féconds et revisités en cette année du quatre-vingtième anniversaire du Front populaire18. Bien des éléments nous parlent encore dans la situation de 1787-89, et renouvellent intérêt et questionnement : le déficit et la crise fiscale, la restructuration militaire (étudiée ici par Sébastien Le Gal), la crispation des notables sur leurs privilèges et la tentation de s’exonérer en premier avant de répartir la charge, l’inflation des réformes avortées de l’administration, enterrées ou expurgées aussitôt qu’annoncées, le recours récurrent aux Assemblées de notables (Julien Niger), aux commissions, aux comités consultatifs, voire aux états généraux, où Louis XVI semble inspirer, à travers le passage du témoin d’Henri Queuille, l’accumulation des rapports et livres blancs, d’Edouard Balladur à Jacques Attali.
8Comme l’a rappelé Arnaud Vergne en étudiant le discours constitutionnel des cours et assemblées de France, Jean Egret définit comme « étape intermédiaire »19 ce moment d’incertitude, de basculement et de bouillonnement intellectuel, mais quand débuterait cette transition ? Plus fondamentalement, l’échec des dernières chances de réforme par en haut de la monarchie pose la question de l’inefficacité des outils et instances de concertation, l’impossible compromis social, mais avec des paradoxes qui ne se résument pas à l’intérêt. La Pré-Révolution est-elle consciente chez ses acteurs ? Est-elle contre-révolutionnaire, libérale, bourgeoise ou aristocratique ? Moderne ou conservatrice (Laurent Bouchard) ?
9Dans la galerie des portraits, comment ne pas revenir à celui qui avait attiré l’atten- tion d’un brillant historien du droit, au temps où les présidents du conseil étaient lettrés, Turgot, qui incarne si bien les aspirations et les contradictions de son époque20 ? Plus globalement, le moment pose le problème du lien avec la religion, questionnement qui parcourt l’ensemble du XIXe siècle : quel culte est compatible avec les libertés, avec la République21 ? La réponse est souvent le protestantisme, dans le sillage de l’édit de tolérance de 178722. Mais la véritable question réside sans doute dans l’impossible libéralisme à la française23, cette difficulté de réformer l’Etat, de stabiliser ou d’expérimenter une monarchie constitutionnelle contrôlée, non seulement par un parlement, mais par des contrepoids sociaux et provinciaux sur le territoire, du « canapé doctrinaire » au référendum d’avril 1969 sur la régionalisation et la réforme du Sénat, de Royer Collard et Tocqueville à Tardieu puis au Chaban-Delmas de la « nouvelle société ».
10Y a-t-il une géographie de la pré-révolution ? Du modèle du Dauphiné, expérimenté en Guyenne comme le montre Stéphane Baudens, à la radicalité pré « bonnets rouges » bretonne, le projet pourrait s’ébaucher d’un panorama des études par provinces et res- sorts des parlements, et des relations avec le pouvoir central et ses agents déconcentrés, gouverneurs, intendants… A l’heure de la reconstitution de la grande Aquitaine qui intègre à nouveau Saintonge et Angoumois et de la décapitalisation administrative de neuf de nos villes de province, d’Amiens à Montpellier en passant par Poitiers et Limoges, il peut être utile de réinterroger les débats sur le placement des villes « chefs- lieux », au carrefour des progrès de la cartographie et des statistiques et du jeu des influences urbaines. Là encore, l’interrogation pourrait être élargie aux périodes de transfert de la capitale, du roi de Bourges des temps de Jeanne d’Arc à 1870, 1914 et 1944, quand les pouvoirs publics traversent la Seine et la Loire et passent de Tours à Bordeaux.
11Comme pour une grève ou une révolution, voire ses prémisses, nul n’ignore depuis Maurice Thorez qu’il faut savoir terminer un rapport de synthèse. Concluons sur les questions fondamentales : celle de la représentation : la Pré-révolution met-elle sur l’avant-scène politique les « paroles d’en haut » d’une élite éclairée ou à l’inverse les rancœurs et revendications concrètes du petit peuple24 ? Qui parle ? Les Français ont la parole affirmait Pierre Goubert évoquant le moment d’expression directe de la rédaction des cahiers de doléances25, et le mouvement de Mai 68 interpelait : « d’où parles-tu, camarade ? » La question du porte-parolat rejoint celle du mandat, de la représentation, forme de captation et de traduction, pas toujours une trahison, mais bien une interprétation sélective ; derrière, les conditions et modalités d’exercice de l’autorité légitime, nationale ou communale et désormais départementale, à partir des réflexions administratives des physiocrates26; les modalités adéquates de délibération, où Un parlement - en l’occurrence monocaméral - pour quoi faire27 ? Quel rôle pour le législatif au sein d’un processus révolutionnaire ? (Marie-Laure Duclos-Grécourt) ; l’exercice de la passion de l’égalité, individuelle et territoriale : comment remplacer les privilèges qui protégeaient de l’absolutisme et de la « tyrannie de l’intendant » contre un bouclier de normes législatives uniformes et supérieures ? Comment réformer justice, administration locale et fiscalité ? Comment répartir contraintes et pouvoirs, centres de décision et relais d’autorité ? Enfin, la question de la circulation des modèles, de fabrication de la parole publique et de diffusion par des réseaux et les stratégies de légitimation des discours par l’histoire ou le comparatisme, particulièrement dans le « staff », le « think-tank » qui entoure le duc d’Orléans et produit, à profusion, pamphlets et libelles ; et au-delà, comment surmonter les conflits civiques, les tensions des ordres et des classes, les rivalités de tendances pour parvenir à l’union nationale ?
12À l’évidence, les horizons d’attente sont riches, et violente l’impatiente espérance de nouveaux champs de recherche à labourer et à moissonner, dans une démarche résolument comparatiste, ouverte aux sciences humaines et sociales et diachronique.
Notes
1 Pierre Nora, « La fièvre médiatique des commémorations », propos recueillis par Christian Delporte et Isabelle Veyrat-Masson, Le Temps des Médias, 2005/2, n° 5, p. 191-196.
2 Pierre Allorant et Noëlline Castagnez (dir.), Mémoires des guerres. Le Centre-Val de Loire de Jeanne d’Arc à Jean Zay, PUR, 2015.
3 Jacques Godechot, La Contre-Révolution, doctrine et action (1789-1804), PUF, 1961.
4 Emmanuel Carrère, Le Royaume, POL, 2014.
5 Christine Angot, Un amour impossible, Flammarion, 2015.
6 Fabrice Humbert, Eden utopie, Gallimard, 2015.
7 Javier Cercas, L’imposteur, Actes Sud, 2015.
8 Daniel Mornet, Origines intellectuelles de la Révolution française. 1715-1787, Armand Colin, 1933.
9 Olivier Duhamel, La gauche et la Cinquième République, PUF, 1980.
10 David Grossman, Un cheval entre dans un bar, Seuil, 2015.
11 Jean-Pierre Rioux, « Pierre Mendès France modernisateur », Vingtième siècle, revue d’histoire, « Quatre visages d’une modernisation française », 1987, vol. 15, n° 1, p. 81-92.
12 Jacques Godechot, Les révolutions. 1770-1799, PUF, Nouvelle Clio, 1963.
13 Comment naissent les révolutions ?, Actes du Congrès historique du centenaire de la révolution de 1848, PUF, 1948.
14 Christopher Clark, Les somnambules. Eté 1914 : Comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, 2014.
15 Marc-Olivier Baruch, Servir l’Etat français, « Pour une histoire du XXe siècle », Fayard, 1997.
16 Jean Egret, La Révolution des notables, Mounier et les monarchiens, Armand Colin, 1950.
17 Honoré de Balzac, Les comédiens sans le savoir, Le Courrier français, 1846.
18 Alain Bergounioux, Léon Blum, le socialisme et la République, Fondation Jean Jaurès, 2016.
19 Jean Egret, La Pré-révolution française, 1787-1788, PUF, 1962.
20 Edgar Faure, La disgrâce de Turgot, « Trente journées qui ont fait la France », Gallimard, 1961.
21 Éric Gojosso, Le concept de république en France (XVIe-XVIIIe siècle), PUAM, 1998.
22 Edgar Quinet Le christianisme et la Révolution française, Comon, 1845 et La Révolution, Lacroix, 1865, rééd. Berlin, 1987.
23 Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme : dix leçons, Calmann-Lévy, 1987.
24 Pierre Allorant, Jean Garrigues, Corinne Legoy, Gaël Rideau et Arnaud Suspène, Paroles d’en haut, Classiques Garnier, 2015.
25 Pierre Goubert et Michel Denis, 1789. Les Français ont la parole, collection « Archives », Gallimard-Jul- liard, 1964.
26 Anthony Mergey, L’Etat des physiocrates. Autorité et décentralisation, PUAM, 2010.
27 Pour reprendre la problématique classique d’André Chandernagor, Un Parlement, pour quoi faire ? Gal- limard, 1967.