Les débats autour de la convocation des états généraux : entre modernités et conservatismes (1788–1789)

Par Laurent BOUCHARD
Publication en ligne le 25 juillet 2019

Texte intégral

« On ne juge pas mieux l’événement de près que de loin. En France, la veille du jour où la Révolution va éclater, on n’a encore aucune idée précise sur ce qu’elle va faire… »1.

1Ces célèbres mots de Tocqueville résonnent encore aujourd’hui comme l’illustration de la brutalité et de l’imprévisibilité des événements qui s’enclenchèrent au printemps 1789. En dépit de ce caractère inattendu, en remontant le fil du temps jusqu’aux mois qui précédèrent ce basculement, il est tentant de chercher à identifier certains traits significatifs des profondes divisions politiques qui allaient s’y exprimer. Signes annonciateurs des bouleversements à venir, les revendications pour une modernisation de l’appareil public sont ainsi toujours plus nombreuses à mesure que le siècle avance.

2Cette phase prodromique de la Révolution est évidemment très difficile à délimiter précisément2. En effet, cela faisait fort longtemps que le contexte politique semblait proche de la rupture dans le Royaume du Très-Chrétien. Les critiques, contestant l’organisation politique traditionnelle de la monarchie de droit divin, s’appuyaient alors principalement sur le libéralisme anglo-saxon. Le développement des Lumières, soutenues par les contre-exemples britannique et américain, avait contribué à briser le monopole absolutiste du Grand siècle. L’ensemble du suivant sera rythmé par de violentes polémiques autour des failles de l’organisation des pouvoirs publics et de leur impuissance à répondre aux difficultés du temps.

3Qui plus est, les tiraillements sociaux, nombreux et permanents, y instaurent de manière quasi-ininterrompue un climat de défiance, voire d’hostilité, au sein de l’opinion publique française3. Permettant de « consolider la légitimité des revendications »4, celle-ci semble tout entière aspirer au changement. Mais lequel ? Les lignes de fractures entre « modernes » et « classiques » y sont fluctuantes, voire floues, et même souvent contradictoires5. Ces batailles doctrinales, assises sur des camps aux frontières incertaines, ne permettent donc pas véritablement d’identifier deux France qui se seraient fait face jusqu’à un ultime et violent affrontement révolutionnaire6. Pour autant, un fossé politique, juridique et philosophique est bien perceptible et ne quitte jamais le lecteur de l’abondante littérature politique de l’époque, quelles que soient ses formes. Sans que le texte de la tragédie qui allait clôturer le siècle ne soit encore écrit, les éléments de son décor paraissent donc avoir déjà imprégné les esprits.

4Dans cette France absolutiste à bout de souffle, au contexte politique mouvant et complexe, est-il donc possible d’identifier des ascendances, ou tout du moins des racines, aux différents mouvements idéologiques qui marqueront les débuts révolutionnaires ?

5Si une généalogie globale est délicate à mettre en évidence7, tant l’ampleur de la tâche est immense8, une telle enquête semble pouvoir se thématiser. Evidemment, celle-ci incitera à renoncer à apporter une réponse systématique et définitive aux interrogations soulevées. Cependant, une telle approche aura le mérite de fixer un champ d’étude appuyé sur des critères objectifs tout en donnant la parole aux principales forces idéologiques du moment. Il sera alors possible d’assister, dans un cadre mieux délimité, à la confrontation des différentes logiques politiques à l’œuvre dans ce crépuscule absolutiste où chacun expose, face au tribunal de l’opinion, sa vision de l’organisation institutionnelle. Il conviendra alors de les confronter pour dégager des tendances et des signes annonciateurs des ruptures à venir. Il n’est donc pas ici question de réaliser une étude exhaustive des écrits de l’époque afin d’épuiser la thématique choisie. Il s’agit plutôt, à travers l’étude d’œuvres variées, d’identifier des marqueurs caractéristiques des réflexions politiques des différents courants qui s’adressent à l’opinion française.

6Ainsi en est-il des débats sur l’organisation des futurs États généraux de 1789. À la croisée des grands enjeux juridico-politiques qui agitent le royaume, l’institution concentre toutes les crispations, toutes les ambiguïtés mais aussi toutes les potentialités de la réflexion politique du moment. Suite à l’incapacité des institutions en place à répondre à la situation catastrophique des finances publiques, l’annonce officielle de cette convocation exceptionnelle, tombée au début de l’été 1788, puis l’incertitude autour des modalités d’organisation, vont ainsi susciter dans le pays un débat public extraordinaire pendant près de neuf mois.

7Après plus de 170 ans9 de sommeil, cette réunion, si importante pour l’avenir du royaume, apparaissait donc pour le moins incertaine. L’institution était, en effet, « dépourvue de règles d’organisation claires qui soient communes à tous les électeurs, de travail d’objectivisation, de recensement et de classement des pratiques de vote légitimes… Qui plus est, on ne pouvait s’appuyer sur des précédents récents, attestés et incorporés dans le corpus juridique… »10.

8L’embarras autour de l’organisation à donner à cette réunion décisive, entretenu par l’indécision et le silence de Louis XVI, contribue alors à alimenter une réflexion collective où vont pouvoir s’exprimer toutes les attentes des Français. C’est donc l’organisation institutionnelle du royaume qui est convoquée à ce grand « festin » doctrinal. En attendant que les circonstances permettent l’action, le pays se voit ainsi offrir une opportunité extraordinaire d’exprimer sa(ses) vision(s) du futur. Ces quelques mois vont donc contribuer à une ultime et décisive passe d’armes. Car il ne s’agit pas ici « seulement » de débattre sur des théories abstraites de contrat social et de droits naturels ! Il est désormais question de sauver un pays, et un régime, dont tous perçoivent les dramatiques faiblesses. Les connaissances mobilisées, les grands auteurs convoqués et la logique suivie auront un impact concret et fondamental sur l’ensemble de la société.

9Presque saisie de vertiges, la France entreprit alors de rechercher les contours formels usités lors des séances antérieures et, pour une large partie, mal connues. Les recherches archivistiques furent ainsi nombreuses afin d’éclairer un pays plein d’incertitudes sur le chemin à tracer. Dès le 5 juillet 1788, un arrêt du Conseil royal requiert ainsi que « toutes les recherches possibles soient faites dans tous les dépôts de chaque province ; que le produit de ces recherches soit remis aux États provinciaux et assemblées provinciales et de district de chaque province, qui feront connaître à Sa Majesté leurs vœux, par des mémoires ou observations qu’ils pourront lui adresser… »11. Cette démarche rationnelle, visant à extraire des passions partisanes l’action royale, fut bien loin d’éteindre l’incendie idéologique que venait de déclencher l’initiative de Louis XVI. Plus le roi cherchait à échapper aux ardeurs des sectateurs d’une organisation renouvelée ou calquée sur celles du passé, plus il s’enfonçait dans leurs querelles.

10L’incroyable production littéraire12 qu’engendra ce débat dessina et confirma, avant même les élections des députés, les grandes lignes de fracture partisanes de l’aube révolutionnaire. Il est ainsi possible d’en dégager trois principaux courants politiques (poreux) qui s’affrontent tout au long de ces quelques mois : la mouvance monarchique, favorable à quelques réformes (surtout fiscales) mais surtout défenseure des droits du roi ; la mouvance aristocratique, ancien fief de la contestation, désormais sur la défensive et hostile à une remise en cause de la place des ordres privilégiés dans l’ordonnancement juridique français ; enfin, la mouvance réformiste, déjà qualifiée de patriote, défendant la modernisation des institutions au profit du Tiers et au nom des droits de la nation.

11Totalement clivées, leurs perceptions de cet acte initiatique se rent sur trois points particuliers, unanimement considérés comme décisifs dans les équilibres à venir : La répartition du nombre de députés de chaque ordre ; Les modalités de délibération et de vote ; Les modalités de représentation.

12Le triptyque innovateur « doublement des députés du Tiers-État » (lui permettant d’égaler les députés des ordres dits privilégiés) / « vote par têtes » / « modalités de représentation uniformes » permettaient ainsi d’envisager une assemblée où dominerait le Tiers-État et donc l’essentiel des partisans de la grande réforme institutionnelle inspirée des modèles anglo-saxons. Lui répondait une trilogie conservatrice (« égalité des députés entre chaque ordre » / « vote et délibération par ordre » / « modalités de représentation spécifiques à chaque ordre »), mettant en avant le rôle des deux premiers ordres et fondée sur la reprise à l’identique de la forme traditionnelle des États généraux.

13Dans cette lutte doctrinale qui s’engage, c’est toute la modernité inspirée de la pensée des Lumières et des expériences révolutionnaires anglo-saxonnes qui paraît donc faire face aux réticences conservatrices justifiées par les traditions et usages pluriséculaires. L’opinion publique française semble déjà devoir choisir entre le patriote et l’aristocrate, autour d’une dynamique centrée sur une dichotomie monde nouveau/ monde ancien.

14L’historiographie classique, influencée par les élites du Tiers qui en firent un étendard, a ainsi pris l’habitude d’opposer la modernité des discours du camp anti-privilèges au traditionalisme de leurs adversaires aristocratiques. Confortable intellectuellement, cette approche permet ainsi de voir dans la pré-révolution un prélude cohérent, presque nécessaire, à la Révolution, où chaque camp s’appuie et mature un corpus idéologique ordonné. Or, l’objectif de cette contribution consiste, modestement, à montrer que ce débat autour de l’organisation des États généraux relève d’une plus grande complexité. En effet, si les conclusions apportées par ces différents mouvements sont clairement identifiables (changement/continuité), les discours respectifs témoignent, à l’inverse, d’argumentaires beaucoup moins fixés où s’entremêlent souvent références à la modernité et aux traditions politiques. Pour cela, il conviendra d’adopter un angle de vue « transpartisan » permettant d’appréhender les caractères novateurs des argu- mentations respectives (I) mais aussi leurs éléments plus traditionnels (II).

Un débat porteur de références politiques innovantes

15La modernité des débats autour de l’organisation des États généraux trouve son origine dans l’appétence pour l’innovation politique d’une société française sclérosée par un cadre juridique dépassé (A). Ce vent de nouveauté apportera sur le sol national un indéfectible attachement à l’égalité des droits, en particulier politiques, perçue comme la condition d’une véritable réformation de l’appareil public (B).

§ 1. – L’appétit de changements…

16L’un des éléments les plus frappants de la littérature consacrée au débat sur l’organisation à donner aux futurs États généraux, est l’évolution générale de l’appréhension des événements passés. En effet, dans la société d’Ancien Régime, la valorisation de l’histoire avait été une constante du discours politique (y compris pour remettre en cause l’ordre établi, à l’image de la contestation aristocratique du début du siècle). La référence à un passé souvent idéalisé permettait ainsi de légitimer des évolutions, non comme innovation, mais comme un « retour aux sources ». Or, une grande partie des écrits rédigés au sujet de cette convocation des États généraux traduit au contraire une forme de rejet du passé, matérialisant incontestablement une aspiration au changement, et même à la rupture, chez de nombreux auteurs13. L’argument historique ne fonctionne plus sur des individus empreints de rationalité et désireux de mettre en place une véritable « machine institutionnelle » façonnée par l’intérêt général et la souveraineté nationale14.

17D’ailleurs de nombreux textes contemporains relèvent ce changement de mentalité que ce soit pour s’en désoler (« Nous éprouvons déjà une partie de ces maux que cette politique avait préparés. Tout est changé autour de nous. Ce patriotisme, cette ardeur pour la liberté, cette haine de l’esclavage qui ne faisait de tous les Ordres, qu’un seul corps animé d’un même esprit, d’un même désir, d’une même volonté, n’existe plus… »15) ou pour s’en réjouir (« Encore une fois, mes Compatriotes, vous avez fait de grands pas vers la liberté. Mais vous êtes loin du but… »16).

18Quoi qu’il en soit, tous les intervenants du débat sont unanimes pour souligner l’importance des choix à venir, et donc des orientations formelles données à l’institution : « La tâche des États-généraux est immense sous quelque aspect qu’on l’envisage… Une dette énorme à fixer et à consolider, nos ressources à examiner, des milliers d’abus à réformer, toute espèce de législation à refondre, une bonne & durable administration à établir… »17. Dans ce contexte sulfureux, les silences monarchiques contribuent à envenimer des réflexions qui avaient tout pour embraser l’opinion éclairée. On se mit fiévreusement à rechercher les modalités des réunions antérieures18, sans pour autant y trouver les réponses aux polémiques du moment. D’ailleurs, cette démarche historique classique sera rapidement balayée par les partisans de l’innovation institutionnelle : « Depuis ce temps la servitude féodale a disparu… Convient-il donc à la noblesse d’aujourd’hui de garder le langage et l’attitude qu’elle avait dans les siècles gothiques ? Et convient-il au Tiers état de se languir à la fin du 18ème siècle dans les mœurs tristes et lâches de l’ancienne servitude ?... On voit bien que ce n’est pas au Tiers à répéter le joli mot du fermier général pourquoi changer ? Nous sommes si bien ! »19.

19L’histoire, si elle est prise à témoin, ne peut permettre que de constater les faillites des réunions antérieures et faire ainsi du passé un repoussoir : « Les anciens États-Généraux n’ont produit aucun effet, parce qu’il leur était impossible de former une résolution générale & éclairée ; & il était impossible de la former, parce qu’il n’y avait pas de bonnes formes, ou un bon mode de délibérer et de voter… L’histoire des anciens États-Généraux doit être une leçon perpétuelle pour les nouveaux. Ils doivent sans cesse étudier les causes qui ont empêché les anciens de produire aucun bien, afin de les éviter… »20. Le coupable désigné par l’expérience apparaît ainsi facile à identifier. Le conservateur, le véritable ennemi du changement, c’est le noble. Le système de privilèges qu’il défend est justement la cause principale des maux du pays et de l’État. Alors que la perspective d’un rejet royal des exigences du Tiers se renforce au cœur de l’hiver 1788-1789, la violence contre le second ordre se déchaîne. On publie ainsi les Crimes et forfaits de la noblesse, et du clergé, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à nos jours21 et l’on écrit que les nobles « redoutent aujourd’hui ces États-généraux qu’ils invoquaient naguère avec tant de vivacité. Tout est bien pour eux ; ils ne se plaignent plus que de l’esprit d’innovation ; ils ne manquent plus de rien ; la peur leur a donné une constitution… Or, le sang bouillonne à l’idée seule qu’il fût possible de consacrer légalement à la fin du XVIIIe siècle les abominables fruits de l’abominable féodalité. On laissera donc les nobles alimenter leur mourante vanité du plaisir d’injurier le Tiers par les termes les plus insolents de la langue féodale. Ils répéteront les mots de roturiers, de manants, de vilains, oubliant que ces expressions, quelque sens qu’on veuille leur donner, sont étrangères aujourd’hui au Tiers état… »22. Dès lors, cet adversaire ne peut être perçu que comme le reliquat suranné et parasitaire23 d’une époque révolue voulant perpétuer l’injustice générale au nom de ses intérêts particuliers : « En vain les privilégiés fermeraient les yeux sur la révolution que le temps et la force des choses ont opérée ; elle n’en est pas moins réelle. Autrefois le Tiers était serf, l’ordre noble était tout. Aujourd’hui le Tiers est tout, la noblesse est un mot… »24. Les parlementaires furent les victimes les plus évidentes de cette argumentation autour du changement. C’est d’ailleurs pendant ce débat, où les magistrats prendront parti en septembre 1788 pour la reprise du modèle traditionnel, que s’effectue le « passage d’une opinion publique acquise à la cause parlementaire à celle d’un torrent d’opprobre… »25. Les Princes du sang, lorsqu’ils proclamèrent en décembre 1788 rejeter les innovations dangereuses des partisans du Tiers26, n’ajoutèrent qu’une pièce supplémentaire à cet édifice idéologique. Les Français se voient désormais comme « un peuple neuf »27 qui doit justement se soustraire, au nom de la raison, aux carcans hérités du passé. Une partie de l’aristocratie, tout en les minimisant, reconnaissait elle-même la légitimité des critiques contre l’ordre privilégié : « On trouverait beaucoup de gentilshommes, et les plus qualifiés… qui ne dissimuleraient point que la noblesse a ses abus, et sentant très bien que quoiqu’elle soit réellement respectable, utile et même absolument nécessaire, sa hauteur excessive, ses trop grandes et trop exclusives prétentions, peuvent devenir aussi nuisibles à la Patrie que révoltantes pour les autres citoyens et pour la raison… »28.

20À ce titre, les échanges autour du nombre respectif de députés par ordre et des modalités de vote cristallisaient à la perfection cette dichotomie entre moderne et ancien, entre égalité et arbitraire. Les réclamations des patriotes et des défenseurs des revendications du Tiers exprimaient dans la sphère politico-juridique l’aspiration à mettre fin à la « structure sociale en ordres »29.

21Le changement institutionnel s’imposait car la représentation politique de la société n’était plus adaptée à la réalité du temps : « Mais à quoi lui servirait d’assister aux États généraux, si l’intérêt contraire au sien y prédominait ! Il ne ferait que consacrer par sa présence l’oppression dont il serait l’éternelle victime. Ainsi, il est bien certain qu’il ne peut venir voter aux États généraux, s’il ne doit pas avoir une influence au moins égale à celle des privilégiés, et il demande un nombre de représentants égal à celui des deux autres ordres ensemble »30. En tant qu’incarnation juridique de la nation, l’État ne pouvait rester sourd aux évolutions sociales. Les États généraux, institution mettant en œuvre un principe de représentation, s’avéraient particulièrement exposés à ces ques- tions d’égalité juridique.

§ 2. – Au nom de l’égalité juridique

22En choisissant, au cœur de l’hiver, de maintenir le vote par ordre et les réunions séparées tout en concédant le doublement des députés du Tiers, Louis XVI envoya un signal dévastateur aux partisans du changement. En maintenant, pour l’essentiel, les privilèges des deux premiers ordres, le roi semblait entériner une domination sociale perçue comme la cause des dérèglements passés et de la crise présente. Le Règlement du 24 janvier 1789 fait par le roi pour l’exécution des lettres de convocation confirma ces inégalités jusqu’aux modalités de désignation qui pouvaient varier en fonction des ordres concernés (un degré pour la Noblesse, deux degrés pour le Clergé et jusqu’à trois pour le Tiers) :

« Ne pourrais-je observer, par exemple, que d’un côté l’on a multiplié à l’excès le privilège de représentation pour les Nobles & le Clergé, qu’on l’étendait par une facilité dangereuse et inconstitutionnelle, jusqu’à des mineurs & des veuves, tandis qu’on ne l’accordait pas aux grands Propriétaires-Roturiers ; qu’on permettait à des Princes de se faire représenter jusqu’à 28 fois ; que le plus misérable Gentillâtre… pouvait être Electeur en personne, tandis que les Propriétaires les plus respectables, par leurs richesses ou leurs talents, mais appartenant à des corporations, étaient obligés, pour être Electeurs, de dépendre du choix de leurs corporations… ».31

23Ainsi, chez de nombreux auteurs, l’égalité de traitement dans l’organisation des élections devient une exigence préalable d’un accès légitime à la liberté politique32. Dans cette logique, l’égalité devient la condition de la liberté, comme le rappelle Condorcet : « Pour être rigoureusement légitime, la représentation doit être égale… »33.

24Mis à mal par cet argumentaire, une partie de la noblesse va chercher à déplacer l’antagonisme juridique sur le terrain social. Ainsi, un pamphlet breton de janvier 1789, intitulé Déclaration bretonne de l’ordre de la noblesse34, dévie-t-il d’un débat fixé sur l’axe juridique privilégiés/non-privilégiés, qui échappe clairement aux partisans du maintien de la division par ordre, vers une approche exclusivement sociale fondée sur la distinction entre riches et pauvres, entre « haut Tiers » et « gros Tiers »35. Publié en plusieurs dialectes, ce dernier s’appuie ainsi sur l’idée que « la bourgeoisie des villes est l’ennemi du peuple des campagnes ; qu’elle amasse d’immenses richesses, jouit de toutes les richesses de l’existence, et ne supporte pas les mêmes charges. Au contraire, les seigneurs sont des ruraux : ils connaissent bien leurs paysans et jouent un rôle bénéfique au sein de la communauté villageoise, dont ils sont les protecteurs et représentants naturels »36. En essayant de retourner l’argumentation sur les privilégiés contre ceux qui en avaient été les instigateurs, cette Noblesse conservatrice témoignait, malgré elle, de la capacité mobilisatrice de cet argumentaire dans la France de cette fin de XVIIIe siècle37.

25Ainsi, au-delà du cas d’espèce des États généraux, le débat de cet hiver pré-révolutionnaire témoigne de l’importance de la question des privilèges dans la société française, et donc de celle de l’égalité face à l’État, incarnation juridique de la nation. Mallet du Pan, « observateur lucide malgré ses convictions opposées »38, perçut cette réalité dévastatrice pour l’ordre ancien dès le mois de janvier 1789 : « Le débat public a changé de face. Il ne s’agit plus que très secondairement du roi, du despotisme et de la constitution ; c’est une guerre entre le Tiers-État les deux autres ordres… »39. On s’attaque ainsi au privilégié, responsable de l’inertie des institutions publiques et conspirateur contre les intérêts de la nation : « j’aperçus à l’écart trois Messieurs qui causaient d’un air de mystère… Un quatrième vint à passer et tous lui dirent : Voilà que nos roturiers s’élèvent contre nos privilèges, ils veulent être admis aux États au pair de nous et du Clergé ; s’ils réussissent tout est perdu. Plus de pensions ; plus de bienfaits… Messieurs, ne souffrons point cela ; formons une bonne ligue contre eux… Des flambeaux étant survenus, les conspirateurs disparurent… »40.

26Le camp réformateur en déduit logiquement que les intérêts des ordres privilégiés et de la nation sont divergents et même contradictoires : « Un sentiment si généreux n’est pas le partage de la Noblesse française : elle veut faire valoir ses antiques prérogatives, ou plutôt ses antiques usurpations… »41. Le Tiers, persuadé d’incarner cette nation, ne doit donc désormais chercher qu’à défendre ses intérêts42. On voit ainsi que, derrière les développements de Sieyès assimilant la nation au Tiers, se sédimente tout un argumentaire exigeant la disparition des privilèges de la sphère politique et donc le rabaissement, voire l’exclusion, des privilégiés du système politique : « Permettez-moi de soumettre à vos lumières un plan qui a été arrêté dans une assemblée d’excellents citoyens, dont plusieurs sont connus de tout le royaume, par leur patriotisme et les talents avec lesquels ils ont défendu la cause du tiers-état… Je vous propose, messieurs, d’y ajouter un article qui tende à l’exclusion de tout privilège pour les élections… Ces axiomes sont aujourd’hui reconnus : Que les lois doivent être faites pour le bien commun ; Qu’elles ne peuvent parvenir à ce but qu’en étant l’expression du vœu commun. Il est également certain qu’on ne pourra s’assurer, ni de connaître ce vœu, ni de le faire prévaloir, tant que les ordres privilégiés auront autant de voix que le peuple… »43. Or, en l’espèce, plus les tergiversations royales semblent profiter aux ordres privilégiés, plus leur présence même devient intolérable au nom du principe d’égalité devant la loi44. Pour les partisans des droits du Tiers, la question n’est déjà plus circonscrite aux privilèges fiscaux mais pose le problème de l’existence même de ces dérogations au droit commun. La convocation des États généraux a ainsi contribué à étendre le débat public sur les privilèges, que la monarchie aurait souhaité circonscrire aux questions fiscales, jusqu’au terrain politique : « Quoique la Noblesse & le Clergé abandonnent leurs exemptions pécuniaires, il y a toujours diversité d’intérêts & de principes sur une foule d’autres points. Il y a toujours inégalité de droits entre les citoyens. Or, cette inégalité est incompatible avec une bonne constitution… »45. Le noble perd toute légitimité à incarner une élite aristocratique au service du bien commun pour ne devenir qu’un simple courtisan, avide de défendre ses intérêts particuliers, contre ceux de la nation46.

27Malgré leurs timides et ultimes concessions47, les privilégiés sont ainsi tous renvoyés à leur responsabilité dans la crise que traverse le royaume. Il y a là une rupture dans le camp des héritiers des Lumières annonciatrice des troubles révolutionnaires :

« Le vernis du discours éclairé, vernis qui pouvait peut-être recouvrir les divisions entre noblesse et bourgeoisie, craque à la première crise politique grave (en l’occurrence la prise de position sur les modalités du vote aux États-généraux – par tête ou par ordre ?) » 48.

28Cette constatation contribuera à radicaliser les positions respectives et donc la dramaturgie des enjeux du débat autour de l’organisation des États-généraux : « Je ne veux pas déplaire à ces personnes modérées qui craignent toujours que la vérité ne se montre mal à propos. Il faut auparavant leur arracher l’aveu que la situation des choses est telle aujourd’hui par la seule faute des privilégiés, qu’il est temps de prendre son parti ; et de dire ce qui est vrai et juste dans toute sa force… »49. Elle poussera même parfois à aller plus loin, et en augure de juin 1789, à rejeter l’utilité même des États-généraux, naturellement appuyée sur ces distinctions sociales. Ces dernières étant contraires au droit naturel, l’institution qui les intègre à son fonctionnement, doit être considérée comme caduque : « Qu’aurait-on dû faire au milieu de l’embarras et des disputes sur les prochains États-généraux ? Appeler des notables ? non. Laisser languir la nation et les affaires ? non. Manœuvrer auprès des parties intéressées pour les engager à céder chacune de leur côté ? non. Il fallait recourir au grand moyen d’une représentation extraordinaire. C’est la nation qu’il fallait consulter… »50.

29Porteur des fondements idéologiques des événements à venir, le débat autour des modalités d’organisation des États généraux n’en est pas pour autant dépourvu d’une dialectique conservatrice. Ainsi aux arguments innovants, expression d’une aspiration au changement, s’ajoutent et souvent s’entremêlent, de manière inégale mais malgré tout partagée, des discours aux accents beaucoup plus traditionnels.

La permanence d’arguments classiques

30Si, comme cela a déjà été évoqué, le débat autour de l’organisation à donner aux États généraux était porteur d’un souffle de changement et d’innovations, il n’en était pas, pour autant, délesté de toute référence traditionnelle. Ainsi, que ce soit la critique de l’entourage royal, jugé responsable des mauvais choix publics (A) ou de l’intérêt social de la tripartition des ordres (B), on continuait dans chaque camp de se référer aux arguments classiques du débat politique d’Ancien Régime.

§ 1. – La critique du ministère

31Depuis le renforcement de l’institution monarchique et l’implantation d’un monopole idéologique absolutiste dans la France des Bourbon, il avait toujours été d’usage pour les mécontents d’incriminer l’entourage royal. Permettant la critique, sans s’exposer aux accusations de rébellion contre l’autorité souveraine, cette argutie était ainsi un grand classique de la pensée politique traversant les époques et les règnes.

32On retrouve ainsi, pour une fois, côte à côte les camps du changement et ceux du statut quo affirmer en chœur le machiavélisme destructeur du camp ministériel et ses « comédies »51, cherchant à diviser les sujets pour mieux leur soutirer les subsides nécessaires. Sieyès affirmait ainsi que « le ministère craint, par-dessus tout, une forme de délibération qui, arrêtant toutes les affaires, suspendrait aussi la concession des secours qu’il attend. Si du moins on pouvait s’accorder pour remplir le déficit, le reste ne l’intéresserait plus guère ; les ordres se disputeraient tant et aussi longtemps qu’ils le voudraient… »52. En écho, La véritable sentinelle du peuple, pamphlet proaristocrate, désignait, lui aussi, le ministère comme le véritable responsable des difficultés du moment : « Un Ministre audacieux & pervers, entreprend d’asservir une grande Nation ; dans le désordre d’une imagination impétueuse, & brûlant du désir d’atteindre, dès les premiers pas, le but qu’il s’est proposé, rien ne peut trop satisfaire la soif qu’il a de régner despotiquement au nom du Souverain dont il trahit la confiance… Voyez-les, fidèles à la maxime du machiavélisme, semer la division pour opérer l’asservissement »53. Retrouvant les accents de la contestation nobiliaire en général, et par- lementaire en particulier54, l’aristocratie regrettait ainsi l’évolution du débat vers un affrontement Noblesse/Tiers-état, détournant l’opinion des véritables enjeux : « ce n’est plus contre l’autorité arbitraire des Ministres, c’est entre les Citoyens que la guerre est déclarée… »55.

33Argument « passe-partout » la critique du ministère permet, en outre, d’épargner la figure royale. Soutenant quasi-unanimement l’action royale, les polémistes peuvent ainsi s’appuyer sur la manipulation ministérielle pour critiquer les orientations et les hésitations royales tout en maintenant un discours de soumission indéfectible envers Louis XVI. Chez la plupart56 de ceux-là mêmes qui plaident pour une réforme sociale et institutionnelle, on puise encore dans ce vivier idéologique classique jusqu’au début de la réunion, comme le rappelle judicieusement Viviane Gruder : « Le roi est souvent invoqué avec admiration pour la réaffirmation de son autorité… On perçoit quand même dans quelques assemblées… l’espoir de contraindre cette même autorité royale, de l’infléchir dans le sens des idées nouvelles… C’est ainsi que, par des voies détournées, on part d’idées traditionnelles pour en arriver à un point assez novateur si ce n’est proprement radical. Aux yeux des communautés d’habitants, les intérêts du roi sont du côté de ceux du peuple et le gouvernement monarchique, autant que le Tiers, est menacé par la prétention de domination aristocratique aux États généraux. L’appel lancé par le roi à tous les Français de s’assembler démontre son désir de restaurer leurs libertés et de les associer au gouvernement… »57. Ainsi, comme le rappelle le populaire pamphlet intitulé Avis important sur le ministère et sur l’assemblée prochaine des États-généraux : « Le despotisme, qui ne favorise que les mauvais ministres, est donc toujours leur ouvrage, & non celui des princes sous le nom desquels il s’exerce… »58.

34Pour autant, si chaque camp partage le même lit de l’aversion pour l’influence mi- nistérielle, ils ne font pas les mêmes rêves. Ainsi, chez les partisans du statu quo, et en particulier chez les parlementaires, le ministère cherche à décrédibiliser l’aristocratie pour mieux dominer le peuple. Il est alors représenté en innovateur et en facteur de rupture de l’équilibre traditionnel du royaume pour mieux assurer sa domination :

« Ce qu’on a vu se passer dans l’Assemblée de 1614 promettait sans doute à M. de Lamoignon59, ce qu’il espérait de celle qui se tiendrait à Paris en 1789. Il me semble qu’il est très aisé de tirer la conclusion des faits qu’on vient de lire ; mais peut-être le Lecteur veut-il que je la prononce en toutes lettres ? Eh bien ! Je l’articule. Toute innovation ministérielle dans la convocation et d’assemblée des Députés des gens des trois états du Royaume, telles qu’elles furent depuis 1483 jusqu’en 1614, anéantira leur légalité… »60.

35À l’inverse, les défenseurs de la modernisation de l’institution voient dans le ministère, un facteur d’immobilisme marqué par la connivence parmi les élites privilégiées :

« Au contraire, moins ils avanceraient, plus le ministre espérerait se raffermir dans son autorité arbitraire. De là un moyen de conciliation que l’on commence à colporter partout, et qui serait aussi utile aux privilégiés et au ministère que mortel pour le Tiers… On propose de voter par têtes les subsides et tout ce qui regarde l’impôt. L’on veut bien ensuite que les ordres se retirent dans leurs chambres comme dans des forteresses inexpugnables, où les communes délibéreront sans succès, les privilégiés jouiront sans crainte, pendant que le ministre restera le maître… »61.

§ 2. – La défense de la tripartition sociale

36Au cours des mois où se déroulèrent les polémiques sur l’organisation des États généraux, la question de l’égalité fut un puissant argument de ralliement d’une large partie de l’opinion aux idées nouvelles. Les défenseurs du statu quo ne pouvaient laisser le champ libre à leurs adversaires sur ce point. Ainsi, dans le camp des partisans de la reprise de l’organisation de 1614, on ne manque pas de se réclamer également de ce champ sémantique mais dans une perspective opposée, justifiant cette fois le vote par ordre. Il s’agit alors de l’égalité entre les trois ordres, chacun devant avoir le même poids lors du vote aux États généraux, afin de maintenir un équilibre social traditionnel62, largement idéalisé63, mais seul garant des libertés des sujets contre les abus de l’État : « L’égalité du nombre de représentants des trois Ordres est fondée sur l’égalité d’influence qui leur appartient dans les États-généraux. Le Clergé, la Noblesse, le Tiers-État y diffèrent par leurs rangs ; ils y jouissent des mêmes droits, leur privilège commun est d’y accorder volontairement des tributs… Il résulte de ces principes, que le vœu du Tiers-État ne peut pas lier la Noblesse, que le vœu de la Noblesse ne peut pas lier le Clergé, que deux Ordres même réunis ne lieraient pas le troisième, parce qu’il est aussi libre qu’eux ; qu’enfin l’égalité des charges que la justice commande, ne peut se maintenir que par l’égalité de la représentation. Telle est en France la balance des forces publiques ; elle ne donne pas au Tiers-État un ascendant injuste sur les autres Ordres, mais elle lui assigne la même mesure de pouvoir ; elle ne l’autorise pas à leur donner la loi, mais elle ne permet pas qu’il la reçoive… »64. Poussant sa logique jusqu’au bout, ce discours aristocratique fera du vote par ordre, en particulier pour le Tiers, la garantie de sa propre liberté en lui permettant « de conserver [son] indépendance »65 !

37À ce titre, l’idée de maintenir un certain ordonnancement social n’est pas totalement étrangère à ceux-là mêmes qui plaident pour une évolution du modèle institutionnel des États-généraux. Ainsi, certains partisans de l’évolution de la nature des votes aux États-généraux ne remettent-ils absolument pas en cause la tripartition traditionnelle et ses conséquences juridiques, mais au contraire, s’en revendiquent pour justifier l’évolution avec les réunions antérieures : « La forme de délibération par tête ne peut blesser en rien la justice naturelle, qui est la première de toutes les lois, puisqu’elle n’a rien de contraire à l’égalité d’influence ou de pouvoir qui doit subsister entre les représentants des trois ordres (égalité vraiment constitutionnelle dans les états géné- raux), & que cette égalité subsiste avec l’égalité des voix… La délibération par ordre, au contraire, blesse la justice naturelle… détruit l’égalité d’influence & de pouvoir qui doit subsister entre les représentants des trois ordres, puisque, dans le cas de diversité d’avis, les deux ordres privilégiés compteraient pour deux… »66. Chemin de compromis, permettant à la fois de moderniser l’institution et de préserver l’ordre social « naturel », cette approche visait à réconcilier les trois forces sociales dont les intérêts semblaient de plus en plus antagonistes. D’ailleurs, les signes positifs envoyés par une partie des privilégiés, semblaient convaincre cette frange plus modérée de l’opinion réformatrice du bien-fondé de la démarche entreprise. Brissot, futur leader du mouve- ment girondin, reconnaissait alors lui-même qu’il y avait peut-être ici une voie médiane à explorer dans un paysage politique clivé : « Les Trois-Ordres eux-mêmes ne sont plus divisés par des intérêts contraires. L’inégale répartition des impôts était autrefois une source intarissable de querelles. La Noblesse & le Clergé prétendaient toujours en rejeter la plus grande partie sur le peuple. Ils consentent aujourd’hui à soutenir ce fardeau avec égalité. Ils ont donc un intérêt commun ; celui d’alléger ce fardeau… »67. Les idées de ces hommes, nombreux, cherchant à dépasser les clivages partisans sont ainsi les plus révélatrices de l’existence dans ce débat, d’« une constellation d’idées, de valeurs et d’aspirations claires et floues qu’ils présentent sur un ton d’humilité tout autant que d’audace. Les raisonnements évoqués dans ces documents… correspondent aussi à la cristallisation de leur pensée au cours d’une expérience de plus longue durée. À la fin de l’année 1788, nous entendons surtout des nouveautés, mais parfois aussi resurgissent des idées reçues liées au passé ; donc, au lieu de conclure à une coupure entre le passé et le présent, on voit que le passé nourrit de temps en temps les idées nouvelles. L’ancien et le nouveau se transforment en une idéologie à la fois simple, sophistiquée et révolutionnaire… »68. D’ailleurs, on retrouve aussi chez des auteurs plus radicaux cette même concession aux traditions sociales et à l’héritage politique français. La référence aux arguments « traditionnalistes » se veut alors comme une concession transitoire, mais nécessaire, du passage d’un ordre politique ancien à la modernité : « Si le Tiers-État ne veut voir dans la Noblesse & le Clergé que des corporations étrangères à la Nation, & ne leur accorde aucun vote, ou un vote trop peu considérable, tel que celui indiqué dans la Pétition des habitants de Paris, la Noblesse & le Clergé ne se soumettront pas à un pareil régime, & il y aura mésintelligence entre les Ordres… Le Tiers-État est certainement fondé dans ses prétentions à cet égard ; mais les convenances du moment doivent lui faire la loi, & l’engager à déroger un peu à son droit, qu’il sera temps assez de songer à rétablir dans son entier, lorsqu’on s’occupera d’une Constitution fixe et permanente… »69. Quelles que soient les précautions employées, cette logique n’en constitue pas moins pour certains une compromission inacceptable, engendrée par une « timide insuffisance » relevant des « vieux temps »70. Ainsi, peut-on constater que la césure entre camp du mouvement et camp conserva- teur est beaucoup moins nette sur le plan des fondements idéologiques que sur celui de l’organisation des États-généraux. Si les références classiques et novatrices se rattachent majoritairement à chacun de ces camps, il ne s’agit en aucune façon d’une exclusivité. Car même chez les plus avides de réformes, et surtout chez eux, l’expérience récente avait montré l’incapacité des institutions ordinaires à apporter les changements néces- saires à l’organisation de l’État. Le pragmatisme, autant que la raison, imposait dans cette optique de concilier innovation et tradition pour permettre un consensus au sein des États généraux, indispensable à la cessation des abus publics.

38Cette maturation complexe des arguments autour de la question de l’organisation des États-généraux met l’historiographie face à la délicate appréhension du concept de pré-révolution où se côtoient, et souvent s’entremêlent, les différentes légitimations politiques. Pour autant, à défaut d’identifier précisément la généalogie des idées politiques, de telles études permettent de dégager la cristallisation de tendances et de références collectives, comme la nécessité d’établir une constitution71. À ce titre, le besoin d’un renouveau institutionnel, qu’il soit ancré dans la tradition ou l’innova- tion, semblait bien indiquer à la monarchie que l’immobilisme, quelles qu’en soient les causes, n’était plus acceptable pour la nation française : « Au reste, vous vous trompez beaucoup, en attribuant cette prétention seulement à quelques corps du Tiers ; les mêmes réclamations s’élèvent de presque toutes les parties du Royaume ; des Provinces entières, la plupart des grandes villes, la Capitale elle-même ; & un nombre considérable de municipalités, de Corps, de Communautés forment cette même demande… J’ai peine à croire que si vous eussiez connu toute l’étendue & toute la force de cette opinion, devenue presque l’opinion générale & publique, vous eussiez tout-à-fait arrêté la vôtre, ou que vous vous fussiez pressés de lui donner tant de publicités »72.

Notes

1 A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Michel-Lévy frères, 1856, p. 4.

2 Sur cette période, voir J. Egret, La Pré-Révolution française, 1788-1789, Paris, PUF, 1962.

3 Sur cette notion et ses difficultés d’appréhension, voir : B. Binoche et A.J. Lemaître (sous dir.), L’opinion publique dans l’Europe des Lumières, Paris, Armand Colin, 2013. Voir également Association des histo- riens modernistes, L’opinion publique en Europe (1600-1800), Paris, PUPS, 2011 ; Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1992 ou encore J.A.W. Gunn, Queen of the world: Opinion in the public life of France from the Renaissance to the Revolution, Oxford, Voltaire foun- dation, 1995.

4 D. Roche, La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993, p. 225.

5 Voir par exemple les débats autour de l’institution parlementaire : F. Bidouze conférence de la Commission Internationale pour l’histoire des Assemblées d’Etat, CHP, 2011, vol. 2, pp. 1323-1341.

6 Voir par exemple le caractère protéiforme du concept de république au XVIIIe siècle : E. Gojosso, Le concept de république en France (XVIe-XVIIIe siècle), Aix-en-Provence, PUAM, 1998.

7 Voir par exemple: K.M. Baker, « On the problem of the ideological origins of the French Revolution », in Modern European Intellectual History, NY, Cornell University Press, 1982, p. 197-219.

8 Voir par exemple : D. Mornet, Les origines intellectuelles de la Révolution française (1715-1787), Paris, Armand Colin, 1933 ; R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 2000 ; Dale K. Van Kley, Les origines religieuses de la Révolution française, Paris, Seuil, 2002.

9 Sur la réunion de 1614, voir D. Richet (sous dir.), Représentation et vouloir politiques autour des États généraux de 1614, Paris, EHESS, 1982.

10 C. Le Digol, « Vérification des pouvoirs et incident électoral. Les enjeux de la mise en forme de l’élection (1789-1791) », in P. Bourdin, J.C. Caron et M. Bernard (sous dir.), L’incident électoral de la Révolution française à la Ve République, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002, p. 45.

11 J.B. Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, réglements, avis du Conseil-d’Etat (1788-1830), Paris, Chez A. Guyot et Scribe, 1834, t. I, p. 1.

12 Sur ce point, voir V. Gruder, « Un message politique adressé au public : les pamphlets « populaires » à la veille de la Révolution », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XXXIX, avril-juin 1992, pp. 161-197.

13 On peut citer, parmi les défenseurs de la tradition absolutiste : S.N.H. Linguet, Quelle est l’origine des États généraux ?, s.l.s.n., 1788 rejetant « l’esprit de vertige », p. 3.

14 Sur l’idée de nation au XVIIIe siècle, voir : A. Slimani, La modernité du concept de nation au XVIIIe siècle, (1715- 1789) : apports des thèses parlementaires et des idées politiques du temps, Aix-en-Provence, PUAM, 2004.

15 Première lettre d’un citoyen aux trois ordres du Dauphiné, en réponse à la lettre des trois ordres au roi, Paris, s.n., 1788, p. 11-12.

16 J.P. Brissot de Warville, Plan de conduite pour les députés du peuple aux États-généraux de 1789, Paris, s.n., avril 1789, p. ii.

17 Idem.

18 Voir, entre autres : L.J.C.A. d’Albert De Luynes, L’Histoire, le cérémonial et les droits des États-généraux du royaume de France ; où l’on a ajouté L’Histoire des vains efforts qu’on a faits sous les Règnes de Louis XIV et Louis XV pour obtenir la convocation des États généraux, s.l., février 1789 ; Lalourcé et Duval, Recueil de pièces originales et authentiques concernant la tenue des États généraux, Paris, chez Barrois l’aîné, 1789 ; L. Rondonneau, Précis historique des états généraux, Paris, Ve Desaint, 1788 ; Comte de Laura- gais, Recueil de pièces historiques sur la convocation des États-généraux et sur l’élection de leurs députés, Paris, s.n., 1788 ; A.F. Delandine, Des États-généraux, ou Histoire des assemblées nationales en France, des personnes qui les ont composées, de leur forme, de leur influence, & des objets qui y ont été particulièrement traités, Paris, chez Cuchet, 1788 ; J.-L. Carra, Considérations, recherches et observations sur les États généraux, s.l.s.n., 1789 ; Comte d’Antraigues, Mémoires sur les États-généraux, leurs droits et la manière de les convoquer, s.l.s.n., 1788.

19 E.J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, Paris, Editions du Boucher (3ème édition de 1789), 2002, p. 24 et suiv.

20 J.P. Brissot de Warville, Plan de conduite…, op. cit., p. 1-2.

21 J.A. Dulaure, Crimes et forfaits de la noblesse, et du clergé, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à nos jours, Paris, s.n.s.d.

22 E.J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., pp. 66-67.

23 Sur le portrait peu flatteur de l’aristocrate dressé par les pamphlets de cette période, voir A. De Baecke, « Le discours anti-noble (1787-1792). Aux origines du slogan : « Le peuple contre les gros » », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XXXVI, janvier-mars 1989, pp. 3-28. Pour les textes les plus virulents envers l’aristocratie, voir par exemple : J. Pétion, Avis aux Français sur le salut de la Patrie, Paris, s.n., février 1989.

24 E.J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., pp. 66-67.

25 F. Bidouze, « Les parlementaires rattrapés par l’opinion publique : de l’opinion passive et active (1787- 1790) », in A-J. Lemaître (sous dir.), L’opinion publique dans l’Europe des Lumières, op. cit., p. 32.

26 Sur ce point, voir : Y-M Bercé (sous dir.), G. Antonetti, C. Beaune, Les monarchies, Paris, PUF, 2014, p. 432.

27 V. Gruder, « Liberté, égalité… Les mots des Assemblées des communautés en 1788 », in A. Duprat (dir.), Révolutions et Mythes identitaires. Mots, violence, mémoire, Paris, Nouveau Monde éditions, 2009, p. 49.

28 Lettres sur la noblesse, ouvrage d’un citoyen gentilhomme et militaire, s.n., 1788, p. 3. Sur ce point : Voir G. Chaussinand-Nogaret, « La Noblesse au XVIIIe siècle », RHMC 1982, p. 442-452.

29 Y-M Bercé (sous dir.), G. Antonetti, C. Beaune, Les monarchies, op. cit., p. 423.

30 E.J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., p. 42.

31 J.P. Brissot de Warville, Plan de conduite pour les députés, op. cit., p. 12.

32 Voir V. Gruder, « Liberté, égalité… Les mots des Assemblées des communautés en 1788 », p. 52.

33 Marquis de Condorcet, Œuvres de Condorcet, Paris, Firmin Didot frères, 1847-1849, t. 9, p. 135.

34 Protestation de l’ordre de la noblesse de Bretagne. Déclaration de l’ordre de la noblesse. Rennes, le 10 janvier 1789, traduction de la déclaration envoyée aux paroisses qui ne parlent pas la langue française, s.l n.d.

35 R. Barny, Le triomphe du droit naturel : la constitution de la doctrine révolutionnaire des droits de l’Homme, 1787-1789, Besançon, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1997, p. 87.

36 Idem., p. 87 et suiv.

37 Voir par exemple : P. Birnbaum, Le peuple et les gros. Histoire d’un mythe, Paris, éd. Pluriel, p. 11 : « Cette opposition fantasmatique demeure malgré tout, hier comme aujourd’hui, au plus profond de l’idéologie française. Son origine remonte probablement à la Révolution française. À cette époque, en un seul mouvement collectif, le peuple – au sein duquel prétendait se fondre la bourgeoisie – part à l’assaut des puissants, des aristocrates et de leurs châteaux ».

38 R. Barny, Le triomphe du droit naturel : la constitution de la doctrine révolutionnaire des droits de l’Homme, 1787-1789, op.cit., p. 80.

39 « Journal de Mallet du Pan », in J. Mallet du Pan, Mémoires et correspondances pour servir à l’histoire de la Révolution française, Paris, Amyot, 1851, 2 vol. , t. I, pp. 163-164.

40 C.F. de Chasseboeuf, comte de Volney, La sentinelle du peuple : aux gens de toutes professions, sciences, arts, commerce et métiers, composant le Tiers-État de la province de Bretagne, s.n., 1788, pp. 4-5.

41 Le dernier mot du Tiers-État, à la noblesse de France, 23 décembre 1788, s.n.s.l., 1788, p. 2.

42 Voir par exemple : P. Rabaut, Considérations sur les intérêts du Tiers-État, adressées au peuple des provinces, s.l.s.n., 1788 ou encore E.J. Sieyès, Essai sur les privilèges, Paris, s.n., 1788.

43 Motion faite par un citoyen dans l’assemblée du district de Saint-Germain-des-Prés, Paris, s.n., le 21 avril 1789, p. 4-5.

44 « Mais plus on a de justes raisons de soupçonner, dans le désir pour une convocation précipitée des états généraux, un intérêt différent de l’intérêt national, plus il importe de leur donner une constitution qui réponde du résultat qu’on en doit attendre… », in Condorcet, Œuvres de Condorcet, op. cit., p. 135.

45 J.P. Brissot de Warville, Plan de conduite pour les députés du peuple aux États-généraux de 1789, op. cit., p. iii.

46 Voir A. De Baecke, « Le discours anti-noble (1787-1792). Aux origines du slogan : « Le peuple contre les gros » », op. cit., p. 6 et suiv.

47 Voir par exemple le Mémoire des princes du sang du 12 décembre 1788 qui ouvre la porte à une évolution de la fiscalité, in Y.M. Bercé, Les Monarchies, op. cit., p. 432.

48 A. De Baecke, « Le discours anti-noble (1787-1792). Aux origines du slogan : « Le peuple contre les gros » », op. cit., p. 4.

49 E.J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., p. 26.

50 Idem., p. 58.

51 J.P. Brissot de Warville, Plan de conduite…, op. cit., p. 5.

52 E.J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., p. 39.

53 La véritable sentinelle du peuple, s.l.n.d., pp. 2-3.

54 Sur ce point, voir F. Olivier-Martin, Les Parlements contre l’absolutisme traditionnel au XVIIIe siècle, Paris, LGDJ, 1997 ou encore J. Krynen, « Une assimilation fondamentale. Le Parlement Sénat de France », in Mélanges Ennio Cortese, Rome, éd. Il Cigno, 2001, tome II, p. 208-223.

55 Première lettre d’un citoyen aux trois ordres du Dauphiné, en réponse à la lettre des trois ordres au roi, op. cit., p. 12.

56 Rares sont ceux qui, dans ce débat, s’attaquent directement à l’autorité royale. On peut citer, par exemple, J.L. Carra, Considérations, recherches et observations sur les États généraux, op. cit., p. 82-83 : « Prétendre que la souveraineté réunie des personnes, des pensées et des biens de plusieurs millions de personnes est transmissible à un seul, c’est prétendre nier l’existence de ces millions d’hommes… Ce roi, que vous appelez souverain, parce que vous confondez les mots avec les principes, n’est que la preuve & le signe de la Souveraineté nationale, & non cette souveraineté elle-même ».

57 V. Gruder, « Liberté, égalité… Les mots des Assemblées des communautés en 1788 », op. cit., p. 51.

58 A. Casaux, Avis important sur le ministère et sur l’assemblée prochaine des États-généraux, s.n., 1788, p. 6.

59 Garde des sceaux de 1787 à 1788.

60 Comte de Lauragais, Recueil de pièces historiques..., op. cit., p. 111.

61 E.J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., p. 39.

62 Sur ce point, voir : G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1979.

63 Voir par exemple : « Ah ! puisse le Clergé de cette cohue, être composé de véritables pasteurs, pénétrés de la morale de l’Evangile ! Puisse le Tiers-État être représenté par de laborieux cultivateurs convaincus de la sainteté de leurs droits… », in Comte de Lauragais, Recueil de pièces historiques sur la convocation des États-généraux et sur l’élection de leurs députés, op. cit., p. 115.

64 Procès-Verbal de l’assemblée des notables, tenue à Versailles, en l’année 1788, Paris, Imprimerie royale, 1789, p. 105.

65 Idem.

66 Résumé succinct ou La question réduite à ses termes, s.n., 1789, pp. 20-21.

67 J.P. Brissot de Warville, Plan de conduite…, op. cit., p. 7.

68 V. Gruder, « Liberté, égalité… Les mots des Assemblées des communautés en 1788 », op. cit., p. 44.

69 J.P. Brissot de Warville, Plan de conduite…, op. cit., p. 7.

70 E.J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., p. 21.

71 Sur ce point, voir par exemple: Jeremy Jennings, Revolution and the republic: a history of political thought in France since the 18th century, Oxford, New-York, Oxford University Press, 2011, p. 66.

72 A. Morellet, Projet de réponse à un écrit répandu sous le titre de « Mémoire des princes », s.l.s.n., 1788, p. 12.

Pour citer ce document

Par Laurent BOUCHARD, «Les débats autour de la convocation des états généraux : entre modernités et conservatismes (1788–1789)», Les cahiers poitevins d'histoire du droit [En ligne], Huitième et neuvième cahiers, mis à jour le : 25/07/2019, URL : https://cahiers-poitevins.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiers-poitevins/index.php?id=172.

Quelques mots à propos de :  Laurent BOUCHARD

Maître de conférences à l’Université de Poitiers Institut d’Histoire du droit (IHD – EA 3320)