Le faux témoignage et la catégorie de falsum – vers » la hauteur de la science du droit pénal » ?

Par Katja Škrubej
Publication en ligne le 25 juillet 2019

Texte intégral

1Michel Alliot dans sa contribution « L’acculturation juridique » dans l’Ethnologie générale, faisant partie de l’Encyclopédie de la Pléiade en 1968,1 proposait un concept de l’acculturation juridique, fondée sur celui d’Henri Lévy-Bruhl, qui écartait, explicitement, les emprunts d’institutions entre diverses sociétés, même lorsqu’ils introduisent des conceptions juridiques nouvelles. Comme exemples, qui n’entraient pas dans un tel concept d’acculturation, Aillot avait donné, d’un coté, les sous-sections, empruntées par diverses tribus australiennes à leurs voisines et d’un autre, l’influence des codes napoléoniens sur les nations occidentales non anglophones au XIX siècle.2

2Selon Lévy-Bruhl, Aillot proposait qu’en conceptualisant l’acculturation juridique, on ne retenait que les transformations globales et

3« donnant à cette définition son plein sens, nous entendons un phénomène non pas seulement quantitatif mais aussi qualitatif, non pas la seule substitution d’un système à un autre comme il est arrivé si souvent dans l’histoire des annexions, mais un changement de niveau de conscience juridique, dont le type serait le passage d’un système organisé au niveau des sociétés traditionnelles à un système qui se développe principalement au niveau de nos propres sociétés.«

4Le sujet de notre colloque porte sur l’acculturation normative, mais je crois que la définition d’Alliot et la mise en exergue de la transformation de la conscience juridique comme élément principal quand on parle d’une acculturation, pourraient quand même être le bon point de départ.

5Même si, à première vue, le titre de ma contribution a, pour élément central, la seule question du changement au niveau d’une institution – celle du faux témoignage –, je voudrais montrer le profond changement, précisément au niveau de la conscience juridique qui l’accompagnait et dont ce changement au niveau d’une institution faisait seulement partie.

6On pourrait dire que je m’intéresserai à l’un des changements globaux de la conscience juridique, dans le sens proposé par Alliot, mais qui a ses origines surtout dans l’Europe continentale des XVIIIe et XIXe siècles, dans la période des grandes codifications, celles-ci étant fondées sur la tradition juridique européenne continentale consistant dans la conceptualisation du droit en tant que science.3

7Je propose de voir l’achèvement du passage dont parlait Aillot, c’est-à-dire le passage d’un système organisé « au niveau des sociétés traditionnelles » à un système « au niveau de nos propres sociétés », dans ladite période en Europe, quand sous les monarques absolus – dans l’Empire Habsbourgeois ou en Prusse, exemples biens connus –, suivie et confirmée par les révolutions bourgeoises,4 toutes autres sources de loi étaient privées de leur validité formelle au profit de la seule source formellement existante dorénavant, la Loi codifiée, initialement accompagnée de l’interdiction de la commenter. Je propose donc de voir ce passage dans la période où les premiers décrets, au moins dans l’Empire Habsbourgeois, sur l’éducation universitaire, obligatoires pour les juges, ont été pris et durant laquelle ils ont appris leur nouveau rôle consistant à appliquer al loi et non à la créer. Il s’agit de la période durant laquelle, le dernier bastion parmi les académiciens juristes, Friedrich C. von Savigny, le premier professeur de droit civil en Prusse,5 en 1819, a commencé à inclure le Code civil prussien dans ses lectures universitaires après neuf ans d’une opposition ouverte contre le projet de codification exhaustive et exclusive du droit, ou autrement dit, contre une telle manière d’effectuer le passage à un système plus moderne, dans le sens d’Aillot, dont la société européenne de plus en plus complexe avait besoin, qui à son début - en utilisant l’expression contemporaine – a réduit les juges et les juristes aux Gesetzesbüttel, aux passifs gardiens-servants du Code et qui a ouvert, en même temps, la voie aux idéaux de l‘objectivité, de l’exhaustivité et de l’édification d’une systématisation « scientifique » (logique)  et par conséquent « fixe » de la loi codifiée et à un optimisme incessant pour les atteindre.

II – L’idée initiale : le cas concret du faux témoignage et le problème de sa qualification juridique

8L’idée initiale pour ma contribution provient de la recherche « Faux témoignage comme atteinte à l’honneur » faite pour le colloque à la Faculté à Ljubljana avec nos collègues de Poitiers l’année dernière. Je me permettrai d’utiliser quelques points du même cas concret et de son analyse,6 mais cette fois pour illuminer certains aspects du processus d’acculturation, entendu comme l’altération profonde de la conscience juridique et comme le passage achevé d’un système juridique traditionnel (européen) au nouveau concept du droit comme un système scientifiquement organisé.

9Suivant l’impulsion de Michel Aillot consistant à ne pas chercher les éléments d’acculturation seulement dans les cas d’emprunts ou parmi les transplantations formelles au niveau des institutions, ni au niveau du système, mais plutôt au niveau de la conscience juridique, mon but final n’a pas été la comparaison mécanique des réglementations du faux témoignage et de la catégorie de faux (falsum) dans les divers codes pénaux de l’époque. Le changement de la conscience juridique qui est la conséquence directe de ce passage au système du droit qui se prétend être exhaustivement, exclusivement et objectivement codifié, a touché l’Europe continentale entière et pas seulement la France ou l’Empire Habsbourgeois. Les réglementations pénales me servent d’exemples car elles ont été en vigueur dans les territoires nommés, pendant l’occupation française, les Provinces Illyriennes7, au début du XIXe siècle, d’où provient mon cas concret.

2.1. Les faits en bref

10Le 14 avril 1812, le procureur général impérial pré la Cour d’Appel de Laybach a délivré l’Acte d’accusation contre un certain Franz Gherbez, chirurgien de la commune de Pisino en Istrie, pour avoir commis un crime de faux témoignage dans l’affaire poursuivie contre une femme de la même commune, Mme Helene Sgrablich, accusée du crime d’infanticide, en sa défaveur. L’attestation du chirurgien relative à l’ouverture du cadavre du nouveau-né et selon laquelle le poumon dudit nouveau né flottait dans l’eau, se trouvait démentie par la presque totalité des témoins. L’exhumation de l’enfant et l’expertise ordonnée par la Cour a montré que le cadavre de l’enfant n’a jamais été ouvert et examiné. Le chirurgien a notamment été accusé d’avoir déposé faussement devant le juge d’instruction, conformément à l’article 361 du Code pénal français du 1810.

11Dans les Provinces Illyriennes le Code pénal français de 1810 est entré en vigueur le 1er novembre 1811, remplaçant le Code pénal autrichien de Franz II de 1803.

2.2. Le raisonnement du juge dans le protocole : le problème de la qualification juridique

12En lisant le dossier du cas, une circonstance a tout de suite attiré mon attention. Ce qui était imputé au chirurgien, n’était pas seulement le faux témoignage, c’était aussi la délivrance de faux certificats. A cet égard, il m’a semblé étrange que la qualification finale dans l’acte d’accusation ait seulement fait allusion à l’article 361 sur le faux témoignage et pas aussi à l’article 162 sur la délivrance de faux certificat, comme prévu par le Code pénal français de 1810. 

13Bien sûr, on pourrait conclure que pour le crime de la délivrance de faux certificat, on n’a pas finalement obtenu les preuves matérielles suffisantes. Mais ce n’était pas le cas. Le certificat existait, sa fausseté n’était pas en question et le juge d’instruction le prenait en compte jusqu’à la fin. Cela m’a incité à regarder de près comment le juge comprenait les actes imputés et s’il y avait quelque doute sur la qualification.

14Il résultait du dossier qu‘à la fin de l’arrêt d’accusation, le juge d’instruction a fini par décrire ce qu’on devrait poursuivre dans le cas Gherbez, c’est-à-dire le faux témoignage ainsi que la délivrance de faux certificat, par un seul nom, par une seule catégorie, une catégorie très ancienne, mais de l’autre côté aussi très courante dans les codes pénaux et dans la doctrine de l’époque, par la catégorie de FAUX (falsum).

15Comme nous allons le voir tout à l’heure, une telle qualification, qui n’était pas conforme au Code pénal français de 1810, n’était quand même pas incohérente, car sous cette vaste catégorie de faux, on trouvait aussi le faux témoignage dans les Codes pénaux français comme dans les codes autrichiens en vigueur avant le Code pénal français de 1810, c’est-à-dire, dans le Code pénal révolutionnaire de 1791 et dans le Code pénal autrichien de Franz II de 1803, sous le nom allemand correspondant – Betrug.

16Il semble que le juge, en décrivant les deux actes imputés à Franz Gherbez eu égard à la seule catégorie de faux (falsum), ait glissé dans la vieille catégorisation en vigueur dans le Code de 1791 (laquelle n’était pas abrogée par les lois pénales postérieures), à laquelle le juge était probablement plus habitué qu’à celle du Code pénal de 1810, qui est entré en vigueur en France seulement deux ans auparavant.

III – Les enjeux relatifs à la problématique de l’acculturation : où réside le changement de la conscience juridique aux XVIIIe et XIXe siècles?

17Si on est d’accord que c’est la conscience juridique des juges – ensemble avec le reste de la communauté juridique dans une société – qui est la plus déterminante pour la réalité juridique, car ce sont les juges qui ont la tâche d’appliquer la loi en pratique, ce qui en fait touche les gens, on doit surtout se rendre compte des changements de la conscience juridique chez eux.

3.1. Changements au niveau des institutions (catégories)

18Le juge dans le cas Gherbez a oscillé entre deux qualifications, en principe parfaitement possibles, l’une issue du Code pénal français de 1810 en vigueur à l’époque, où le faux témoignage était inclus parmi les crimes contre l’honneur d’un particulier et l’autre, du code français de 17918 ainsi que du code autrichien contemporain où le faux témoignage continuait à être inclus dans la vaste catégorie de faux, ensemble avec le faux en écriture.

19Au niveau des institutions, donc, on ne voit aucun changement influent ou décisif, d’autant plus qu’une courte histoire conceptuelle du rapport entre l’institution de faux témoignage et la vaste catégorie de falsum nous montre qu’il s’agit d’un rapport très ancien dans la doctrine, adopté par les codes pénaux de l’époque à peu près directement du droit romain.

20D’après Pierre Farcet et son résumé de l’évolution du faux témoignage pendant l’époque romaine,9 après l’abolition de la peine pour les faux témoins, originaire de la loi des XII Tables précipitée de la roche Tarpéienne (L. 25, p.1. D. de Poenis, XLVIII, 19), le faux témoignage était peu à peu assimilé au crime de faux (falsum) et puni par des peines prononcées par la loi Cornelia de falsis10 au cours de l’année 81 (A. J. Chr.) et conservée dans le Digeste (D. 48, 27, 10). L’ampliation dans l’interprétation de la lex Cornelia, dans cette direction, ne s’est produite qu’à peu près 100 ans après et a été le résultat des divers senatus consulta, en l’occurrence, SC Messalianum (20 Apr. J. Chr.) et de SC Geminianum (29 Apr. J. Chr.). Dorénavant parmi les crimen falsi ont aussi été inclus la délivrance des autres faux documents (en plus des testaments), le faux témoignage etc… Désormais, le faux témoignage en matière civile est puni par les mêmes peines qu’en matière criminelle.

21Dans le dernier état de la législation romaine, la rigueur du châtiment a diminué et la répression a parfois été laissée à l’arbitraire du juge. C’était l’empereur Zenon, dans sa constitutio rapportée au code, L. 13 de Testibus, IV, 20, qui a finalement réglementé la répression du faux témoignage. L’empereur a décidé que les faux témoins seraient poursuivis pour crime de parjure de même que pour crime de faux.

22Ce point est important pour la continuation de ma contribution car il démontre la conscience juridique de la période du Dominat qui se rend compte de la pluri offensivité d’une infraction. Le constitutio de Zenon distingue très nettement l’action en dommages et intérêts accordée à la partie lésée de l’action pénale par laquelle le juge poursuivait la répression du crime.

23Au Moyen Age, les divers iura propria, ainsi que les ordonnances et lois passées par les monarques à partir du XVIe siècle, ont conceptualisé le faux témoignage presque toujours ensemble avec le faux serment en tant que crime de parjure, un crime qui – selon la perspective de la conscience juridique médiévale – portait atteint à Dieu, à la religion. On pourrait constater que la catégorisation dans le Code pénal français de 1791, en continuant à assimiler le faux témoignage au crime de faux, correspond en grande partie au règlement de faux avant la réforme de l’empereur Zenon. Au fond, les auteurs du Code révolutionnaire connaissaient de Digeste.

24Une remarque : nous avons vu un petit exemple d’une transplantation – si on entend la réception du droit romain comme un cas spécial du phénomène de transplantation – d’un institut romain directement dans les codes pénaux continentaux modernes, mais que Michel Aillot n‘inclut pas dans son concept d’acculturation. Bien sûr, rien ne nous empêche de voir le ius commune comme un véhicule constant et persistant d’acculturation normative en Europe continentale, tant au niveau des institutions qu’au niveau des systèmes partiels du droit.

25En résumant ce point, le changement de la conscience juridique ne résidait donc pas premièrement au niveau d’institution – au contraire, on peut plutôt observer une continuation. Je ne propose rien de nouveau si je voulais souligner que le changement de la conscience juridique en Europe, qui continue d’avoir une influence globale et qui est un réseau constant des tensions acculturatives. Cette influence s’est produite plutôt au niveau de la systématisation du droit, conceptualisée et scientifiquement objective.

3.2. Les enjeux au niveau de l’organisation des catégories dans un système du Code : le faux témoignage et la catégorie de falsum dans les codes pénaux autrichiens et français à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles

26Si nous regardons maintenant le rapport entre le faux témoignage et la catégorie de faux dans les codes français et autrichiens de l’époque, on peut constater que, dans le Code pénal français de 1791, sous la catégorie de falsum (faux), on trouve le faux témoignage, avec le faux en écriture privée, le faux en matière de lettres de change, la vente à faux poids etc..., ce qui le rend le plus proche de la catégorie de falsum connu du droit romain (ius commune). Cependant, cela n’inclut pas le faux serment (le parjure) !

27Dans le Code pénal autrichien de 1803 le faux témoignage est inclus dans la vaste catégorie de falsum, avec le faux serment sous le nom (Be)trug, incluant aussi la fausse identité, le faux en écriture, la vente à faux poids etc… Dans les deux codes autrichiens, au XIXe siècle, le Betrug (falsum, faux) est vu comme portant atteinte au patrimoine, alors nuisant à la personne, à un particulier. Mais dans la doctrine, il y avait déjà aussi un courant qui rangeait la catégorie du Betrug parmi les crimes, portant atteinte à la chose publique. Après le pénaliste autrichien Franz Eduard von Liszt et son étude Meineid und falsches Zeugniss de 1876, au XVIIIe siècle dans l’époque des Lumières, mais avant le Code de 1791, une minorité seulement des auteurs de la doctrine ne voyaient plus le faux témoignage (ensemble avec le parjure) comme l’atteinte à la religion, mais comme l’atteinte au patrimoine (Vermögen) et il y en avait encore moins qui ne l’associaient plus automatiquement au parjure.

28D’ailleurs, le premier pas vers la nouvelle conception de faux témoignage était adopté déjà dans le Code pénal autrichien de Joseph II de 1787. Dans ce dernier, le faux témoignage était déjà traité séparément du faux serment (i.e. parjure), même si les deux restaient toujours inclus sous la catégorie de (Be)Trug, entendu comme Vermögensdelikt (l’atteinte au patrimoine). Ensuite, le Code pénal français de 1791 a classé aussi la vaste catégorie du Faux (y compris le faux témoignage !) comme Vermögensdelikt, mais en excluant le crime de faux serment. Il est significatif que, dans les deux codes, on ait déjà complètement abandonné la religion comme l’objet de la protection légale dans ces deux crimes.

29On peut voir, que dès les débuts, on a oscillé entre trois perceptions de ce qui pourrait et devrait être l’objet principal de la protection juridique : selon la première, qui a traité le faux témoignage avec le parjure, le faux témoignage porte atteinte principalement à la religion, selon la seconde, le faux témoignage nuit surtout à l’individu, soit à son patrimoine, soit à son honneur et à sa réputation , et selon la troisième, la plus moderne, le faux témoignage gène en premier lieu le déroulement du procès, et avec cela le système judiciaire, c’est-à-dire, qu’il est perçu comme s’il portait atteinte surtout à la chose publique.

30Si on considère maintenant le Code pénal de 1810 où le faux témoignage est traité en même temps que le faux serment et la dénonciation calomnieuse et ce, dans la même section (les cinq premiers paragraphes de la section VII du Ier Chapitre du IIIe Livre) dans le chapitre sur les Crimes et délits contre les personnes, on doit constater que les auteurs du Code pénal français de 1810 se sont décidés pour une systématisation du faux témoignage complètement différente de celle du code de 1791 et de celles des autres codes de l’époque, mais – si j’avance dans mon argumentation un petit peu – il y a une systématisation parfaitement raisonnable (en admettant que j’ignore les réflexions des rédacteurs du Code.)

31Dans le Code pénal français de 1810, donc, il s’agissait d’un double changement. D’un côté, le faux témoignage était exclu de la catégorie du falsum, ce qui, en conséquence, a abouti à la situation où l’altération de la vérité par écrit était, comme avant et appréhendée comme falsum, tandis que l’altération de la vérité par oral - dans un contexte formel, bien sûr -, était maintenant conceptualisée ensemble avec le faux serment et la dénonciation calomnieuse.

32Il en résultait que la délivrance des faux certificats sous la catégorie de falsum était dans le Code pénal de 1810 imaginée comme l’atteinte à la chose publique, tandis que le faux témoignage était désormais appréhendé comme l’atteinte à l’honneur d’un particulier. Mais pas pour longtemps, car en dépit d’une telle systématisation formelle qui a persisté jusqu’à l’entrée en vigueur du Nouveau Code pénal français en 1994,11 dans la doctrine du XIXe siècle et plus tard – également dans la doctrine française, allemande ou autrichienne – l’objet principal de la protection légale du faux témoignage a été considéré de plus en plus comme la chose publique, en l’occurrence, le système judiciaire, conceptualisé de telle manière que pour la première fois dans le projet pour le Code pénal bavarois de 1802 où parmi les crimes contre Verwaltung der Gerechtigkeit (« les atteintes à l’action de justice ».) il devient possible d’inclure « aussi la dénonciation calomnieuse, le faux témoignage et le faux serment etc… ». A ce propos, la doctrine allemande a désigné tous les trois du nom de Aussagendelikte (« les crimes commis par une déclaration verbale »).

IV – Vers « la hauteur de la science du droit pénal » (Franz E. von Liszt, 1876) - le devenir du faux témoignage et de la catégorie de falsum

33De l’histoire du développement postérieur, il a résulté que vers la fin du XIXe siècle, c’était la doctrine allemande qui voyait dans les susnommés Aussagendelikte, premièrement l’atteinte au système judiciaire qui a finalement prévalu, et ce n’était pas seulement dans la doctrine autrichienne, mais aussi dans la doctrine française.

34En 1876, dans son étude sur le faux témoignage et le parjure, le pénaliste Franz von Liszt a critiqué le règlement autrichien du faux témoignage pour n’être pas encore « à la hauteur de la science du droit pénal de l’époque«, car le Code pénal autrichien continuait à catégoriser le faux témoignage sous le Betrug (faux, falsum), vu comme un crime qui portait atteinte premièrement au patrimoine, c’est-à-dire contre un particulier.

35Presque 100 ans après, dans le Traité de droit criminel (droit pénal spécial) de 1982, son auteur, André Vitu, rangeait le faux témoignage – dans la perspective de von Liszt –  « très à la hauteur de la science », parce qu’il l’a inclus dans le Livre sur les atteintes à l’ordre judiciaire et en particulier, parmi les infractions dirigées contre le déroulement normal du procès. D’ailleurs, dans le Code pénal slovène moderne, comme dans les Codes pénaux allemand et autrichien, le faux témoignage et la dénonciation calomnieuse appartiennent au même chapitre (« Straftaten bzw. strafbare Handlungen gegen die Rechtspflege »).

36Mais, en commentant la systématisation dans le Code pénal napoléonien de 1810, Vitu fait une remarque qui soulève l’interrogation. Il constate avec un certain regret que : « le plan suivi [dans le Code de 1810] n’a concédé aucune place autonome aux infractions contre l’administration de la justice », en ajoutant, entre parenthèses, que « le faux témoignage et la dénonciation calomnieuse ont glissé au milieu des crimes et délits contre les personnes ».12 En analysant le crime de faux témoignage dans la continuité de son œuvre, Vitu reproche de nouveau aux rédacteurs du Code de 1810 la négligence de ne pas avoir reconnu « le caractère d’infraction contre la justice qui est propre au parjure ». Pour Vitu le parjure est le nom ancien du faux témoignage. Vitu finit par retenir que, « sans nier la nécessité de tenir compte du préjudice privé causé par le faux témoignage, l’essentiel est d’abord l’intérêt de la justice à disposer de témoignages sincères »13.

Conclusion – la conscience juridique (forma mentis) aujourd’hui et l’acculturation globale

37Je dois admettre que pour quelqu’un qui était habitué à la systématique des codes pénaux d’aujourd’hui, de prime abord, pour moi aussi, il était assez étonnant de voir le faux témoignage inclus dans le chapitre sur les Crimes et délits contre les personnes comme il était inclus dans le Code pénal français de 1810 et ce, non sous le titre « Crimes et délits contre la chose publique ». Lisant le dossier de l’affaire Gherbez pour la première fois et analysant les lois pénales françaises et autrichiennes de l’époque, j’ai réagi avec surprise en voyant que le faux témoignage, dans le Code pénal napoléonien, était inclus dans la section dédiée aux atteintes à l’honneur, comprenant les délits « typiques » des injures verbales, parce que je suis partie inconsciemment de la hiérarchie et des conceptualisations des codes pénaux modernes, que l’on s’approprie d’abord au cours de ses études.

38Mais après avoir analysé l’histoire et les rapports conceptuels dans les discussions avec mes collègues pénalistes, une nouvelle surprise m’attendait. J’ai pu constater que pour eux aussi, à première vue, l’organisation en catégories et leur systématisation que nous avons aujourd’hui, dans leur perception, a prévalu d’une telle manière que la possibilité pour que le faux témoignage, par exemple, porte atteinte à l’individu, semble étonnante ou simplement fausse. C’est seulement après un long débat et après avoir abandonné les arguments allant dans la direction du « plus logique » ou « plus objectif » ou quel caractère d’infraction soit propre à quel crime (dans le sens de Vitu)», on a bien pu se rendre compte de l’historicité de chaque catégorisation et de chaque systématisation formulée antérieurement et codifiée par les lois écrites avec une force exclusive du droit.

39En effet, en dépit de toute connaissance théorique du problème affirmant que chaque crime ou infraction concret peuvent être pluri offensifs, c’est-à-dire pouvant porter atteinte à plusieurs biens juridiques, et nuire tant aux intérêts publics qu’à ceux privés, notre conscience juridique (forma mentis), en incluant celle des académiciens, est si fermement et textuellement encadrée par les catégories et la systématisation données qu’elle représente un programme mental puissant qui opère tout le temps par défaut.

40Si je me permets une thèse  finale : quand le droit est imaginé par les catégories écrites dans une loi en forme du texte (law in books), la logique, propre au texte, devient forcément analysée et assumée à la logique du droit. Peut-être, elle ne prévaut pas tout le temps et dans tous les cas, mais néanmoins, on peut spéculer sur le fait que dans les systèmes juridiques continentaux, avec tout le droit prétendument exhaustivement codifié, la logique du texte est devenue la logique du droit par défaut, c’est-à-dire, sa matrice et son moule. Cela résulte dans une forma mentis juridique très particulière qui fait adapter notre mode de pensée au texte linéaire, séquentiel, structuré et par force hiérarchisé, ce qui s’applique non seulement aux catégories et à la systématique mais aussi aux valeurs (aux biens juridiques) qui se trouvent dans un fonds. Cette réalité est étroitement liée à la position des juges dans notre culture juridique et ce, malgré l’importance que la jurisprudence a gagnée presque immédiatement après le premier idéalisme sur les codes a été diminuée au XIXe siècle.

41Loin d’être opposé à la catégorisation avec ses abstractions et à la systématisation comme telles - nous ne vivons pas dans un vacuum conceptuel, bien sûr -, et loin de ne pas respecter notre tradition juridique, on peut se poser la question si dans ce passage du système traditionnel, qu’on pourrait nommer aussi l’acculturation de la vie juridique au doctrine juridique en tant que science, iconisée dans le Code, on n’est pas allé déjà suffisamment loin dans ce monisme des sources formelles du droit.14

42On se demande si on mettrait vraiment en danger la sécurité juridique, gardée par nos lois codifiées, ainsi que l’attrait qu’ils ont pour les autres cultures juridiques, si on admettait plus courageusement l’idée selon laquelle nos codes sont toujours nés d’une historicité particulière, malgré les efforts constants et louables de l‘objectivité et surtout, bien qu’une partie de la matière juridique systématisée dans un Code soit toujours le résultat du simple choix arbitraire.

43A mon avis, appréhender, par exemple, une systématisation du faux témoignage dans le Code pénal français de 1810 (pour Vitu) ou dans le Code pénal autrichien de 1852 (pour Liszt) comme une faute dans le processus progressif de « découvrir » la systématisation « objective » (scientifique) d’un Code pénal idéal, représente une négation trop forte de l‘historicité en faveur de l‘objectivité, la négation du fait que chaque systématisation en plus d’être historique, reste toujours un choix arbitraire, car la systématisation dans une loi écrite suit forcément la logique du texte. Je l’expliquerai à l’aide de mon exemple : si pour les rédacteurs du Code pénal napoléonien du 1810 le faux témoignage était exclu de la catégorie du faux et inclus avec le faux serment et la dénonciation calomnieuse dans le chapitre des crimes portant atteinte à l’honneur d’un particulier, et si en 1994, dans le Nouvel Code Pénal français, suivant la doctrine, le faux témoignage est catégorisé parmi les crimes, portant atteinte à l’action de justice, il est difficile, me semble-t-il, d’expliquer avec les arguments d’objectivité que les rédacteurs du Nouveau Code Pénal français ont laissé le crime de la dénonciation calomnieuse parmi les crimes qui portent atteinte à la personnalité, un crime qui, selon Vitu, en 1810 « s’est glissé » parmi eux avec le faux témoignage.15

Bibliographie 

Alliot, M. »L’Acculturation juridique«, dans Jean Poirer (ed.), Ethnologie générale. Encyclopédie de la Pléiade. Paris : Nrf. Gallimard, 1968, pp. 1180–1246.

Bundy, F. J. The Administration of the Illyrian Provinces of the French Empire, 1809-1813. New York, London : Garland Publishing, 1987.

Farcet, P., Du Faux témoignage (thèse pour le doctorat). Poitiers: Université de Poitiers, 1902.

Grossi, P. Mitologie giuridiche della modernità. Milano: Giuffre Editore, 2005.

Grossi, P. History of European Law. Chichester, Oxford: Willey-Blackwell, 2010.

Liszt, F. E. von, Meineid und falsches Zeugnis. Wien: Manz’sche k.k. Hof-Verlag, 1876.

Rouland, N., L’anthropologie juridique. Presses Universitaires de France, 1990.

Rouland, N. Legal Anthropology. Stanford: University Press, 1994.

Škrubej, K. « Entre le Code et la Jurisprudence : le principe de la lex mitior et le faux témoignage comme atteinte a l’honneur », Cahiers poitevins d’Histoire du droit, No. 3, pp. 43-55.

A. Vitu, Traité de Droit Criminel: Droit Pénal Spécial. Paris: Cujas, 1982.

Notes

1 M. Alliot, « L’Acculturation juridique », dans Jean Poirer (ur.), Ethnologie générale. Encyclopédie de la Pléiade. Paris : Nrf. Gallimard, 1968, pp. 1180–1246, ici p. 1181.

2 Pour un avis plutôt classique, cf. le dernier chapitre (Legal Acculturation) dans N. Rouland, Legal Anthropology. Stanford : University Press, 1994, pp. 291-329.

3 Le droit compris en tant que science est un concept propre à la doctrine du droit continentale européenne.

4 En Europe, à partir du XVIe siècle (environ), la transition de la société traditionaliste à la société moderne était profondément marquée par les idées et les concepts de la Raison, de l’Individu, du pouvoir et du droit sécularisé, ainsi que par le passage du pluralisme des sources du droit avec un fort rôle des juges au monisme juridique du Code.

5 Par exemple, cf. P. Grossi, History of European Law. Chichester, Oxford : Willey-Blackwell, 2010, pp. 100-107.

6 K. Škrubej, « Entre le Code et la Jurisprudence : le principe de la lex mitior et le faux témoignage comme atteinte a l’honneur », Cahiers poitevins d’Histoire du droit, No. 3, pp. 43-55.

7 Les Provinces Illyriennes ont été composées par les territoires occupés entre 1805 et 1806, puis annexés par le Premier Empire français en 1809 qui regroupait des zones aujourd’hui autrichiennes, croates, italiennes, monténégrines et slovènes. Leur capitale était Laybach (Ljubljana).Cf. F. J. Bundy, The Administration of the Illyrian Provinces of the French Empire, 1809-1813. New York, London : Garland Publishing, 1987.

8 Le Code de 1791 n’était pas abrogé, sur ce point, par les lois adoptées dans la période suivante. Le Décret du 5 pluviôse de l’an II (24. janvier 1794) a modifié les articles sur le faux témoignage en matière criminelle, surtout les peines. Cependant, le Code des délits et des peines du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) était le code de la procédure plutôt que du droit matériel. P. Farcet, Du Faux témoignage (thèse pour le doctorat). Poitiers, 1902, pp. 36–37.

9 Ibidem.

10 La loi était aussi nommée Lex Cornelia testamentaria ou nummaria parce qu’elle traitait les crimen falsi, en l’occurrence, le crime de délivrer les faux testaments et d’émettre de la fausse monnaie.

11 Nouveau Code pénal français, Livre IV (Des crimes contre la Nation, l’Etat et la paix publique), Titre III (Des atteintes à l’autorité de l’Etat), Chapitre IV (Des atteintes à l’action de justice), p. 434-13 :

12 A. Vitu, Traité de Droit criminel (Droit pénal special). Paris : Éditions Cujas, 1981, pp. 26-27.

13 Ibidem, str. 425.

14 N. Rouland, L’anthropologie juridique. Presses Universitaires de France, 1990, pp. 62-68. Cf. aussi P. Grossi, Mitologie giuridiche della modernità. Milano : Giuffre Editore, 2005.

15 Cf. supra, n. 11.

Pour citer ce document

Par Katja Škrubej, «Le faux témoignage et la catégorie de falsum – vers » la hauteur de la science du droit pénal » ?», Les cahiers poitevins d'histoire du droit [En ligne], Troisième cahier, mis à jour le : 25/07/2019, URL : https://cahiers-poitevins.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiers-poitevins/index.php?id=143.

Quelques mots à propos de :  Katja Škrubej

Professeur à l’Université de Ljubljana