Codification du droit des successions ab intestat sur le territoire slovène au XVIIIe siècle entre confrontation et acculturation

Par Marko KambiC
Publication en ligne le 25 juillet 2019

Texte intégral

1Cette étude se propose de présenter certains faits essentiels concernant l’évolution du droit des successions en Slovénie. Ces faits, qui remontent à la première moitié du XVIIIe siècle, furent précurseurs de la réglementation moderne. Nous nous focaliserons sur l’Ordonnance de 1720 pour la Basse-Autriche de l’empereur Charles VI sur la succession légale (Neue Satz- und Ordnung vom Erb-Recht ausser Testament, und andern letzten Willen, auch was deme anhängig, im Ertz-Hertzogthum Oesterreich unter der Ennß)1, qui résulte de la réception tardive du droit romain sur le territoire des anciennes provinces des Habsbourg. Sa formation et son contenu illustrent, d’une part, la manière dont l’ancien droit coutumier s’est confronté au système de droit commun évolué, et ce que fut, d’autre part, le résultat de l’acculturation normative. Étant donné que nous traiterons du processus de réception, nous considérerons donc cette question sous l’angle de la confrontation des systèmes juridiques et l’acculturation normative.

I – Confrontation des systèmes juridiques et acculturation normative par rapport à la réception

2La réception du droit romain n’est qu’un des nombreux aspects de la question de la confrontation et de l’acculturation, mais il demeure important, voire fondamental, pour l’évolution du droit dans une grande partie de l’Europe.

3De façon générale, dans le processus d’acculturation et de confrontation, on peut distinguer au moins deux systèmes ou, plus exactement, deux ordres juridiques qui s’opposent. En général, c’est l’ordre juridique dont la qualité s’avère supérieure qui prévaut, c’est-à-dire celui qui peut régir les relations sociales de la manière la plus appropriée. Cependant, la réussite de l’acculturation dépend également des relations socio-économiques, celles-ci devant correspondre à un niveau de développement approprié. Si l’écart entre le niveau de développement de la société et celui du droit applicable est trop grand, l’acculturation ne produira pas les résultats souhaités, c’est-à-dire qu’elle conduira à une simplification et à une distorsion. Nous citerons en exemple la vulgarisation du droit romain dans les recueils de droit barbare. Par endroits, les institutions classiques du droit romain y furent déformées à tel point qu’elles en sont devenues presque méconnaissables. Parfois, l’écart peut être comblé par l’évolution accélérée des relations sociales. Nous n’aborderons pas ici la question controversée des résultats de cette acculturation, comme par exemple dans les anciennes colonies ou encore au Japon après la Seconde Guerre mondiale, où la notion de droit (au sens des droits et devoirs) n’existait pas. Ainsi, le terme même de droit a dû être créé pour la langue japonaise lors du processus de réception de la législation occidentale. Nous ajouterons simplement que la question de l’acculturation dépasse le cadre de l’histoire du droit en tant que processus dont les divers aspects se manifestent dans le monde moderne et globalisé. L’harmonisation des législations nationales avec le droit de l’Union européenne, par exemple, pourrait être décrite comme une sorte d’acculturation normative obligatoire. Aujourd’hui, on assiste également à une acculturation par le biais des rapports entre le système continental et celui du Common Law. Par exemple, les États-Unis, malgré leur tradition, ne peuvent passer outre à la codification du droit, alors que l’Europe continentale attache de plus en plus d’importance à la loi du précédent.

4Pour en revenir à l’histoire, bien que nos conclusions puissent s’appliquer à la situation actuelle, nous constatons que lorsque le niveau de développement de la société atteint un niveau suffisant, l’acculturation nécessite par ailleurs des facteurs idéologiques et politiques, même si la qualité du droit reste primordiale. Par exemple, l’application du droit romain, ou plus exactement du droit commun, sur le vaste territoire du Saint Empire romain fut facilitée par le sentiment que l’Empire romain ne s’était pas effondré, mais qu’il avait survécu en tant qu’Empire chrétien d’Occident, ses dirigeants se considérant comme les successeurs directs des empereurs romains (cf. : translatio imperii)2. Ainsi, le droit romain représentait dans l’Empire le droit applicable, ce qu’illustre également l’expression d’un glossateur inconnu : « Unum esse ius, cum unum sit imperium. »3 L’idéologie politique des empereurs germaniques a donc sans aucun doute contribué à la réception. Cependant, en raison de sa qualité, le droit romain a également été utilisé en France. Les rois français ne souhaitaient certes pas que leur pays fût considéré comme faisant partie de l’Empire germanique uniquement en raison du l’application du droit romain. Par conséquent, les légistes français ont clairement justifié l’introduction du droit romain par des critères de rationalité (imperio rationis) et non pas ratione imperii, comme ce fut le cas en Allemagne.4 Cela signifie que le droit romain en France s’appliquait non pas en tant que droit du Saint Empire romain mais en raison de sa qualité, puisqu’on le désignait par ratio scripta.

5En examinant la réception plus en détail, nous nous sommes rendu compte que notre attention devait se porter non seulement sur les ordres juridiques qui s’opposaient, mais également sur leurs diffuseurs et destinataires. En outre, il importe de se demander si la réception fut mécanique ou si elle fut au contraire créative et productive. Dans cette perspective, on peut définir la réception comme une validité renouvelée et, en principe, subsidiaire du droit romain, ou bien encore comme l’application du droit romain ou plus précisément du droit justinien tel que défini par la science juridique médiévale, puis moderne. On l’a appelé droit commun parce qu’il s’appliquait de manière subsidiaire dans la majeure partie de l’Europe. Il convient de souligner qu’il ne s’agit pas uniquement de la réception du seul droit romain, mais avant tout de l’utilisation du système et des méthodes de la science juridique, celle-ci étant le produit d’une approche particulièrement créative et productive. Étant donné que les porteurs du droit commun étaient juristes de formation, on le nomme également droit savant.

6Dans une perspective plus détaillée, le processus de réception constitue un exemple intéressant d’acculturation et de ses caractéristiques. Le droit commun et les droits locaux n’ont jamais représenté, en pratique, deux catégories clairement distinctes. En effet, les frictions et les mélanges survenaient souvent entre eux. C’est ainsi que le droit commun a influencé les droits locaux. Inversement, sous l’influence des droits locaux, le droit commun a lui aussi connu des changements dans la pratique. Sur les différents territoires, il a souvent rencontré les éléments locaux traditionnels et s’y est mélangé, ce qui a conduit à une interprétation plutôt simpliste des normes du droit commun, voire à des modifications tantôt intentionnelles, tantôt inconscientes. L’acculturation, loin de se réduire à l’acceptation, constitue donc également un processus productif de synthèse. Il importe enfin de préciser que l’acculturation normative n’a vraiment lieu que lorsque son influence se fait déjà sentir sur la conscience juridique.

II – Ordonnance sur la succession de Charles VI5

7En 1720, l’Ordonnance sur la succession de Charles VI avait presque accompli, en Basse-Autriche, la réception du droit romain des successions légales. Plus tard, le même phénomène s’est produit jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, grâce à la promulgation des ordonnances provinciales ayant pratiquement le même contenu, dans les provinces de Styrie (1729), de Carniole (1737) et de Carinthie (1747) qui correspondaient, partiellement, à la Slovénie d’aujourd’hui. Étant donné qu’il s’agit d’une application relativement tardive du droit romain, on parle dans ce cas de réception tardive ou de post-réception6.

8L’Ordonnance sur la succession avait vu le jour une quarantaine d’années plus tôt (en 1654), dans le cadre du projet de codification du droit civil en Basse-Autriche appelée Ordonnance provinciale de Basse-Autriche. Écrite par quatre jurisconsultes renommés (J. B. Suttinger, J. M. Seiz, J. G. Hartmann, J. Leopold), elle fut surnommée « Compilation des quatre docteurs »7. Cette compilation montre que ses créateurs connaissaient aussi bien le droit coutumier provincial que le droit romain, c’est-à-dire le droit commun. L’ensemble du projet a été élaboré dans l’esprit du droit commun, ce dont témoignent, en plus du contenu, les sources expressément citées et les références à certains paragraphes (dites : allegationes)8. Dans le quatrième livre de la Compilation, les jurisconsultes ont, sous le titre « De successione ab intestato », traité du droit des successions légales, qui fut presque entièrement repris selon les 118e et 127e Nouvelles de Justinien.

9À ce propos, il faut signaler le fait que bien qu’ils n’aient jamais été adoptés, de nombreux projets de codification des droits provinciaux ont néanmoins fortement influencé la pratique. Mais cela n’est pas tout à fait le cas pour le droit des successions selon le livre IV de la Compilation des quatre docteurs. Un extrait du commentaire des Institutions de Justinien écrit par le juriste renommé J. G. Kees et publié en 1717, trois ans à peine avant l’adoption de l’Ordonnance sur la succession, nous montre à quel point les traditions régionales dans ce domaine étaient enracinées. En effet, l’auteur note qu’en Autriche, en vertu du droit coutumier, les parents n’héritaient pas de leurs enfants, puisque l’Ordonnance provinciale n’était pas encore entrée en vigueur: « In Oesterreich erber noch der Zeit da die Neue Lands-Ordnung (durch welche villeicht ein anders statuiret werden möchte) noch nicht publiciret, die Elteren ihre Kinder nicht; dann die Erbschafften, bach dem oesterreichischen lands-Brauch, in Linea recta nit zuruck fallen, also gar: dass im Mangel anderer Eben, solche Ascendenten von dem Fisco ausgeschlossen werden »9. Ce fait, parmi d‘autres, démontre clairement que le droit commun (i.e. romain) n‘a en effet été utilisé dans les provinces autrichiennes que de manière subsidiaire, lorsque le droit local, c‘est-à-dire la coutume provinciale, n‘offrait pas de disposition appropriée ou encore lorsque cette dernière était ambiguë. Sur une question déjà régie par la coutume provinciale, la réception n‘avait lieu que lorsque le principe de droit commun était explicitement codifié, ce qui présupposait une raison bien déterminée.

10L’Ordonnance sur la succession de Charles VI est due notamment aux efforts soutenus des souverains en vue de l’unification territoriale et matérielle de la législation. La centralisation du pouvoir ainsi que la suppression des particularismes avaient en effet représenté l’un des principaux objectifs de la monarchie absolue. Le souverain a compris qu’une réforme ne pourrait être menée à bien que par l’unification du système juridique, étant donné que sans ordre juridique commun, applicable dans toutes les provinces, il eût été impossible d’envisager l’existence d’un État unitaire. L’autorité centrale réalisait la tâche qui lui avait été confiée par des actes juridiques particuliers, applicables pour la plupart dans tout le territoire, sinon dans sa majeure partie, ainsi que par des tentatives de codification des domaines juridiques les plus importants10. C’est le droit romain qui a été considéré comme le dénominateur commun de l’unification. Dans cette perspective, l’autorité centrale, avec ses structures administratives composées de jurisconsultes, constitue un facteur essentiel de la réception. En effet, dès la seconde moitié du XVe siècle, l’empereur Maximilien Ier a commencé à travailler sur le projet de codification du droit civil. Ce dernier a toutefois échoué en raison du manque de cadres11. De même, au cours des siècles suivants, toutes les tentatives de codification complexe du droit civil en sont restées au stade de projet, puisqu’elles ne furent jamais officiellement adoptées12. De manière générale, ces projets furent élaborés par des jurisconsultes. C’est pourquoi, en plus des coutumes provinciales, tel que mentionné ci-dessus, nous y retrouvons également des éléments du droit commun qui furent pris en considération de manière rigoureuse et argumentative.

11Le désir de codification provient également de la nécessité de systématiser les rapports entre droit local coutumier et droit romain (i.e. commun), ce dernier devenant incontournable. L’idée convenait aussi bien aux États qu’à l’empereur et à ses officiers formés au droit romain. Les premiers ont déployé leurs efforts en vue d’une plus grande application du droit commun, tandis que les seconds ont vu dans l’écriture et les codifications la possibilité de faire barrage à la pénétration du droit romain en favorisant les coutumes provinciales13. En règle générale, les États ne se sont pas opposés au droit romain en tant que tel. Leurs objections étaient d’ordre éminemment pratique. Les États souhaitaient en effet voir leurs privilèges traditionnels maintenus.

III – Influence de la doctrine du droit commun sur l’ordre successoral

12Dans l’Ordonnance sur la succession de Charles VI, les règles qui déterminent l’ordre successoral des bénéficiaires résument presque entièrement le système de succession légale selon les Nouvelles de Justinien14.

13Le droit romain et la coutume provinciale concordaient parfaitement en ce qui concerne le premier ordre, dans lequel, en vertu du principe de la représentation illimitée, ce sont les enfants légitimes du défunt ou leurs descendants qui héritent15.

14On a assisté à une transformation significative de la coutume provinciale et à l’innovation la plus importante au niveau du second ordre successoral, dans lequel c’étaient les ancêtres du défunt ainsi que ses frères et sœurs, tout comme les enfants de ses frères et sœurs déjà décédés qui héritaient. Cette transformation réside dans le fait que la coutume provinciale exclut les ascendants de la succession, alors que l’Ordonnance sur la succession leur accorde, en vertu du droit romain, le droit à l’héritage16.

15Conformément au droit romain, les ascendants n’ont aucun droit de représentation17. Dans le cas où ce sont uniquement les ascendants pareillement éloignés qui héritent, le patrimoine se divise in lineas. Ainsi, une moitié de l’héritage appartient aux ascendants maternels et l’autre moitié aux ascendants paternels et ceci, indépendamment de l’origine du patrimoine18.

16Lorsque les parents héritent conjointement avec les frères et sœurs du défunt, l’héritage est divisé par tête.19 Les enfants des frères et sœurs décédés avant le défunt héritent avec les ascendants ou les frères et sœurs du défunt en vertu du droit de représentation par troncs20. Toutes les dispositions mentionnées sont tirées des Nouvelles de Justinien. Le droit coutumier dans les provinces autrichiennes les ignorait à cause du système excluant les ascendants de la succession.

17Si le défunt est décédé sans ascendants, ce sont ses frères et sœurs qui héritent par tête21. Leurs enfants se partagent par tronc leur héritage en vertu du droit de représentation22. Toutefois, lorsque ce sont uniquement les enfants des différents frères et sœurs du défunt qui héritent, le patrimoine n’est pas divisé par tronc mais par tête, étant donné qu’ils héritent iure proprio23. C’est ce qui fut ordonné par l’empereur Charles V24 conformément à l’opinion dominante en droit commun dans la 1ère moitié du XVIe siècle, et ainsi fut supprimée la coutume provinciale qui voulait que l’héritage se divisât selon les troncs25. Par conséquent, cela ne constitue pas une innovation de l’Ordonnance sur la succession.

18Essentiellement, l’Ordonnance diverge du système de Justinien en ce sens qu’elle prévoit, dans la succession de la ligne collatérale, donner priorité aux enfants des frères et sœurs du défunt sur les autres parents proches, tout en préservant ainsi l’ancienne coutume provinciale26.

19Dans le deuxième ordre successoral, on a également assisté à un changement significatif de la coutume provinciale en ce qui concerne l’héritage des parents dans la ligne collatérale. En effet, on ne pouvait plus diviser l’héritage entre le patrimoine paternel et maternel en vertu du principe paterna paternis, materna maternis, ce qui eut pour conséquence de supprimer l’ancienne institution nommée ius recadentiae ou « Fallrecht »27.

20Si le défunt ne laisse ni frères et sœurs, ni enfants de ces derniers, les héritiers sont alors, en vertu de l’Ordonnance sur la succession et conformément au droit romain et à la coutume provinciale, les demi-frères et demi-sœurs du défunt (le troisième ordre successoral). Leurs enfants héritent en vertu du principe de la représentation. Même dans ce cas, il n’y a plus de différence entre patrimoine paternel et patrimoine maternel28.

21Lorsque ne survivent au défunt ni demi-frères et demi-sœurs, ni enfants ou petits-enfants de ces derniers, les héritiers sont alors les membres du quatrième ordre successoral qui comprend les autres parents du défunt, selon le degré de parenté29. Cette catégorie d’héritiers peut être assimilée à un cercle de bénéficiaires en vertu de l’ancien droit coutumier (les parents les plus proches, « nächsten Erben »), à la différence que la catégorie traditionnelle englobait également les frères et sœurs ainsi que leurs descendants.

22Dès le XVIe siècle, la succession fut établie sur la base de la méthode romaine de comptage du degré de parenté30.

23Si le défunt ne laissait après lui aucun parent de sang, c’était finalement son conjoint survivant qui était pris en considération pour la succession, ce qui représente de nouveau un changement au vu du droit coutumier31.

24Lorsqu’il n’y avait ni parent ayant droit ni conjoint survivant, l’héritage du défunt, en tant qu’héritage sans héritiers, appartenait normalement à la Caisse de l’État c’est-à-dire soit au Prince provincial, soit à la Chambre provinciale32. En ce qui concerne l’attribution de l’héritage en déshérence, la disposition ne va toutefois pas à l’encontre des droits acquis et prévoit explicitement la continuation des privilèges en vigueur ainsi que des droits reconnus auparavant aux villes et aux autres lieux, à cause de leur « usucapion par utilisation » (in ersessenen Nutz und Gebrauch)33. En outre, la norme confirme explicitement les « coutumes anciennes des États provinciaux » (alt hergebrachten Gewohnheiten) en vertu desquelles l’héritage en déshérence avec toutes les terres possiblement existantes appartenaient au seigneur foncier34.

IV – Confrontation et acculturation

25Deux questions subsistent, à savoir quelle était la relation entre l’Ordonnance sur la succession de l’empereur Charles VI et le système traditionnel du droit des successions dans les provinces autrichiennes, d’une part, et quelles étaient ses principales nouveautés, c’est-à-dire quel fut le résultat de l’acculturation normative, d’autre part. Les réponses à ces questions se résument dans les conclusions suivantes.

A. Codification des coutumes provinciales

26En règle générale, l’Ordonnance sur la succession a explicitement validé les anciennes coutumes provinciales lorsqu’elles ne contrevenaient pas à la doctrine du droit commun. Dans ce groupe, on peut inclure les dispositions sur le partage d’héritage selon la maxime « l’aîné divise, le puîné choisit »35, la norme relative à la responsabilité des héritiers pour l’éviction du patrimoine36 et la règle selon laquelle l’héritage en déshérence revient au seigneur foncier ou à la ville, plutôt qu’à la Caisse de l’État37.

27Certaines coutumes ont été codifiées pour répondre aux besoins spécifiques de la société de l’époque, ce qui est particulièrement vrai pour la réglementation de la succession au sein de la noblesse. Ainsi, l’Ordonnance a reconnu les arrangements héréditaires pour la noblesse38 et maintenu puis complété leur réglementation particulière quant à l’héritage du patrimoine allodial39, en tenant compte des spécificités de chaque province40.

28Toutefois, dans certains cas, l’Ordonnance a maintenu l’ancienne réglementation coutumière bien qu’elle fût clairement contraire au droit commun. Même si, selon le droit commun (i.e. romain), les enfants illégitimes pouvaient, sous certaines conditions, hériter de leur père, l’Ordonnance a explicitement écarté cette possibilité, car elle aurait été contraire à la morale chrétienne41. Même lorsqu’une fille de la noblesse était prise en considération en tant qu’héritière, suite au décès du dernier homme de la famille, l’Ordonnance, malgré les diverses dispositions du droit commun, dotait tous les descendants de ses parents du droit de représentation42. De la même manière, l’Ordonnance diffère du système de succession justinien quant à la ligne collatérale, où elle donne la priorité aux enfants des frères et sœurs du défunt par rapport aux autres parents plus proches43. Dans ce cas, le droit romain se conformait plutôt à la règle selon laquelle c’était le parent le plus proche du défunt qui héritait. Contrairement aux autres cas cités, le législateur ne mentionne pas ici que la nouvelle réglementation divergeait de la doctrine du droit commun. Ceci peut s’expliquer par le profond enracinement de la coutume provinciale, face à laquelle même le droit romain ne pouvait s’imposer44. Pour des raisons pratiques, l’Ordonnance s’est également soustraite à l’obligation de droit commun qui exigeait que la parenté avec le défunt fût démontrée degré par degré45.

29Enfin, l’Ordonnance sur la succession a également adopté quelques coutumes provinciales qui provenaient de la réception antérieure de la doctrine du droit commun46. On peut ainsi considérer les deux dispositions stipulant que les enfants de différents frères et sœurs du défunt partagent l’héritage par tête lorsqu’ils héritent seuls47 et que les frères et sœurs du défunt ainsi que leurs enfants excluent de la succession les petits-enfants du défunt48. On peut aussi classer dans cette catégorie une règle réceptionnée dès le XVIe siècle qui, après les parents les plus proches, déterminait le degré de parenté des héritiers en vertu du comptage romain des degrés de parenté.

B. Innovations essentielles

30L’Ordonnance sur la succession de Charles VI, en plus de garantir le droit de succession au conjoint survivant, comportait deux nouveautés essentielles se traduisant par l’élimination de deux caractéristiques fondamentales du droit coutumier dans les provinces autrichiennes, à savoir l’éviction des ascendants de la succession49 et la division de l’héritage en patrimoine paternel et patrimoine maternel (dit : ius recadentiae)50. Ces deux modifications furent annoncées par le législateur dans l’introduction à l’Ordonnance sur la succession. Quant aux raisons de leur introduction, elles ont été précisées de manière subsidiaire dans les dispositions spécifiques. Les nouveautés ont été officiellement introduites par l’empereur en tant que législateur, alors que les auteurs en étaient bien les jurisconsultes.

31L’ancienne coutume selon laquelle les parents du défunt étaient, conjointement avec les autres ascendants, exclus de l’héritage, fut annulée par l’Ordonnance, car elle s’opposait au système de droit commun et au sentiment naturel51. Les ardents efforts déployés par les spécialistes du droit commun afin de l’éliminer nous sont révélés par les paroles d’un éminent juriste du XVIIe siècle, Nicolas Beckmann. Celui-ci spécifia que cette ancienne coutume avait été établie « ... contra jus Divinum et jus naturae, naturalem aequitatem et honestatem ... contra quartum decalogi ... »52.

32Pour justifier l’abolition de la distinction de l’héritage selon la provenance entre patrimoine maternel et patrimoine paternel et, par conséquent, la succession en vertu du principe paterna paternis, materna maternis, l’Ordonnance invoque l’existence de nombreux conflits qui survenaient lors de l’application de cette règle de droit coutumier53. Les différends concernaient surtout la question de savoir si, dans le cas où il n’y avait pas de descendants masculins, le patrimoine paternel pouvait tout de même revenir à la lignée féminine ou si l’héritage tombait alors entre les mains de l’autorité. Dans la pratique, il était également difficile de séparer l’héritage du patrimoine acquis du côté des ascendants masculins du patrimoine acquis du côté des ascendants féminins.

33Ces deux coutumes, qui furent abolies par l’Ordonnance sur la succession, sont considérées par la théorie autrichienne comme typiquement germaniques. En réalité, elles étaient déjà pratiquées au Moyen Âge dans diverses parties de l’Europe, dont la Corse, l’Italie du Nord, l’Istrie et la Dalmatie, certaines parties de la Suisse, l’ouest et l’est de la France ainsi que le sud des Pays-Bas54. En France, par exemple, l’hostilité face à l’héritage des ascendants reposait sur le principe « les biens ne remontent pas »55. La règle du partage de l’héritage selon le principe paterna paternis, materna maternis qui, dans les provinces autrichiennes était comprise dans l’institution du « Fallrecht », a été connue en France en tant que « principe du retour ». Pour son application, les écrits de droit coutumier ont prévu des règles simples et pratiques56. Par conséquent, il convient d’insister sur la prudence dont il faut faire preuve lorsqu’il s’agit de désigner les différentes institutions médiévales et modernes, voire l’ensemble de la réglementation d’un domaine juridique particulier selon les distinctions nationales, lesquelles projettent sur le passé des concepts nés beaucoup plus tard avec la formation des États nationaux. On peut affirmer qu’en dépit d’un développement commun du droit des successions, il subsiste certaines caractéristiques territoriales qui restent toutefois très difficiles à classer en tant que particularité autrichienne, française ou slovène. Nous devons les interpréter comme le résultat de circonstances particulières et d’effets réciproques des multiples influences, mais en aucun cas comme l’expression de l’identité nationale.

34Pour conclure, on soulignera qu’en général, l’Ordonnance sur la succession ab intestat de l’empereur Charles VI a, en reprenant le système de succession légale de Justinien, simplement complété et codifié la réglementation déjà existante et majoritairement coutumière du droit des successions, puisque les deux systèmes étaient similaires. Dans un petit nombre de questions toutefois importantes, l’Ordonnance a rompu avec l’ancienne tradition et introduit de nouveaux principes de droit commun. D’autre part, l’Ordonnance a, pour certaines dispositions, explicitement maintenu la validité du droit coutumier, nonobstant le fait que ce dernier était parfois en conflit ouvert avec le droit commun. Derrière la plupart des dispositions confirmant l’ancienne coutume provinciale, on devine les intérêts des États provinciaux, ce qui indique que la codification de l’époque était le plus souvent le résultat d’un compromis entre les États et le souverain57.

Notes

1 Codex Austriacus, Supplementum I, Leipzig 1748 (Sammlung Oesterreichischer Gesetze und Ordnungen, Wie solche von Zeit zu Zeit ergangen und publiciret worden, So viele deren über die in Parte I&II Codicis Austriaci eingedruckten bis auf das Jahr 1720. weiter aufzubringen waren. Gesammlet, und in diese Ordnung gebracht, von S.G.H. Leipzig, Verdruckt Zacharias Heinrich Eisfeld 1748), p. 952–991.

2 F. Wieacker, Privatrechtsgeschichte der Neuzeit unter besonderer Berücksichtigung der deutschen Entwicklung, 2. unveränderter Nachdruck der 2., neubearb. Auflage von 1967, Vandenhoech & Ruprecht, Göttingen 1996, p. 50.

3 P. Koschaker, Europa und das Römische Recht, Vierte, unveränderte Auflage, C. H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, München, Berlin 1966, p. 70.

4 Voir: R. C. van Caenegem, An Historical Introduction to Private Law, 3rd Ed., Cambridge University Press, Cambridge 1996, p. 59 et P. Koschaker, op. cit., p. 109.

5 Pour de plus amples détails, voir: M. Kambič, Spodnjeavstrijski intestatni red iz leta 1720 – med tradicijo in spremembo [Ordonnance ab intestat pour la Basse-Autriche de 1720 – entre tradition et transformation], in: Zbornik znanstvenih razprav Pravne fakultete v Ljubljani (66) 2006, pp. 133 et suiv. Id. Recepcija rimskega dedenega prava na Slovenskem s posebnim ozirom na dedni red Karla VI. [La réception du droit des successions romain en Slovénie sous l’angle de l’ordonnance sur la succession de Charles VI], ZRC SAZU, Ljubljana 2007, pp. 119 et suiv.

6 Cf. G. Wesener, Geschichte des Erbrechtes in Österreich seit der Rezeption, Böhlaus Nachf., Graz, Köln 1957, p. 109 et 192.

7 Voir: T. Motloch, Länder – Landesordnungen (geschichtlich) und Landhandfesten. I. Osterr. Ländergruppe, in: E. Mischler, J. Ulbrich, Österreichisches Staatswörterbuch III (1907), pp. 331 et suiv., 344 et suiv., 348.

8 Voir: G. Wesener, Einflüsse und Geltung des römisch–gemeinen Rechts in den altösterreichischen Ländern in der Neuzeit (16. bis 18. Jahrhundert), Böhlau Verlag, Wien, Köln 1989, pp. 22 et suiv.

9 J. G. Kees, Commentarius Ad D. Justiniani Institutionum imperialibum IV. libros, Liber II., S. Adami Dameri in Zwettelhof, Viennae 1717, p. 19.

10 Cf. H. Baltl, Einflüsse des römischen Rechts in Österreich, dans: Ius Romanum Medii Aevi, Pars V, 7–9, Mediolani 1962, pp. 63 et suiv.

11 Cf. G. Wesener, op. cit. (1989), p. 14.

12 Voir: G. Wesener, Zur Bedeutung der österreichischen Landesordnungsentwürfe des 16. und 17. Jahrhunderts für die neuere Privatrechtsgeschichte, in: Festschrift N. Grass (1974), pp. 613 et suiv.

13 Cf. F. Klein–Bruckschwaiger, Kampf der Stände gegen das römische Recht während der Rezeptionszeit, in: Juristische Blätter (70) 1948, p. 161 et suiv.

14 Nov. 118 et 127.

15 OSL (Ordonnance sur la succession de Charles VI), Tit. II (III, IV).

16 OSL, Tit. V.

17 OSL, Tit. V, § 3.

18 OSL, Tit. V, § 4.

19 OSL, Tit. V, § 5.

20 OSL, Tit. V, § 6.

21 OSL, Tit. VIII, § 1.

22 OSL, Tit. VIII, § 2.

23 OSL, Tit. IX, § 1. Ce système de succession s’applique dans l’ordre suivant également aux enfants des demi-frères et demi-sœurs.

24 Reichsabschied von Speyer - constitutio Caroli V, Corpus Iuris Germanici tam publici quam privati academicum, Berabeitet von Dr. Gustav Emminghaus, Zweite Auflage, Jena 1844, pp. 147 et suiv.

25 Voir: G. Wesener, op. cit. (1957), p. 73 et suiv., p. 111 remarque 15. Th. Schirmer, Handbuch des Römischen Erbrechtes. Aus den Quellen und mit Rücksicht auf die gemeinrechtliche Praxis bearbeitet von Dr. Theodor Schirmer, Erster Theil: Die allgemeinen Lehren und das Intestaterbrecht enthaltend, Verlag von Johann Ambrosius Barth, Leipzig 1863, p. 278 remarque 31.

26 OSL, Tit. X, § 1.

27 OSL, Tit. V, § 8.

28 OSL, Tit. VIII, § 4.

29 OSL, Tit. IX.

30 Tot gradus quot generationes. Sec. Just. Inst. 3, 6, 1. OSL, Tit. XX, § 3, 4.

31 OSL, Tit. XIV, § 1 – § 4.

32 OSL, Tit. XV, § 1.

33 OSL, Tit. XV, § 2.

34 Ibid.

35 OSL, Tit. XVII, § 1, 7.

36 OSL, Tit. XVII, § 15.

37 OSL, Tit. XV, § 2.

38 OSL, Tit. IXX, § 1.

39 OSL, Tit. II, § 3; Tit. IV, § 2; Tit. V, § 9; Tit. VII, § 1; Tit. XII, § 1 – 10; Tit. IXX, § 1 – 6.

40 Voir par exemple: Tit. XII, § 2 (OSL) et Tit. XII, § 4 (Ordonnance sur la succession légale pour la Carniole).

41 OSL, Tit. IV, § 2.

42 OSL, Tit. XII, § 6, 7.

43 OSL, Tit. X, § 1.

44 OSL, Tit. X, § 1 et Tit. XI.

45 OSL, Tit. XIII, § 2.

46 OSL, Tit. XIV.

47 OSL, Tit. IX, § 1.

48 OSL, Tit. X, § 1.

49 OSL, Tit. V, § 1.

50 OSL, Tit. II, § 10, Tit. VIII, § 4.

51 Voir: OSL, Introduction et Tit. V, § 1.

52 N. de Beckmann, Idea juris statutarii et consuetudinarii Stiriaci et Austriaci cum jure Romano collati, Graecii 1688, p. 464 et suiv.

53 OSL, Introduction et Tit. V, § 8.

54 Voir: E. M. Meijers, Le droit ligurien de succession en Europe occidentale, Tome I: Les pays alpins, Haarlem 1928, pp. 4 et suiv.

55 Voir: A. Gál, Der Ausschluß der Ascendenten von der Erbenfolge und das Fallrecht, M. und H. Marcus, Breslau 1904, pp. 81 et suiv.

56 G. Wesener, op. cit. (1957), p. 41 et suiv.

57 Traduction: Mojca Delanglez-Grobovšek; relecture: Marie Michaud.

Pour citer ce document

Par Marko KambiC, «Codification du droit des successions ab intestat sur le territoire slovène au XVIIIe siècle entre confrontation et acculturation», Les cahiers poitevins d'histoire du droit [En ligne], Troisième cahier, mis à jour le : 25/07/2019, URL : https://cahiers-poitevins.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiers-poitevins/index.php?id=139.

Quelques mots à propos de :  Marko KambiC

Professeur à l’Université de Ljubljana