Recension
Du danger de la lecture. Notes sur l’ouvrage de Denis Salas, Antoine Garapon, Les nouvelles sorcières de Salem. Leçons d’Outreau, PARIS, SEUIL, 2006

Par Antoine Astaing et Nicolas Bastuck
Publication en ligne le 13 mai 2019

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Texte intégral

Du danger de la lecture.
Notes sur l’ouvrage de Denis Salas, Antoine Garapon, Les nouvelles sorcières de Salem. Leçons d’Outreau, Paris, Seuil, 2006

1MM. Denis Salas et Antoine Garapon se proposent de tirer les Leçons d’Outreau, procès auquel ils ne sont pas les premiers à penser et sur lequel la documentation ne fait pas défaut. Mais le titre indique qu’ils ont cherché à surprendre leur lecteur : Les nouvelles sorcières de Salem. Il étonne en effet car rien ne permet de comparer ces sorcières, que les auteurs sont allés chercher outre-Atlantique à une époque révolue, aux accusés du procès d’Outreau. Ont-elles chevauché quelque balai pour se transporter jusqu’à nous ? Les auteurs les ont-ils rencontrées dans leur sommeil ? Certainement pas. La comparaison n’a pas seulement aucun sens, elle est ridicule. Et il faut aussitôt renoncer à croire qu’on lit un ouvrage sérieux1. Le lecteur comprend alors que, derrière l’objectivité apparente des développements, se cache un petit jeu. Certes le sot prendra tout au pied de la lettre, devenant ainsi le jouet des caprices des auteurs. Il aura l’impression de lire un mauvais livre et regrettera d’en avoir fait l’acquisition. Il aura peut-être raison. Mais celui qui exerce sa faculté judiciaire est rapidement détrompé. Un procédé théâtral fait que ces sorcières sont vues dès les premières pages, puis disparaissent longuement, et enfin réapparaissent dans la conclusion (p. 7-8, 23-26, 102, 149). Le lecteur gourmand saisit que, sous une forme abusivement sérieuse et véritablement ennuyeuse, ces pages rassemblent tout ce que les contemporains du procès d’Outreau ont pu dire de cette cause. Et il faudrait être cruel pour croire que les auteurs ont écrit cette parodie amphigourique sans y réfléchir un instant.

2On trouve donc dans cet ouvrage portatif de rares pages bien écrites, de petites et de minuscules choses éparses, des vérités souvent torses, des préjugés et des leçons politiques, de nombreux jugements non motivés et quelques outrances. Heureusement, les auteurs ont choisi d’organiser ce chaos dans une sorte de plan. Ils évoquent donc successivement trois choses qui ont frappé tous les esprits. D’abord, il est question des peurs des contemporains du procès d’Outreau, de leurs névroses et obsessions, auxquelles personne n’échappe. C’est l’occasion d’évoquer des causes célèbres, presque toujours choisies au hasard. Il en manque néanmoins. Si l’affaire Dreyfus est rappelée, il n’est aucunement question de Socrate, ni de Jésus, ni de cette célèbre Méprise d’Arras, un procès autrefois jugé à Saint-Omer. Les auteurs auraient gagné à citer un exemple de duel, en mettant en exergue le seul défaut du « combat singulier » : « Tous les deux s’écroulèrent et moururent » (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre X, n° XI). Surtout, ils omettent de parler de la sorcellerie et des excès des « vieilles […] décrépites » dont parle Bodin (que les auteurs ne citent pas) : c’est une des qualités de l’ouvrage. Ceci dit, la matière est déjà riche et classée d’une manière chronologique. C’est le « temps des procès-panique » (chapitre I). Ensuite, les auteurs abordent un aspect plus politique des choses. On trouve ici des développements contradictoires et embrouillés sur le travail de la commission d’enquête parlementaire. Aucune conclusion sûre n’en ressort. C’est le « moment politique » (chapitre II). Enfin, ils rassemblent tous les défauts de la procédure pénale que l’on peut imaginer. Il faut ainsi « sortir de la culture inquisitoire », garder nos juges mais jeter l’eau du bain (chapitre III). Ici une idée semble se dégager, à condition de relire l’ouvrage. On comprend que la procédure a été suivie dans le procès d’Outreau et, surtout, que le jury populaire a joué son rôle (p. 31, 45, 48, 62, 94, 105, 115 s, 130 s.). D’où la présentation ambiguë d’une idée chère à nos contemporains : rendre la justice plus « transparente » (p. 78). En dépit de l’obscurité du propos, les auteurs sembleraient souhaiter, en réponse aux insatisfactions des citoyens, renforcer le rôle du jury. Cela présenterait un avantage : la « colère publique » ne serait plus tournée vers le juge « mais les psychiatres ou la police » (p. 94). C’est plus juste.

3Car la principale des Leçons d’Outreau est qu’on ne doit pas toucher au juge : « cet être symbolique revêtu d’une robe » (p. 90). C’est une belle définition, qui mériterait d’être enseignée aux jeunes gens avides d’apprendre les lois. Il est vrai que Dieu a mis la main à l’ouvrage, même si les hommes ont choisi le costume. Pourtant, cette leçon n’est pas immédiatement perceptible puisque les auteurs savent se montrer féroces avec le juge Burgaud qu’ils accablent de phrases bienveillantes. Il « veut le bien » mais avec trop de volonté éclairée, raison pour laquelle il « aboutit au mal » (p. 49). Les auteurs le comparent alors à Œdipe, pourchassant les nouvelles sorcières de Salem. Il faut imaginer la scène ! Le « seul péché » du juge Burgaud est « d’avoir sur-interprété les faits » (p. 119), victime inconsciente du « syndrome "pont de la rivière Kwaï" qui frappe la décision judiciaire au sens où le dossier devient à lui-même sa propre fin (ce que les professionnels appellent un "paquebot ingouvernable") » (p. 114). Ceux qui ne sont pas des professionnels auront des difficultés à comprendre. Un emploi correct des méthodes de l’exégèse permet d’établir le sens suivant : l’épervier échange quelques paroles avec le rossignol et, finalement, le mange. Et ainsi tout est juste, même si la procédure est mauvaise : « Lorsque la justice est en cause, ce sont le plus souvent ses représentants et ses acteurs que l’on incrimine, soit que l’on accuse leur négligence, soit que l’on suspecte chez eux une trouble volonté de puissance. Cette perspective n’éclaire en rien le fond du problème » (p. 96). Dans la « plupart de ces dossiers », et « singulièrement dans celui d’Outreau », « la faute était […] dans la procédure et non dans la personne » (p. 96). Il n’y a donc pas ici de « fautes personnelles » (p. 119). MM. Denis Salas et Antoine Garapon veulent rendre la chose si vraisemblable qu’elle en devient invraisemblable. Ils finissent ainsi par se ranger à l’opinion d’un professeur de droit, d’un grand avocat, d’un historien, d’un homme politique connu pour qui le juge d’instruction, dans cette affaire, n’était peut-être pas apte à l’exercice de toutes ses responsabilités2… Nous avouons néanmoins que c’est une forme de cruauté particulière de dire du mal en faisant croire que l’on dit du bien. Fort heureusement, les auteurs sont méchants, mais de manière feinte, envers bien des personnes et d’autres acteurs du procès. Le sot pensera évidemment qu’ils ont écrit à l’intention des belles âmes et des bien pensants un ouvrage où l’humanité entière est raillée. Il se trompera puisque les auteurs sont en réalité caressants et accommodants avec les journalistes (p. 37, 41, 44, 45, 46, 47…), les experts (p. 34, 109 s.), les services sociaux (p. 20, 34), les policiers (p. 20, 47), les avocats (p. 78, 92, 137), les associations de victimes (p. 40), le professeur de droit (p. 142, il n’a pas besoin d’être homme d’expérience. A-t-il même besoin d’être homme ?), les savants isolés dans leur tour d’ivoire (p. 154) et un premier ministre ayant soutenu la mise en place du CPE (p. 64, 152-153, le profane ne doit pas ignorer que le combat contre le CPE et celui engagé contre les formes actuelles de la justice sont un seul et même combat)…

4Le plaisir du lecteur, sensible à ces travestissements, s’accroît encore lorsqu’il parvient à deviner toutes les maladresses délibérées et les erreurs laissées volontairement dans l’ouvrage. Cela lui donne l’idée que le propos est à double ou à triple fond, et même sans fond et sans rive. Et la lecture est d’autant plus piquante que si tout n’est pas vrai, tout n’est pas faux. Le public cultivé, habitué aux amusements des écrivains et philosophes des Lumières, auxquels font référence les auteurs, qui ont pour eux de pieuses pensées (elles sont donc irrévérencieuses), trouvera le procédé irrésistible, quoique le fond du propos soit sérieux. A quelque endroit qu’on ouvre les Leçons d’Outreau, l’utile se mêle à l’agréable, lequel consiste à trouver les nombreux indices laissés à l’intention du lecteur pour mieux le détromper. Ils sont à chercher dans l’examen de la forme et dans celui du fond.

5Relativement à la forme, on peut relever une annonce du plan de l’ouvrage dans le corps de l’introduction (p. 10), ce qu’un étudiant distrait sait qu’il ne faut surtout pas faire. C’est un indice léger aux yeux des pédagogues. Les comparaisons sont parfois fantaisistes, ce que les auteurs signalent en utilisant à de multiples reprises des « comme si », comme si comparaison eût été toujours raison (p. 11, 20, 22, 25, 39…). C’est un autre indice, plus fort que le précédent. Le lecteur sera surtout sensible à l’emploi d’un curieux jargon, qui n’est pas un argot de métier. S’il raffole de phrases terribles, équivoques, absurdes ou naïves que les auteurs ont rassemblées pour rendre compte de l’état d’esprit des contemporains du procès d’Outreau, il sera servi. On peut lire, par exemple, qu’il existe dans le domaine judiciaire des « zones d’impact où un imaginaire du mal rencontre un imaginaire institutionnel défaillant » (p. 15). Elles sont peut-être à mettre en relation avec ce qui est dit plus loin : « L’agression subie par l’enfant est comme le symbole de la violation du corps social » (p. 27). Voici un symbole qui donne à méditer... Or, cet « imaginaire collectif en panne » (p. 41) peut pousser « à ’renverser la table’ s’il le faut » (p. 53), la méthode la plus sûre étant de « s’emparer de l’opinion publique » (p. 54), cette garce... Agir vite et bien permet d’ailleurs d’éviter qu’une institution comme la Justice « se cancérise » (p. 65). Il existe d’autres indices encore. Le crime est aujourd’hui perçu « comme mauvaise rencontre entre l’auteur et la victime » (p. 70), ce qui ne doit pas étonner le lecteur, désormais familiarisé avec la science des auteurs. A la magistrature ensuite, « d’accoucher […] la vérité », ce qui n’est pas toujours facile.

6Relativement au fond, c’est seulement par jeu que nous avons relevé les approximations et les inexactitudes semées, ici et là, sans doute de manière volontaire, par les auteurs. L’histoire occupe dans l’ouvrage une grande place. Mais, si l’on songe à examiner les notes en bas de page, rien ne permet d’étayer une démonstration qui, pour être de nature juridique et politique, repose sur un argument historique. MM. Denis Salas et Antoine Garapon affirment souvent sans preuve ou appuient leur argumentation sur des preuves contestables. Ils délaissent quasiment tous les travaux documentés et récents et renoncent à cet exercice si pénible qui consiste à collecter et à critiquer les témoignages. Le sot pensera à une forme d’imposture : il aura tort. Car la forme d’histoire présentée au lecteur est en réalité condamnée par les auteurs. Et le lecteur studieux comprend assez vite que ce tissu d’informations parcellaires, de réminiscences et d’inventions doit conduire à nous désabuser d’habitudes regrettables. Il se réjouit donc de voir comment, tout en faisant ses dévotions aux idoles contemporaines, en adoration, il est possible de lire l’histoire de la justice. Tout commence avec une « histoire savante du droit » et, celle, aussi savante « des indignations populaires » (p. 16). Celles-ci emploient des mots grecs et dénoncent l’hybris de tous à toutes les époques, sans parler néanmoins de ce qui pourrait susciter l’intérêt des contemporains du procès d’Outreau, par exemple le fonctionnement d’une justice démocratique : celle d’Athènes durant la période classique. Une raison péremptoire justifie cette approche : « le jury » a été « inventé par les Scandinaves à l’aube du Moyen Âge » (p. 94, et pourquoi pas dans les Vosges en 2440 ?)… Ensuite, comme les hommes sont restés silencieux durant des siècles, muets comme des bêtes, taciturnes et inintelligents, passionnés, enthousiastes et fanatiques, il faut « remonter à la fin du 18e siècle pour retrouver une critique de la justice à partir de cas exemplaires » (p. 54). Il y a ici une forme d’ironie car il faut supposer que, jusque-là, tous les hommes étant obsédés par la présence du Mal ont cherché, sans réfléchir un instant, à faire cuire leur prochain. C’était un festin de roi tous les jours. Donc, à l’issue de cette « bataille fondatrice » (p. 56), la philosophie critique des Lumières a redonné la parole aux hommes. Et, depuis la Révolution, qui découle naturellement de cette pensée inédite, il faut dire que les hommes ont la langue bien pendue.

7Les auteurs sont alors conduits à traiter du « compromis de 1789 » (p. 130 s.), fruit des travaux d’assemblées sereines, dont on imagine qu’elles ont dû continuer à travailler sagement pendant quelques années. On y voit Robespierre se pencher sur des questions de preuve pénale (p. 131). Cela lui a certainement causé d’atroces tourments : il saura se venger. Il n’en reste pas moins qu’en France, « un pays de droit écrit » (p. 96 : une remarque à destination des étudiants de première année des Facultés qui étudient l’histoire de sources créatrices du droit…) qui a longtemps utilisé la torture, ce pays où les juges utilisent aujourd’hui « des ruses » (p. 96) dans le cadre d’une procédure « non contradictoire » (p. 131), nul, pendant des siècles, ne s’est intéressé sérieusement aux questions de preuve. La vision que les contemporains du procès d’Outreau ont des hommes du passé, une horde de sauvages, autorise néanmoins à évoquer une obsession des juges de l’ancienne France : « La recherche de la preuve et de la vérité [qui] continue d’occuper le cœur du procès » (p. 97). Les membres de la commission d’enquête parlementaire ont donc procédé comme des juges (ou des commissaires) en raison de notre « culture inquisitoire » (p. 99, les auteurs ne donnent pas la définition d’une procédure inquisitoire mais c’est certainement une invention de brigands. Scandinaves ?). Certains d’ailleurs n’ont pas apprécié les conseils d’un avocat placé aux côtés du juge Burgaud lors de ces grands jours. Le lecteur suppose qu’ils se sont appuyés sur l’ordonnance de 1539, article 162 et celle de 1670, titre 14, article 8 en interprétant la règle d’une manière défavorable à la défense. Revenons à l’essentiel. C’est une sottise et une chose regrettable que la recherche de la vérité préoccupe ainsi les esprits, et ce n’est pas un « juriste américain » (p. 97) qui pourra dire le contraire car il sait que le procès criminel ressemble parfois étrangement à une ordalie bilatérale. Rechercher la certitude comme dans les « sciences expérimentales » constitue, d’ailleurs, dans le domaine judiciaire, « une formidable superstition positiviste, une prétention à la certitude qui n’a d’égal que le mythe de l’infaillibilité pontificale ou l’autorité de l’Eglise (du reste, concurrentes directes du droit que le roi voulaient imposer…) » (p. 98). Si le propos est incompréhensible, c’est simplement que les contemporains du procès d’Outreau sont dépassés par ces questions de preuve. Il faut avoir perdu son bon sens pour ne pas saisir qu’il faut seulement s’attacher à rendre des jugements incertains. Bref, le juge doit rester « cet être symbolique revêtu d’une robe » (p. 90, précitée) et ne pas s’attacher à de vaines questions. En conséquence, c’est de l’intervention du « non juriste » (p. 144, et à propos du jury, mais nous aurions apprécié quelques développements sur le principe de l’échevinage et la loi n° 4978 du 25 novembre 1941) que peut naître l’espoir d’une évolution heureuse des institutions, sachant qu’une pure ignorance vaut mieux qu’une fatuité savante.

8Les procédés astucieux utilisés par MM. Denis Salas et Antoine Garapon élèvent leur ouvrage au rang de monument. Ils doivent être remerciés d’avoir dispensé leurs étonnantes leçons. Ils doivent l’être aussi d’avoir su dire que la protection des libertés passe par la stricte observance des formes, et, du droit, qu’il faut l’appliquer avec justice.

Notes

1 Cf. Carlo Ginsburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Paris, 1997 (1ère éd. en italien, Turin, 1991).

2 Robert Badinter dont les propos sont rapportés par N. Guibert, « le juge Burgaud, le choc et l’image », Le Monde, 11 février 2005.

Pour citer ce document

Par Antoine Astaing et Nicolas Bastuck, «Recension», Les cahiers poitevins d'histoire du droit [En ligne], Premier cahier, mis à jour le : 13/05/2019, URL : https://cahiers-poitevins.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiers-poitevins/index.php?id=111.

Quelques mots à propos de :  Antoine Astaing

Professeur d’Histoire du droit
à la Faculté de droit de Nancy II

Quelques mots à propos de :  Nicolas Bastuck

Journaliste, chargé de cours
à l’École de Journalisme de Lille