Cérémonies du bicentenaire de la recréation de l’école de droit de Poitiers et remise des insignes de docteur honoris causa au Doyen J. Kranjc
Discours de remerciements

Par Janez Kranjc
Publication en ligne le 13 mai 2019

Table des matières

Texte intégral

Discours de remerciements

1Rector magnifice, spectabilis,

2Excellence l’Ambassadeur de Slovénie,

3cives academici, chers collègues et amis,

4Gratus esse debet qui accepit beneficium dit le proverbe latin. Ainsi je ne comprends pas le titre que l’Université de Poitiers m’a décerné aujourd’hui comme m’étant destiné personnellement, mais comme une récompense revenant à la Faculté de droit à Ljubljana et à tous les professeurs et étudiants des deux universités à l’aide de qui la coopération entre les deux institutions s’est développée jusqu’au niveau enviable atteint aujourd’hui.

5La coopération entre les deux institutions a pour objectif d’élever la qualité des études de droit et, à travers cela aussi, le niveau de la culture juridique ainsi que celui de la coexistence au sein de la société. De ce point de vue, les mots écrits par l’empereur Justinien au début de la constitution Imperialem maiestatem, il y a presque quinze siècles, sont toujours valables aujourd’hui. La majesté impériale doit s’appuyer sur les armes et sur les lois, pour que l’État soit également bien gouverné pendant la guerre et pendant la paix ; pour que le prince, repoussant dans les combats les agressions des ennemis, devant la justice les attaques des hommes iniques, puisse se montrer aussi religieux dans l’observation du droit que grand dans les triomphes.1

6Même si nous essayons de croire qu’aujourd’hui l’importance des armes n’est plus aussi grande qu’autrefois, l’importance du droit comme base de toute société humaine bien réglée reste inchangé. Nul État ne peut bien fonctionner si son système juridique ne fonctionne pas bien. Dit autrement, l’état du système juridique est l’indicateur le plus sûr de la situation dans une société donnée. Et bien qu’il ne s’agisse pas en premier lieu d’une question technique, il est certain que le fonctionnement du système juridique dans son ensemble dépend du juriste, de son savoir et de sa personnalité. Comme le juriste romain Pomponius2 l’a écrit, il y a presque deux mille ans, la qualité du droit dépend des juristes : parce que c’est par ceux qui rendent la justice que le droit atteint son objet et qu’il serait inutile d’établir un droit, si on ne créait pas des magistrats pour le faire exécuter. Et le droit ne peut être certain sans les jurisconsultes dont les écrits servent à l’éclaircir.

7J’abuserais sans aucun doute de l’occasion qui nous réunit ici aujourd’hui si je développais ma conception de ce que sont un bon juriste et un bon système juridique. Toutefois, il semble difficile de contester l’assertion fondamentale selon laquelle un bon juriste est aussi le résultat d’une formation juridique solide, même si on peut trouver beaucoup à redire aussi sur ce chapitre. Quoique la coopération entre l’Université de Poitiers, fondée en 1431, et celle de Ljubljana, sa cadette de presque cinq siècles, se soit développée dans les dernières années à un niveau enviable, permettez-moi de saisir l’occasion pour présenter brièvement les études de droit sur le territoire de la présente Slovénie ; la Faculté de droit de l’Université de Ljubljana et les études de droit qu’elle dispense.

8L’instruction organisée des juristes en Europe a commencé assez tôt. En tant que discipline fondamentale, la science juridique s’est affirmée dès la création des premières universités, institutions à la fois parmi les plus anciennes et les plus importantes de la société moderne. L’université, qui peut sûrement être considérée comme l’institution la plus européenne, qui s’est répandue et adaptée dans le monde entier et est probablement le plus grand succès de la culture européenne.

9Sous leur forme originelle, les études de droit dans les universités étaient clairement internationales. Les étudiants et professeurs changeaient souvent d’université, ce qui était possible grâce au latin, langue universelle de la science d’alors. Au Moyen Âge et au début des temps modernes, les juristes nés sur le territoire de la présente Slovénie, étudiaient à l’étranger. On rencontre les noms slovènes sur les listes des étudiants des universités italiennes et allemandes. Il n’est pas non plus impossible que quelques-uns aient fait leurs études dans une université française. Quoique cette question attende une recherche historique approfondie, il n’est sans doute pas faux de dire que la majorité des juristes sur le territoire de la présente Slovénie a étudié à Vienne et à Padoue, puis également à Graz après la fondation de la Faculté de droit de Graz en 1778 (l’université elle-même a été fondée en 1585).

10En Slovénie, des efforts en vue de mettre en place un enseignement supérieur ont été entrepris dès le début du XVIe siècle. Malheureusement ils n’ont pas abouti à une étude systématique du droit et l’université n’a pas été fondée non plus. Tout d’abord on a commencé l’étude de la casuistique et droit canonique au collège jésuite fondé en 1596. En 1716, ont débuté des cours privés de droit civil qui ne se déroulaient que sporadiquement et n’offraient pas d’éducation officiellement reconnue.

11C’est donc l’école centrale, fondée par les Français au temps des Provinces Illyriennes, exactement le 14 octobre 1809, qui représente le début des études de droit officielles en Slovénie. En dehors des juristes, cette école était censée former aussi chirurgiens, médecins, pharmaciens, architectes, géomètres et théologiens. Le programme de cette école prévoyait l’étude du droit en quatre ans. L’école centrale française représente sans aucun doute une vraie université où l’enseignement était probablement dispensé dans la langue du pays. En raison de la fin des Provinces Illyriennes, l’Ecole centrale n’a pas pu être pleinement mise en fonction. Malgré cela, nous pouvons constater au cours même de la cérémonie d’aujourd’hui, que la France a joué un rôle important dans l’organisation des études de droit sur le territoire de la Slovénie d’aujourd’hui.

12Les demandes visant à obtenir la fondation de l’université et, par la même occasion, celles de la Faculté de droit, ont été formulées pendant la révolution de 1848. Durant ce que l’on a appelé le « printemps des peuples », la demande concernant l’Université slovène de Ljubljana est venue s’ajouter à celle concernant la proclamation du slovène comme langue officielle.

13Les premiers cours de droit en slovène datent également du temps de la révolution de mars 1848. Entre mars et juin 1849, il y eut des cours de droit civil et pénal à Ljubljana et plus tard, dans les années 1850, jusqu’au 1854, aussi à Graz, où le fameux civiliste Jožef Kranjc dispensait un cours sur le Code civil autrichien. Malheureusement ces cours n’ont duré que peu de temps et les juristes slovènes ont dû faire leurs études à l’étranger et en langue étrangère comme avant. Cela a diminué encore davantage leur capacité à constituer la terminologie juridique slovène et à s’en servir sur le terrain où le problème de discrimination de la langue slovène comme langue officielle devenait de plus en plus critique.

14Les juristes slovènes de la seconde moitié du XIXe siècle s’appliquaient à deux choses : à faire valoir la langue slovène comme langue officielle et à former cette masse critique de juristes professionnels censés être à la fois les créateurs de la langue juridique et les civilisateurs de tous ceux qui se servaient de cette langue. La Faculté de droit slovène a été fondée aussi à cause des efforts soutenus effectués sur le terrain par les juristes slovènes qui voulaient « que la terminologie juridique slovène soit appréciée scientifiquement et accomplie scientifiquement ». Ils savaient qu’une connaissance assez solide et un soin réfléchi accordé à la langue et à la science juridiques était la condition nécessaire à la formation d’une terminologie technique convenable. C’est pourquoi le désir d’obtenir une université assurant un niveau suffisant de savoir professionnel était dès le début présent dans leurs efforts visant à former la langue juridique slovène.

15Malgré les efforts soutenus durant des années, l’Université moderne slovène ne fut fondée que le 1er septembre 1919.

16Pour la future université slovène et, en même temps, la Faculté de droit, les efforts du maire de Ljubljana Ivan Hribar ont été d’une importance capitale. Il a obtenu plusieurs bourses annuelles pour de jeunes professionnels doués en vue de les rendre aptes à travailler au sein de la future université. Sept bourses ont ainsi été attribuées à des juristes. Six d’entre eux – tous francophones – sont devenus professeurs à la Faculté de droit après la fondation de l’université.

17Les efforts de l’avocat Danilo Majaron qui, en tant que président de la commission universitaire, dirigeait les préparatifs organisationnels pour la création de l’Université de Ljubljana ont été décisifs pour la fondation de l’Université slovène le 1er septembre 1919. La nouvelle université comprenait cinq facultés : les facultés de théologie, de droit, des lettres, de technique et de médecine. Cette dernière ne comportait au début que deux années d’études.

18Les premiers professeurs de la Faculté de droit furent nommés le 31 août 1919. Encore une fois nous pouvons remarquer la particularité symbolique témoignant du lien avec la France. La première séance du conseil de la Faculté eut lieu le 18 décembre 1919 à Paris où trois des cinq professeurs participaient aux négociations de paix. Les cours réguliers à la Faculté, jamais interrompus depuis lors, commencèrent le 15 avril 1920.

19La Faculté de droit s’est efforcée dès le début d’effectuer des travaux de recherche à côté du travail pédagogique. Ainsi, tout de suite après sa fondation, elle a créé sa propre revue scientifique Zbornik znanstvenih razprav (Recueil des discussions scientifiques). Le premier volume est paru en 1921. Le recueil parait encore aujourd’hui et représente la revue fondamentale consacrée à la théorie du droit en Slovénie. En 2004 la faculté de droit a lancé aussi une revue scientifique internationale Slovenian Law Review, dans laquelle aussi les professeurs de l’Université de Poitiers ont déjà – ou vont – publier leurs œuvres scientifiques.

20La fondation de l’Université de Ljubljana et, avec elle, celle de la faculté de droit a ouvert une période nouvelle en Slovénie. Avait ainsi été fondée une institution qui se consacrait à la science juridique dans son ensemble et formait de jeunes juristes en slovène conformément aux connaissances de la science juridique. La fondation d’une faculté de droit moderne slovène signifiait l’apparition d’une qualité tout à fait nouvelle revêtant une importance décisive pour la culture juridique slovène jusqu’à présent.

21Dès la fondation même de la faculté, l’intérêt pour les études de droit, qui duraient quatre ans, était considérable. En 1925, il y avait à la faculté de droit 324 étudiants pris en charge par douze professeurs et maîtres de conférences.

22Après la seconde guerre mondiale, le nombre d’étudiants à la Faculté de droit de Ljubljana a commencé à augmenter et, en 1971, il a pour la première fois dépassé le nombre de 1000.

23En 1999, la faculté a obtenu ses propres locaux permettant une qualité nouvelle du travail pour les étudiants et les professeurs.

24La Faculté de droit de Ljubljana s’est pendant tout le temps de son existence efforcée de maintenir la plus grande continuité. C’est juste pour cela qu’elle a réussi (malgré différentes pressions surtout juste après la guerre, quand quelques professeurs ont dû quitter l’université pour des raisons politiques) à préserver un programme d’études solide et aussi à l’exécuter décemment. Aussi, à l’époque de ce que l’on appelait le « droit de l’autogestion », la Faculté a continué à dispenser à ses étudiants des cours de droit classique, leur donnant ainsi une éducation comparable à celle qu’ils auraient reçue ailleurs en Europe. La préservation des matières juridiques fondamentales a ainsi permis à la faculté une transition non douloureuse vers la période de démocratie parlementaire et pluraliste qui s’est ouverte après l’indépendance de la Slovénie.

25Autrefois la Faculté de droit n’était pas favorable aux trop grandes ingérences dans sa structure institutionnelle et dans ses programmes d’enseignement. Elle a toujours été d’avis que le contenu était plus important que la forme et que la reforme en elle-même ne garantissait aucune amélioration. Elle s’est tout de même rendue compte que les changements apparus dans le domaine de droit devaient tôt ou tard se refléter aussi dans l’enseignement du droit à la faculté. La Faculté a toujours cherché et cherche encore à répondre au mieux à deux questions fondamentales pour l’étude de droit et toute autre étude universitaire : que doit-on enseigner et comment doit‑on l’enseigner. La Faculté a toujours été consciente qu’un changement n’est raisonnable que s’il représente une réelle amélioration et que les programmes ne doivent pas changer en fonction des modes de financement ou des besoins et possibilités des enseignants. Elle a toujours été convaincue qu’il convient d’examiner toutes les options avant de prendre une décision. Ainsi, si l’on décide de ne rien changer, on peut expliquer pourquoi c’est la meilleure décision.

26C’est précisément pour cela que la Faculté prépare son intégration à la réforme LMD avec réflexion et prudence. Elle est consciente que le dommage qui peut résulter d’une réforme mal pensée ou mal mise en place peut être énorme et se mesure en générations de ceux qui, étant donné leurs capacités, auraient pu bénéficier d’une meilleure éducation. C’est pourquoi la faculté a organisé plusieurs colloques internationaux sur ce thème. Nous sommes très reconnaissantes au Doyen Dominique Breillat d’en avoir pris part et d’avoir donné une contribution très importante à leur succès.

27La Faculté de droit de Ljubljana a toujours cherché à s’intégrer aux courants modernes de la pensée juridique. En particulier, elle investit de grands efforts dans les échanges internationaux de professeurs et étudiants. À ce propos, permettez-moi de remercier de tout mon cœur l’Université de Poitiers et les professeurs de la Faculté de droit en particulier de leur attitude extrêmement amicale et attentive envers les étudiants slovènes venant à Poitiers ainsi que pour l’excellente réalisation des universités d’été à Ljubljana. Avec leur travail, ils ont permis une nouvelle entrée de la francophonie dans le domaine du droit en Slovénie et ouvert de nouveaux horizons aux étudiants slovènes.

28Depuis la création de la faculté, les professeurs et étudiants de la Faculté de droit de Ljubljana ont participé de manière décisive à la vie juridique en Slovénie. Ils sont à l’origine de ce qu’on pourrait appeler les résultats du droit slovène depuis la première guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Les professeurs de la Faculté ont toujours coopéré étroitement avec la pratique. Depuis la création de l’État slovène indépendant, leur contribution à la formation de la législation slovène est d’une importance particulière. Ils ont collaboré à certains des projets législatifs les plus importants de ces dernières années.

29Bien entendu, la mission principale de la Faculté de droit reste de proposer des études de droit de haut niveau. La Faculté est en premier lieu une institution pédagogique. Sa qualité se mesure à ses diplômés. Ici, le rôle du professeur est d’abord d’encourager et de diriger. Le professeur doit allumer chez l’étudiant le feu d’une curiosité critique insatiable dont le but ne doit pas être seulement un savoir pointu, mais la compréhension intégrale des processus en cours dans la société. En même temps, il doit le confronter constamment aux dimensions étiques du savoir et lui faire comprendre que le savoir sans direction étique solide peut même être plus pernicieux que l’ignorance.

30En raison de ces quatre dimensions de l’enseignement du droit, la mission de la Faculté reste la même quels que soient les changements intervenant dans la société. Les deux objectifs que sont une éducation juridique solide et la fermeté personnelle restent identiques même si la voie vers ces buts change. Comme les études universitaires reposent sur une interaction entre professeurs et étudiants, la recherche de cette voie est la tâche des deux parties de la communauté académique, c’est-à-dire du professeur et de l’étudiant. Par le passé, la Faculté l’a toujours trouvée. Il est à espérer qu’il en sera de même dans le futur.

31Mutatis mutandis nous pouvons résumer l’orientation du travail de la Faculté avec les mots de l’empereur Justinien : Travaillez donc avec une joyeuse ardeur à apprendre ces lois ; et montrez-vous tellement instruits que vous puissiez être animés de l’espérance si belle d’être capables, à la fin de vos travaux, de gouverner notre empire dans les parties qui vous seront confiées.

32Permettez-moi de clore mon discours en exprimant mes meilleurs vœux pour l’Université de Poitiers, pour tous ses membres et pour la coopération entre les juristes slovènes et français.

33Je voudrais remercier l’Université de Poitiers et sa Faculté de droit pour le titre qu’elle m’a décerné en lui donnant un petit souvenir symbolique. Il s’agit d’un détail créé par l’architecte Joze Plecnik qui, après son exposition à Paris, est bien connu aussi en France. Je voudrais que ce soit un signe de ma gratitude et de mon dévouement à l’humanisme et à l’amitié entre les peuples slovène et français.

Notes

1 Imp. pr. : Imperatoriam maiestatem non solum armis decoratam, sed etiam legibus oportet esse armatam, ut utrumque tempus et bellorum et pacis recte possit gubernari et princeps romanus victor existat non solum in hostilibus proeliis, sed etiam per legitimos tramites calumniantium iniquitates expellens, et fiat tam iuris religiosissimus quam victis hostibus triumphator.

2 Pomp. D. 1, 2, 2,13 : Post originem iuris et processum cognitum consequens est, ut de magistratuum nominibus et origine cognoscamus, quia, ut exposuimus, per eos qui iuri dicundo praesunt effectus rei accipitur : quantum est enim ius in civitate esse, nisi sint, qui iura regere possint ? post hoc dein de auctorum successione dicemus, quod constare non potest ius, nisi sit aliquis iuris peritus, per quem possit cottidie in melius produci.

Pour citer ce document

Par Janez Kranjc, «Cérémonies du bicentenaire de la recréation de l’école de droit de Poitiers et remise des insignes de docteur honoris causa au Doyen J. Kranjc», Les cahiers poitevins d'histoire du droit [En ligne], Premier cahier, mis à jour le : 13/05/2019, URL : https://cahiers-poitevins.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiers-poitevins/index.php?id=107.

Quelques mots à propos de :  Janez Kranjc

Professeur à la Faculté de droit de Ljubljana
Doyen honoraire