Cérémonies du bicentenaire de la recréation de l’école de droit de Poitiers et remise des insignes de docteur honoris causa au Doyen J. Kranjc
L’enseignement du droit en 1806

Par Philippe Remy
Publication en ligne le 13 mai 2019

Table des matières

Texte intégral

L’enseignement du droit en 1806

1Confier à un ex-professeur de droit civil le soin de traiter de l’enseignement du droit en 1806, c’est évidemment s’exposer, M. le Doyen, au reproche d’incongruité ; un historien aurait certes mieux dégagé les circonstances entourant la loi du 22 Ventôse et le décret du 4e complémentaire an XII, qui organisent les Ecoles de Droit, dont celle de Poitiers ; il aurait savamment analysé la place qu’occupent ces Ecoles dans la reconstruction napoléonienne de l’ordre civil, après la table rase révolutionnaire ; sans doute aussi un historien aurait esquissé une petite sociologie des professeurs de Poitiers et de leurs étudiants, et évoqué la vie de l’Ecole de Poitiers entourée de ses notables locaux, tels que le procès-verbal nous les montre, assis à la droite de Chabot de l’Allier, Inspecteur général des Ecoles de droit, qui préside la séance d’ouverture, le 23 juin 1806. Ce tableau historique excède évidemment de beaucoup les compétences d’un civiliste. Cherchant donc les raisons de votre choix, M. le Doyen, j’ai naturellement songé à mon ancienneté dans votre maison : j’y suis en effet entré peu de temps après son cent cinquantenaire ; ma première leçon de droit civil me fut donnée à la Toussaint 1959, dans l’amphi Hardoin, par le Doyen Savatier qui me paraissait alors fort âgé – or il avait l’âge que j’ai aujourd’hui, et avait donc connu notre Faculté aux alentours de son premier centenaire. Un siècle de notre Ecole s’enjambe ainsi en deux pas : en quatre pas, on irait donc, de mémoire vivante en mémoire vivante, à ce jour de juin 1806 où Chabot (de l’Allier), Inspecteur général des Ecoles de droit, subit pendant une bonne heure une Oratio habita ab Allard (votre prédécesseur, M. le Doyen), Romani juris professore, nec non Scholarum Directore, et une autre heure un discours de Guillemot, Professeur de la première Chaire du Droit français ; pour clore cette séance, ce vœu vibrant de Gibault, Professeur de la seconde Chaire du Droit français (mon prédécesseur) : qu’on érige dans la « principale salle de l’Ecole » une statue de Napoléon. Voici sa péroraison : « Que l’ouvrage soit en marbre, symbole de l’immortalité, qu’il réfléchisse l’éclat de la neige, image de la candeur et de l’innocence que ramènent les lois que souvent elles conservent ; que le Héros législateur y tienne à la main ce Code, le plus beau présent qu’il a fait à son Empire, et que sur le piédestal on lise : les Professeurs de l’Ecole de Poitiers ont dédié cette statue à Napoléon ; ils lui en avaient élevé une dans leurs cœurs, ils lui en eussent élevé une dans le cœur de leurs Elèves ; mais eux et leurs Elèves devoient passer, et Napoléon doit être immortel. » Je ne vous demanderai pas, M. le Doyen, où peut bien se trouver cette statue que votre prédécesseur s’était engagé à confier au « ciseau des premiers artistes » ; M. l’Inspecteur général Chabot, après avoir « applaudi au vœu de l’Ecole », avait en effet observé, comme il est dit au procès-verbal, que cette proposition « devait être renvoyée au Bureau de l’Administration pour délibérer sur les frais de ce monument et ensuite être soumise à son Excellence le Ministre de l’Intérieur » ; ce grandiose projet se sera perdu dans cette procédure ; nous n’avons donc pas, en la principale salle de notre Faculté, de statue du Héros législateur en marbre blanc – on ne louera jamais assez les vertus temporisatrices exercées par les procédures administratives. En revanche, les bustes d’Allard et de Boncenne, ces bons maîtres de la première Ecole, contemplent toujours l’amphi Hardoin, sub specie aeternitatis. Méditant ce paradoxe de la statuaire de notre Faculté, j’y ai vu un indice de la raison pour laquelle, en vérité, j’avais été élu par vous pour cette tâche ; il vous fallait, M. le Doyen, quelqu’un qui préfère le buste d’un vieux doyen à celui d’un Empereur– un vieux civiliste qui mette bien au-dessus du « Héros législateur » les maîtres qui ont enseigné son Code, enfin un réactionnaire suffisamment insolent pour dire que l’enseignement du droit, tel qu’il fut institué en 1806, était ce qu’il fallait à la France, et que le peu qui reste de ce vieux modèle dans nos Facultés d’aujourd’hui est ce qui les maintient encore debout.

2En 1806, l’enseignement du droit est réduit à rien ou quasiment rien. Les Facultés ont disparu en 1793 ; les Facultés de Droit n’étaient d’ailleurs pas en bon état à la fin de l’Ancien Régime et celle de Poitiers n’échappait point à la décadence générale ; il semble qu’elle ait cessé tout activité dès 1791. Il est vrai que la jeune République croit qu’elle n’a pas besoin de juristes : on sait que l’exaltation de la loi se combine alors, dans un curieux mélange, avec la haine des hommes de loi, radoteurs de Pandectes et chicaniers impénitents. On rêve alors d’une justice sans juges professionnels, sans avocats, sans avoués, sans formes, sans procédure. Pourquoi enseignerait-on le Droit ? L’enseignement du droit n’intéresse pas la Convention, qui préfère les Ecoles – les « grandes ». Normale supérieure, Polytechnique ; rien de nouveau sous le soleil de notre enseignement supérieur. Un « Cours de législation » a bien été prévu, en l’An III, dans les Ecoles Centrales des départements, à destination d’élèves âgés de 16 ans, en même temps que la grammaire générale, les Belles-Lettres et l’Histoire ; mais son objet, selon Lakanal, est de « populariser les grands principes de la morale républicaine » – il s’agit de « faire des Démosthènes », non pas des juristes. Tout change après Brumaire. Les réformes judiciaires de l’An VIII, la relance de la codification sur de nouvelles voies, suscitent le besoin d’un enseignement juridique plus consistant ; faute d’enseignement public, on se tourne alors vers des cours particuliers ou des institutions privées, comme à Paris l’Académie de Législation et l’Université de Jurisprudence. Les programmes y sont magnifiquement ambitieux, certains professeurs célèbres, mais pour ce que j’ai pu lire des cours qui y ont été professés, l’enseignement y est encore fait de bric et de broc, et très inégal. C’est donc après une longue parenthèse que la loi du 22 Ventôse An XII restaure les Ecoles de Droit ; on comprend l’émotion des docteurs agrégés et professeurs des anciennes Facultés, rescapés de la tourmente révolutionnaire : Allard et Guillemot à Poitiers, Toullier à Rennes, Delvincourt et Berthelot à Paris. Sous l’emphase des discours d’ouverture qui comparent Napoléon à Justinien, Lycurgue ou Solon, on sent le soulagement du retour à l’ordre, sous les figures conjointes du Code et de l’Ecole : de l’Ecole instituée pour enseigner le Code à la Nation qui vient de recevoir un corps de lois uniforme. Car le Code civil des Français et l’Ecole de Droit sont jumeaux (tous deux de Ventôse an XII, c’est-à-dire de mars 1804) et celle-ci est faite pour servir celui‑là, l’expliquer, le diffuser, en faire un outil de la pratique. L’Ecole de droit est une Ecole de Code.

3Qu’enseigne-t-on en effet dans ces Ecoles ? Le Code, d’abord, tout le Code, presque que le Code. L’article 2 de la loi du 22 Ventôse dispose qu’on enseignera :

41°) le droit civil français, dans l’ordre établi par le Code civil, les éléments du droit naturel et du droit des gens, et le droit romain dans ses rapports avec le droit français ;

52°) le droit public français et le droit civil dans ses rapports avec l’administration publique ;

63°) la législation criminelle et la procédure civile et criminelle.

7Pour remplir ce programme simple, trois ans, cinq professeurs et deux suppléants suffisent. Le décret du 4ème complémentaire An XII (21 septembre 1804) prévoit qu’un professeur de droit Romain enseignera les Institutes aux étudiants de première année ; trois professeurs de droit français feront en trois ans un cours complet de Code civil ; dans la seconde et la troisième année, on enseignera le droit public d’une part, la législation criminelle et la procédure civile et criminelle d’autre part. On observera que, dès ce décret de Septembre, l’enseignement du droit naturel s’est évaporé, comme s’est évaporé du Code le petit catéchisme jusnaturaliste du Livre Préliminaire qu’on avait projeté d’y mettre en l’an VIII. Il ne subsiste dans l’enseignement que ce que l’Instruction de 1807, élaborée par les Inspecteurs généraux des Ecoles de droit, appellera des « matières positives ». Le professeur de droit romain, après un précis historique de la jurisprudence romaine, prendra pour textes de ses leçons les Institutes de Justinien ; mais il en retranchera, dit l’Instruction, « tout ce qui n’est plus applicable à notre législation et remplacera ces matières par le rapprochement des plus belles lois répandues dans les autres livres de droit romain » ; l’examen de droit romain se fera en latin. Chaque professeur du droit français divisera son cours triennal sur le Code civil, dit la même Instruction du Directeur général de l’Instruction Publique, ainsi qu’il suit : la première année, après un précis historique des variations de notre droit français, il expliquera, d’une manière purement élémentaire, la totalité des matières de notre Code civil ; la seconde année, il expliquera les deux premiers livres du Code (les personnes, les biens) et les deux premiers Titres du Troisième Livre (les successions et les libéralités) ; la troisième année, il continuera « l’explication du Code », « à commencer du Troisième titre du Troisième Livre (c’est-à-dire les contrats) jusqu’à la fin (c’est-à-dire la prescription) ». Les mêmes professeurs de Code civil devront donner aussi un cours du droit public français dans la deuxième année et un cours de droit administratif dans la troisième, à raison d’une leçon par semaine ; « la brièveté du temps de ces cours, dit l’Instruction de 1807, avertit assez le professeur qu’il ne s’agit pas d’entrer bien avant dans la théorie de ces matières, et que son enseignement doit surtout s’appliquer aux connaissances positives et pratiques… il en sera de même des cours de législation criminelle et de procédure civile et criminelle ». L’Ecole de Droit est donc bien, d’abord, l’Ecole du Code ; mais c’est aussi une Ecole pratique. On ne veut plus, comme en l’an III, faire des « Démosthènes » : on a besoin de juges, d’avocats, d’avoués formés au maniement de textes tout neufs, uniformes pour tout l’Empire. C’est bien pourquoi le territoire de l’Empire est quadrillé d’Ecoles de droit : Paris, Strasbourg, Dijon, Grenoble, Aix, Toulouse, Poitiers, Rennes et Caen, mais aussi Bruxelles, Coblence et Turin. Les Ecoles de Droit seront les forteresses du Code dans le Grand Empire. Ce dessein est évidemment politique ; l’Empereur construit les « masses de granit » qui tiendront ensemble les morceaux de la société civile que la Révolution a pulvérisés. On a beau ne pas être bonapartiste, on reste saisi par la grandeur et la simplicité de ce dessein.

8Pour assurer cet enseignement du droit quasiment réduit au Code civil, les textes instituent un corps de professeurs et suppléants placé sous l’autorité d’un directeur nommé pour trois ans et sous la surveillance d’Inspecteurs Généraux des Ecoles de droit, dont ce Chabot de l’Allier qui préside la séance d’ouverture de l’Ecole de Poitiers. Le tableau du groupe assis à sa gauche, ce vingt-trois juin 1806, au ci-devant Hôtel de la Préfecture, dit Hôtel-Dieu, donne un bon raccourci des carrières traversées par cette génération de jurisconsultes dans ces années agitées. Ex-conventionnel, ex-membre du Conseil des Anciens, ex-tribun, promoteur du Consulat à vie puis de l’Empire héréditaire, Chabot de l’Allier est également l’auteur de savants commentaires sur les successions et de questions transitoires sur le Code civil ; il entrera bientôt à la Cour de cassation. Les professeurs qui siègent à ses côtés sont des personnages moins considérables, mais constituent un bon échantillon du corps professoral des nouvelles Ecoles de Droit. Le directeur, Louis Marguerite Aimé Allard, ex-seigneur de la Ménardière, est issu d’une vieille famille de la robe poitevine ; c’est un docteur-agrégé de l’ancienne Faculté ; il a été procureur de la commune de Poitiers en 1790, député à l’Assemblée Législative en 91, côté modéré, puis juge à Lusignan et à la Cour criminelle de la Vienne depuis Brumaire ; élu de l’arrondissement de Poitiers au Corps législatif en l’An X, il a été refusé par le Sénat conservateur ; il retrouve en 1806 une chaire d’Institutes avec un soulagement et une reconnaissance que traduit bien son Oratio d’ouverture. Louis Guillemot, Professeur de la Première chaire de droit civil, lui aussi d’une ancienne famille de robe du Poitou, lui aussi ex-docteur-agrégé et ex-professeur de Digeste sous l’Ancien Régime, n’a prêté le serment exigé des professeurs en 1791 qu’en exceptant formellement « tout ce qui ne pouvait se concilier avec les principes de la religion » ; frère de deux prêtres déportés, il a été lui-même enfermé un an à la Trinité en 93, pour n’en sortir qu’après le 9 Thermidor ; avocat à Poitiers, deux fois bâtonnier, il sera conseiller municipal de 1811 à 1830 et fera rétablir dans la ville le Vœu de Pâques ; on garde de lui un curieux écrit sur « La nécessité de rétablir les Facultés de Théologie, Droit et Médecine dans leurs anciennes prérogatives » – ce qui me paraît être, M. le Doyen, un excellent programme à soumettre à l’Université. D’un tout autre type est le second professeur de droit civil, Hiérome-Bonaventure Gibault, l’abbé Gibault, dont le portrait en habit ecclésiastique se trouve aujourd’hui en salle des professeurs : un fin visage malicieux sur le rabat du camail, l’épitoge universitaire négligemment jetée sur le dos du fauteuil. De famille plus modeste qu’Allard et Guillemot, le jeune Gibault, docteur en droit et en théologie de l’Université de Poitiers, a d’abord été un petit vicaire rousseauiste en pays Loudunais sous l’Ancien Régime ; il a prêté serment à la Constitution civile du clergé, s’est déprêtrisé en 1793, et est devenu alors professeur de Législation à l’Ecole Centrale de la Vienne, où il terminait un cours fort succinct par cette sentence finale que je recommande à mes jeunes collègues : « Il existe beaucoup d’autres règles dont je n’ai pas parlé… » ; en l’An VII et en l’An VIII, il a publié un journal du département de la Vienne au titre charmant : « Le portefeuille des Dames », où il écrit des apologues en vers légers ; bibliothécaire de la ville, il sera de toutes les sociétés savantes qui fleurissent sous la Restauration. Sa contribution à la science juridique du temps est une élégante traduction latine du Code civil (Codex Gallorum civilis, e patrio in latinum sermonem translatus), dédicacée à Cambacérès, et des Paratitles fort sommaires sur les deux premiers livres du Code civil des Français. Son œuvre la plus consistante, malheureusement inédite, est un roman probablement composé entre 1811 et 1816, « la vie de M. Joseph Projets, écrite sous les yeux de ceux qui l’ont connu », que le Doyen Carbonnier a exhumé des manuscrits de la Bibliothèque municipale et délicieusement analysé dans une communication à la Société des Antiquaires de l’Ouest, en 1956. C’est une sorte de « roman de formation », où « un honnête jeune homme d’une petite ville de la province des Pictes » traverse mille tribulations politiques et sentimentales, des premiers jours de la Révolution à la Restauration : de déception en déception, l’enthousiaste et naïf M. Projets abandonne ses utopies successives ; le jeune rousseauiste se range peu à peu du côté de l’ordre. C’est évidemment, comme l’a montré le Doyen Carbonnier, un portrait de Gibault lui-même, qui redeviendra l’abbé Gibault, chanoine de la Cathédrale, et qui se démettra de ses fonctions à la Faculté en 1830 par fidélité légitimiste. Entre 1789 et 1815, écrit Carbonnier, ce fut un itinéraire plutôt banal. Mais en 1806, l’année d’Iéna et de la Confédération du Rhin, il reste encore à Gibault du chemin à faire : Napoléon est encore le Héros législateur. Autre figure typique, celle du suppléant Pierre Boncenne, chargé de la procédure ; ex-volontaire de 1791, ex-aide de camp en Vendée du général Descloseaux (celui qui fut battu, ivre mort, aux Ponts-de-Cé en 93), converti sur le tard à l’étude du droit comme défenseur officieux devant les conseils de guerre, il deviendra conseiller de préfecture en 1815 et membre de la Chambre des députés pendant les Cent Jours. Après quoi, redevenu paisiblement « l’aigle du barreau poitevin », doyen et décoré sous la Monarchie de Juillet, il se consacrera à sa Théorie de la Procédure civile et à une savante Etude sur la canalisation du Clain. On trouverait ainsi, dans chacune des Ecoles de Droit, en 1806, ce genre d’amalgame d’anciens docteurs-régents et d’hommes nouveaux, aux allégeances diverses, tous brassés de côté et d’autre par les grands événements du temps. Ce corps professoral un peu hétéroclite sera intégré en mars 1808 dans l’Université impériale, à qui est conféré le monopole de l’enseignement dans tout l’Empire ; les Ecoles reprennent le vieux titre de « Facultés » et le directeur redevient « doyen ». Mais cette résurgence des vieilles appellations est un trompe-l’œil. L’Université impériale est une gigantesque machine à enseigner placée sous l’autorité d’un Grand Maître unique, des Facultés « pour les sciences approfondies et la collation des grades », jusqu’aux « petites écoles, où l’on apprend à lire, à écrire et les premières notions du calcul ». La hiérarchie y est quasiment militaire ; au 10e rang viennent les professeurs des facultés, entre les doyens et les proviseurs et censeurs des lycées. Les professeurs et suppléants, nommés à vie par le Grand Maître, sont recrutés par un concours public ouvert dans l’Ecole à chaque vacance de place ; les professeurs de la Faculté sont les juges du concours, sous la présidence d’un Inspecteur général. Tout est ainsi minutieusement réglé ; entre 1806 et 1815, une kyrielle de décrets impériaux, d’arrêtés du Grand Maître, d’Instructions diverses, prévoient la tenue des professeurs et suppléants, celle des candidats aux examens et actes publics, le traitement (qui comporte un « éventuel », i.e. une fraction du produit des droits d’inscription), le régime des examens, la durée de l’année scolaire (qui commence au 1er Novembre et finit au 31 Août, divisée en quatre trimestres, avec les fêtes reconnues par le Concordat), les séances d’ouverture où les professeurs renouvellent le serment d’obéissance aux constitutions de l’Empire, le régime des absences des professeurs, les règles disciplinaires, les exercices du concours pour les chaires.

9Le cours lui-même est codifié. L’Instruction de 1807 prévoit que chaque professeur doit donner par semaine au moins quatre leçons de deux heures et demie chacune. Si, vers le milieu de l’année, un professeur s’aperçoit qu’il ne pourra achever son cours faute de temps, il est de son devoir de donner, par semaine, une leçon de plus à ses élèves ; si le professeur, pour quelque cause légitime, ne peut donner sa leçon, il en avertira le directeur, qui le fera suppléer. Il remettra à cet effet son « cahier de cours » au suppléant, qui le lira. C’est qu’en effet chaque cours doit commencer par une dictée suivie d’explications et développements oraux ; le cahier de ces dictées est tenu à la disposition des Inspecteurs généraux ; le professeur est par ailleurs autorisé à « employer tous les moyens propres à aider l’intelligence de ses élèves et à s’assurer de leurs progrès, notamment des interrogations et des « répétitions ». De Balzac à Flaubert, les romanciers du XIXe siècle décriront combien les jeunes gens de l’âge romantique s’ennuient à ces cours de l’Ecole de droit ; mais qui peut soutenir sérieusement, même après les fabuleux progrès de la pédagogie post-moderne, que le Droit romain, le Droit civil et la Procédure sont des matières rigolotes ? Certainement pas les Inspecteurs généraux qui ont rédigé l’Instruction de 1807 : « les étudiants resteront découverts pendant toute la leçon, à moins que le professeur ne permette à tous de se couvrir, dans le cas où la rigueur de la saison l’exigerait » ; « tout signe d’improbation ou d’approbation leur est défendu » ; « un appariteur doit être présent pour faire exécuter les ordres du professeur », qui a la police de sa classe – et doit faire respecter « la décence, la tranquillité et le bon ordre », avec « une autorité et une sollicitude paternelles », devoir dont « chacun trouvera dans son cœur les moyens de le remplir », dit l’Instruction. Les étudiants, de leur côté, ne doivent « jamais oublier, dit l’article 15 de l’Instruction de 1807, qu’ils se destinent à être les conseils, les juges, les modèles de leurs concitoyens, et que, de ce point de vue, leur conduite est aussi intéressante que leurs études. Ils regarderont leurs professeurs comme leurs pères… ». Les Ecoles de droit sont ainsi conçues comme d’aimables casernes paternalistes ; il n’est pas besoin de préciser que ces étudiants sont exclusivement mâles, comme le sont leurs professeurs.

10Bien sûr, les Facultés de Droit n’échapperont pas aux turbulences du siècle ; il y a des professeurs qui se laissent aller à exprimer des opinions politiques au détour d’un cours de droit criminel, comme Bavoux à Paris, d’autres qui refusent le serment et sont révoqués (notamment en 1830 et en 1852) ; il y a des étudiants qui s’agitent et se bagarrent à la Comédie ou au Café ; Poitiers semble avoir eu une spécialité de duels au pistolet jusque sous le Second Empire ; il y a des doyens qui se précipitent pour faire régner l’ordre et se font huer, comme le vieux Delvincourt à Paris en 1819, et d’autres à qui leur indépendance d’esprit attire des ennuis quel que soit le régime, comme Toullier à Rennes ; sporadiquement, des Ecoles trop agitées seront fermées. Mais cette agitation est une écume sur un océan de stabilité pédagogique.

11Tout ceci en effet – programme et méthodes d’enseignement, recrutement des professeurs et organisation des Facultés, population étudiante – changera très peu jusqu’à la fin du Second Empire. Des tentatives de réforme – libéralisation de l’organisation, élargissement des programmes – auront sporadiquement lieu : au début de la Restauration, à l’initiative de Royer-Collard, entouré de la cohorte des jeunes gens de l’Ecole historique française, fascinés par Savigny et la « science allemande » ; puis sous la Monarchie de Juillet, à l’initiative de Salvandy, poussé par Laboulaye et soutenu par Guizot et Dupin. C’est d’ailleurs à cette poussée libérale de la Monarchie de Juillet que la Faculté de Poitiers doit de recevoir, parmi les premières, une chaire de Droit administratif qu’occupera Foucart, le successeur de Gibault, avec la bénédiction du Doyen Boncenne, qui a pris du galon dans la Faculté depuis sa suppléance de 1806. On oppose alors à l’enseignement « étriqué » de nos Facultés, centré sur le Code et la pratique, le modèle « scientifique » et « libéral » des Universités allemandes. Mais les Facultés françaises font de la résistance, l’Ecole de Paris en tête, avec Valette notamment – Valette, l’inflexible Républicain, qui sera élu en 1848 à l’Assemblée constituante puis à la Législative. Ledru-Rollin, au Journal du Palais, soutient l’Ecole française contre la « petite secte germaniste », qui triomphe sous la monarchie de Juillet. On sent très bien que la défense du modèle français d’enseignement du droit est alors en vérité une défense du Code et que, politiquement, cette défense est du côté républicain. Avec d’autres intentions, le Second Empire congèlera le système, qui ne connaîtra d’aggiornamento qu’à partir de 1880.

12C’est précisément à cette époque que se constitue, sous l’influence de la nouvelle Ecole « scientifique », comme elle s’appelle elle-même, le jugement généralement porté sur le modèle de 1806. Etroit, purement pratique, non scientifique, dit-on ; acceptons ces qualificatifs (qu’on pourrait discuter) ; cela ne vaut-il pas mieux qu’un enseignement éparpillé, en miettes, incapable de former des praticiens suffisamment éclairés, et qui prétend faire de l’art incertain du droit une « science sociale » ? Enseigner le Code, tout le Code, les Institutes en latin, le droit criminel, la procédure et les éléments du droit administratif à des jeunes gens sachant lire et écrire ; leur apprendre avec cela l’art du commentaire et des questions ; après trois ans, les mettre au métier sur le tas ; c’est avec ce modeste programme qu’ont été formés Duranton, Aubry et Rau, Marcadé, Demolombe, et l’obscure cohorte de ceux qui rédigèrent les splendides arrêts du 19ème siècle. Expérience faite, j’échangerais volontiers les quinze réformes que j’ai connues contre cet enseignement-là. Oui, M. le Doyen, mes chers collègues, c’est aux statues d’Allard et Boncenne qu’il faut porter des gerbes.

Pour citer ce document

Par Philippe Remy, «Cérémonies du bicentenaire de la recréation de l’école de droit de Poitiers et remise des insignes de docteur honoris causa au Doyen J. Kranjc», Les cahiers poitevins d'histoire du droit [En ligne], Premier cahier, mis à jour le : 13/05/2019, URL : https://cahiers-poitevins.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiers-poitevins/index.php?id=104.

Quelques mots à propos de :  Philippe Remy

Professeur honoraire à la Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers